L’ Enfer
Après-guerre, le cinéma occidental et son appareil critique se sont pour beaucoup constitués en réaction aux images des camps de concentration. Il en irait de même pour le manga et Hiroshima. En 45, Tezuka lançait la mécanique. Dix ans plus tard, Tatsumi ébauchait l’appareil critique. L’Enfer, donc.
Que l’on a pu gloser sur l’importance historique de Tatsumi Yoshihiro, fondateur du «manga dramatique pour adulte» qui s’est très clairement érigé, dans le courant des fifties, contre l’hégémonie d’une bande dessinée tournée vers la jeunesse et martelant sans relâche des promesses d’avenir radieux. A l’époque, beaucoup acclament le manga utopiste, placebo d’un Japon gangrené par la pauvreté, humilié par l’occupation américaine et écrasé sous les fractures sociales (notamment les plus douloureuses, occasionnées par l’installation fulgurante des modes de vie occidentaux). Mais Tatsumi, lui, ne semble guère approuver. Le Japon souffre et se dévisage dans un miroir, mais le reflet est menteur. Le reflet aurait besoin d’honnêteté, le miroir d’une morale (esthétique, pas sociale). Dès lors, il se lance dans ce que l’on est en droit de considérer comme «la première tentative de théorisation éthique» du support. Nommé gekiga, son manga s’adresse aux adultes et propose un autre regard. Car Tezuka, modèle jusqu’alors d’une bande dessinée forcément jeunesse, brille par son formalisme mais aussi son humanisme béat. Son succès se construit certes sur un éloge de la tolérance qui brasse les concepts philosophiques et les métaphores ; mais la rue japonaise, il ne la montre pas. La toute première réflexion éthique du manga, celle de Tatsumi donc, est finalement assez simple. Il s’agit de dire que le manga doit désormais regarder, et qu’il doit bien regarder. Que les choses sont graves et le monde, le vrai, est bien plus tragique que ce que les enfants robots et les lionceaux parleurs ne le laisseront jamais imaginer.
Le gekiga, dès lors, forge une nouvelle grammaire dont l’objet est de contraindre l’œil à s’arrêter. Il s’agit d’obliger, par la force du dessin, à scruter le décor détaillé, les visages émaciés, les regards fuyants. En cela, il s’oppose aussi au dogme dominant du story manga pour enfant qui travaille exclusivement à produire de la narration fluide et de la vitesse, sous influence cinématographique. Nouvelle forme, elle instruit la réhabilitation de l’image (case) sur le montage (page), de l’observation sur le défilement et, in fine, du corps sur le langage. Car si tant est qu’une histoire est plus ou moins toujours la conjugaison de personnages (donc de corps) et de ce qui existe entre eux (c’est-à-dire du langage), alors la principale conséquence politique du travail de Tatsumi est de ramener l’attention du public sur ces corps que le manga se faisait jusqu’alors un plaisir d’ensevelir sous l’action. Rien de bien nouveau puisque, depuis la seconde guerre, les critiques savent que le langage «bouge toutes les fois qu’il y a révolution politique (Eisenstein), guerre (Rossellini) ou mutation technologique (Godard). C’est-à-dire toutes les fois que les corps ont été trop malmenés ou détruits pour oser encore pavoiser sur une affiche», comme le rappelait Serge Daney dans le Libération des années 80. La rénovation formelle de Tezuka, à l’aune de cette considération, apparaît clairement comme un énième symptôme de la défaite japonaise. Et le retour moral de Tatsumi, comme une énième tentative de la fustiger.
Les nouvelles de L’Enfer se veulent donc de cruels portraits de corps brisés. Chaque histoire y est réduite à la monomanie des personnages et chacun y devient très vite «ce qu’il est», puis la caricature de ce qu’il est, puis un cadavre ou une ombre. Il n’y a plus rien d’ambigu, donc d’humain, dans les comportements et d’ailleurs, peu d’entre eux ont un nom, puisque leurs actes parlent pour eux. Un chômeur trompe la monotonie de son quotidien avec les jeux d’argent, puis sa femme avec une lycéenne, puis la lycéenne avec les jeux, une fois celle-ci suicidée. Un ouvrier incapable de communiquer sa détresse à l’aimée se console auprès d’une guenon, puis imite la bête pour exprimer ses sentiments, avant de se résigner à former avec elle un simulacre de couple. Les exemples se succèdent pour ordonner un système inextricable, une vision du monde où tous, même ceux qui jouent un double-jeu, ont finalement le même but : persévérer dans leur être. A ce titre, la première nouvelle dont le recueil tire son titre est un modèle parmi les plus cruels. Un photographe de guerre immortalise, sur le mur d’une maison délabrée, le fossile d’une embrassade entre une mère et un fils pyrogravée par le flash lumineux de la bombe H. La photo de cette touchante ombre chinoise devient le symbole de l’horreur d’Hiroshima, le photographe un dévot de la paix. Or, on apprendra bientôt que la scène est trompeuse (le mystère ne saurait être révélé ici), mais la morale, elle, s’installe et ne changera pas : il faut regarder, il faut bien regarder. L’imagination, contrairement à ce que l’on voudrait croire, n’est pas au pouvoir.
Tel est perpétuellement le projet de Tatsumi : renvoyer au monde son vrai reflet, confronter une société d’après-guerre où «le mensonge du progrès social» (incarné par l’urbanité dévorant constamment les arrière-plans) masque «l’absence réelle de progrès humain» (incarné par les corps immuables des protagonistes). En cela il fut, aussi, précurseur d’une certaine forme de pessimisme qui allait bientôt toucher d’autres formes de création nippone contemporaine : celui qui consiste à traiter l’humanité comme un vieux tas d’être butés et qui percuta, par exemple, tel un retour de flamme le fervent humaniste Kurosawa Akira vers la fin de sa vie. Avec L’Enfer de Tatsumi, se dressait pour la première fois un Japon où les robots n’étaient plus les protohumains du futur, mais les pantins du présent écrasés sous leur quotidien morne et éternel.
Super contenu ! Continuez votre bon travail!