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In the Studio, visits with contemporary cartoonists

de

Neuf artistes du neuvième art, il n’y a peut-être pas que de ce côté-ci de l’Atlantique que l’on soit sensible au fameux chiffre.
Todd Hignite, déjà créateur de la belle et excellente revue Comic Art Magazine, a eu la bonne idée de visiter en leurs lieux de création les auteurs de bande dessinée dans la contemporanéité de leur art. Charles Burns, Chris Ware, Art Spiegelman, Jaime Hernandez, Gary Panter, Robert Crumb, Seth, Ivan Brunetti, et Daniel Clowes sont les bien-choisis et les interrogés.

Le bonheur de ce merveilleux livre est qu’il ne s’agit pas d’interviews — d’entretiens au sens classique — mais bien plutôt de conversations ayant pour support une image, une trace, un souvenir, un objet, une trouvaille, une manière, un œil appartenant aux auteurs.[1] Les questions de Todd Hignite ne sont pas écrites, elles sont en images dans les questionnements que ce qu’elles représentent procure.
Il y a conversation, car un atelier est aussi «une bibliothèque, un lieu d’archive et un musée»,[2] et c’est dans et de cette conservation qu’ont lieu les conversations, faisant surgir le discours d’auteur à partir d’objets semblant parfois des plus improbables.

Si l’atelier est bien un lieu de création, Hignite ne montre pas les moyens physiques de sa réalisation (de la marque des crayons ou de la plume, à celle de l’ordinateur et des logiciels) mais s’attarde sur ses étapes (brouillon, croquis, planches en cours de réalisation) et sur les traces de son histoire, d’une genèse culturelle (même lointaine) au parcours intellectuel de son auteur. Chose d’autant plus évidente ici, qu’un «cartooniste» est du livre encore et avant tout, ce qui, entre autres conséquences, fait qu’il possède une bibliothèque constituée au fil du temps, remontant souvent à l’enfance. C’est cela, c’est cette photographie d’une vie en un lieu (d’une période dans un espace), qu’a recherché Todd Hignite en choisissant des auteurs s’avouant volontiers et particulièrement collectionneurs.

Les ateliers, les bibliothèques ou autres, ne sont jamais montrés. Seul des détails en sont extraits pour être mis dans ce livre, comme un catalogue d’exposition (de soi, d’eux-mêmes) dont les commentaires sont de l’auteur auxquels ils appartiennent.
Hors champ, nous en déduisons un parcours dans un lieu généralement de solitaire (peut-être une sérigraphie sur un mur, une étrange boîte de billes au bord d’une étagère, un 33t des années 60 sur une table, un magazine jauni déposé là, etc.) mais aussi dans une vie parlant à d’autres par ses créations, avec ses particularités de caractère, son idiosyncrasie et ses rencontres, filiations de cœur et d’esprit.

Le lecteur est invité plutôt que visiteur, propulsé dans un lieu propice, entre musée imaginaire (quelque peu concret par la force matérielle des objets collectionnés) et album de famille discret, où l’auteur se révèle quelque peu, dans ses mécanismes de créateur, en étant historien, amateur, collectionneur, adulte face à son enfance, curieux d’un peu de tout, voyageur de corps et d’esprit, etc.
Le lecteur lui-même s’y retrouve, se souvient, se dit avoir eu, lu, vu ceci ou cela, avoir lui aussi connu, oublié, et été effrayé par (ou dans) les circonstances qu’induisent l’objet et ce, quel que soit son âge, puisque Todd Hignite montre trois générations d’auteurs offrant à eux tous un champ de création de plus d’une quarantaine d’années.

Voyage dans un lieu, diaporama d’une vie, cabinet de curiosité d’artiste, ce livre tient un peu de tout cela, vous l’aurez compris, tout en procurant à la manière d’une bande dessinée, dans ce qu’elle confronte texte et image, un réseau de sens vertigineux semblant infini.
Todd Hignite offre avec intelligence un plaisir de lecture rare par un inventaire parcellaire, disparate, insolite, témoignant à merveille d’un art aux frontières d’ambitions artistiques légitimes et de raisons économico-industrielles qui l’ont promu et l’ont lié aux notions de divertissement et de produits dérivés.[3] Jouets, disques, planches de décalcomanie, posters, fanzines, figurines, emballages, badges, photos, cartes postales, peintures, trading cards, etc. — c’est la culture populaire dans sa diversité foisonnante, tout support, permettant d’aller au cœur de cet étrange système symbolique qui est le noyau dur de ces auteurs et qui se devine, se dessine, dans leurs neuf destins et passions ici mise en parallèle par la force des choses (dites et commentées).

Ajoutons que ces objets viennent tous, au propre et au figuré, du lointain et de l’ancien (l’espace et le temps). Ils sont de l’ordre de la trace,[4] souvent jaunis et usés,[5] voués à l’éphémère, repêchés, montrés par des auteurs formalisant de cette manière autrement leur appartenance, revendiquant la pérennité de leur art mais aussi leur implication dans une société et une culture de la consommation en étant des artistes du multiple.[6]
Les comics portant en leur nom-même les limites qu’on leur astreignait, il a fallu de l’aventure et du super-héroisme pour aller vers d’autres genres, puis il a fallu que cette multiplicité devienne une culture et un langage pour que les mots «auteur» et «artiste» adviennent enfin.
Ce livre est révélateur de ce changement gagnant désormais chaque jour en profondeur et en évidence, où le «cartooniste» a une dimension artistique, une autonomie d’auteur (en tant que réalisateur et en tant qu’intellectuel), passant du «workshop» initial[7] au «studio» généralement attribué à l’artiste dit, aujourd’hui, contemporain et plus généralement dédié aux musées. Une possibilité d’ouverture et d’affirmation, se dégageant d’un genre et d’un public de fans pour une audience plus hétérogène, plus large espérons-le, que certains historiens cristallisent autour de la notion de «graphic novel».
Un ouvrage remarquable donc, semblant inépuisable par sa richesse documentaire et le multiplicité de lectures qu’il inspire, offrant un point de vue sur l’importance croissante de certains «cartoonists», mais aussi une excellente approche sur quasiment un demi-siècle de culture populaire nord-américaine.

Notes

  1. Chaque auteur fait l’objet d’un court texte de présentation par Todd Hignite, et ensuite la conversation se fait autour d’une quarantaine de photographies en moyenne.
  2. Introduction de Todd Hignite, page 3.
  3. Cette volonté n’est pas propre à Hignite, qui tout en apportant sa rigueur d’historien et de commissaire d’exposition, suit une démarche semblant, à ma connaissance, principalement américaine, initiée, du moins dans son aspect le plus visible et pour ce qui est des comics, par des démarches comme celle de Chip Kidd (cf. The Art of Charles M. Schulz par exemple) qui montrent une sensibilité où l’histoire de l’art et de la littérature se confondent avec une histoire culturelle plus générale où arts populaires et vernaculaires sont tout aussi, sinon plus, primordiaux.
  4. Que la nature photographique des images renforce. Le studium et punctum définis par Barthes sont eux aussi là et d’autant plus présents que, nous l’avons dit, ces «ateliers» tiennent aussi de l’album de famille.
  5. Aspect qui peut intéresser aussi pour des raisons esthétiques et de rendu des couleurs comme en témoigne Daniel Clowes par exemple, page 182.
  6. De là aussi, peut-être, une quête de l’unique, de l’objet seul rescapé, sauvé ; à la création d’objet unique participant à la genèse d’une œuvre (les maquette d’immeubles de Seth ou les dioramas de Chris Ware par exemple) ou bien de celle de l’auteur même (le carnet de croquis, le scrapbooking (dont certains sont un héritage familial, cf. Charles Burns page 107), les collages, les albums uniques «fait à la mains» (handmade), etc.
  7. Voir le dossier «Shop system» in The Comics Journal, n°249, Décembre 2002, pages 62 à 81.
Site officiel de Todd Hignite
Chroniqué par en décembre 2006