Heartful Company

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La Heartful Company pollue, exploite les plus pauvres et vend des armes pour le plus grand bonheur de son patron aussi intraitable qu’auto-satisfait. Mais ce roi cynique au milieu d’une cours de cadres chez qui un vice ou une névrose font une incomparable qualité, apprend qu’il a un cancer et décide de changer complètement, d’essayer de faire le bien de l’humanité plutôt que de contribuer à sa destruction.

Cette mince trame narrative est le motif de départ de ce qui se révèle peut-être moins un manga qu’une musique (ou un clip musical) à la rythmique lancinante, au pulsionnel libérateur le temps d’une danse idéale. Une légèreté face à la gravité où l’outrance est la règle, voire la seule absoluité. Un Grand-Guignol postmoderne tout à la limite de ce qu’il sait, dit et comment il le dit. Un regard sans illusion et ne cherchant pas à s’en créer, mais bien à être ce rire du bouffon d’un roi despote, triomphant partout par son idéologie mercantile globale et auto-destructrice.

L’analogie de Heartful Company avec une musique répétitive ne tient pas seulement au fait que Pierre Taki soit le cofondateur du groupe techno Denki Groove. Man Gatarô, dans sa pratique de dessinateur, renvoie lui aussi à cet aspect. Il expérimente ce que l’on pourrait appeler l’échantillonnage, en grossissant, diminuant ou inversant planches, cases ou détails de ses dessins. Une forme d’itération par montage pratiquée avec une grande intelligence et une certaine virtuosité, amplifiant et surdynamisant  l’outrancier, le grotesque et l’absurdité d’un monde désigné en impasse.

Fable millénariste[1], Heartful Company est une bande dessinée typiquement underground, car pratiquant non pas les chemins souterrains d’une société trouvant ses limites dans des techniques qui devaient idéalement permettre de les dépasser, mais bien dans ceux d’un inconscient travaillé par un pulsionnel qu’outrerait et  étoufferait à la fois, un capitalisme libéré, au corollaire publicitaire propagandiste immoral.
Le dessin est racinaire, aux sources telluriques de l’instinctif comme l’enfance. Il s’accorde et pervertit un média qui a été longtemps uniquement associé à cette dernière pour mieux éclater les apparences.

Derrière le rose et le multicolore clinquant de couverture, le message est d’un humour noir total. Ici on ne recycle que la merde et le crime. L’idée du bien industrialisée devient une autre forme de guerre, un autre but en soi, tout aussi absurde, touchant cette fois moins aux hommes eux-mêmes (politisés), qu’à leur humanité profonde. Le dirigeant malade veut se racheter pour devenir durable[2], mais sans renouveler méthodes et manière de penser, il cultive à une autre échelle la même inconséquence désastreuse. Ici le rire ne serait le propre de l’homme, que dans la mesure ou il l’éloignerait de la souillure.

Notes

  1. Première prépublication en 2000 dans le magazine Comic Bound dans les n°1 à 5. Version inachevée, remaniée et complétée pour l’édition actuelle.
  2. Son cancer se nourrirait de sa soudaine culpabilité de marchand d’armes. Devenir bon le guérirait.
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Chroniqué par en novembre 2013