Halmé

de

Toujours les ombres. On marche sous leur fraîcheur, nous approchant non pas du plus froid mais d’une vigueur qui nous calibre, faisant mouvement en nous, dans nos vies intérieures à tous les temps, voire hors du temps, pour faire face à ce front constant et intarissable de l’actuel. Nous agissons d’avec. D’avec nos souvenirs qui font notre histoire. D’avec ces histoires racontées qui la font tout autant.

Pour Choi Juhyun, cela se focalisera en un mot devenu quasi prénom qui fait titre. Celui pour dire grand-mère en coréen, celui pour dire cette femme qui a traversée l’Histoire de la Corée,[1] et lui a raconté des histoires dont la nature fictionnelle ou réelle se perd dans le simple fait qu’elles ont toutes été dites de mémoire.[2] Aujourd’hui, actuellement, Halmé fait désormais partie de celle-ci, de cette mémoire qui appartient à l’auteure adulte, qui l’identifie et qu’elle partage dans un livre.

Halmé n’est pas une biographie, mais un livre qui s’interroge sur la nature du souvenir. Toute histoire que l’on raconte, si elle n’est pas lue, si elle n’est pas récitée, est forcément la sienne. Elle a été vécue soit en l’imaginant, soit en la vivant, voire en mélangeant l’un et l’autre. Halmé racontait à sa petite fille des histoires comme elle les avait vécues, et celle-ci sait maintenant que sa grand-mère se racontait de cette manière, comme aujourd’hui elle-même se raconte en ce livre. Cet album est donc naturellement autobiographique.

Comme il s’agit d’une bande dessinée, il n’y a pas que les mots pour dire, il y a aussi l’image. Un changement de statut du discours, alors moins à la mémoire en soi et plus dans l’apparence. Choi Juhyun a l’intelligence de relever ce qui aurait pu être une impasse, une contradiction, en s’en servant pour révéler la double nature confondue des souvenirs, en leur donnant une présence plastique distincte qu’elle peut ensuite confondre.
Halmé racontait des histoires traditionnelles comme celles du théâtre d’ombre coréen. L’auteure utilise justement cet aspect, cette tradition, en fait un vocabulaire plastique qui ouvre le livre, qui n’est pas du dessin, et qui doucement glissera en disant le petit théâtre d’ombres intérieur qu’est la mémoire, puis le statut d’ombre en soi-même qu’est le souvenir d’une personne disparue. Ainsi, l’histoire d’Halmé — celle dans l’Histoire et ses guerres — peut aussi se conter à la manière de ces théâtres d’ombres traditionnels, et les contes qu’elle racontait peuvent aussi être dessinés, portraiturés comme la réalité. Par l’image, le réel et le fictionnel existent/ont existés et se confondent dans une mémoire devenue graphique, devenue livre, délinéant celle de son auteure.

Halmé n’est plus là, mais est vivante en ceux qui l’ont connue, elle fait partie d’eux même dans un au-delà qu’en Occident l’on aime à projeter loin, en haut, mais qui est plus certainement en chacun de nous. En cela, le rituel pour honorer un disparu en Corée, voire en Asie, favorise-t-il plus le souvenir, «une présence à l’esprit», une vie, plutôt que l’anniversaire d’une disparition, d’une fin. La cérémonie décrite dans ce livre, ses offrandes, tout cela montre l’attente de la grand-mère, comme on attend une voyageuse, à cette nuance près qu’elle voyage depuis en tous ceux qui l’ont connue.
Ces voyages n’en forment qu’un, ils se partagent, c’est une fête alors, la preuve qu’il s’agit d’un autre voyage, avec un autre début. Une métamorphose donc plutôt qu’une fin, un devenir fleur comme le conte qui inaugure le livre, mais aussi un devenir conte, livre, en nous, dans le souvenir d’une lecture, comme autant de graines qui prêteront vie(s) à Halmé dans d’autres mémoires fécondes.

Notes

  1. Elle naquit en 1911.
  2. A une auteure alors enfant qui plus est, i.e. alors être sans mémoire, ou être s’en fabriquant une plus avidement, plus vitalement peut-être, qu’à d’autres âges.
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Chroniqué par en décembre 2009