Extrait de "Jack Kirby walked through broken porticoes"
Jack Kirby walked through broken porticoes
Le rapprochement entre L.L. de Mars et Jack Kirby a de quoi surprendre, tant les univers développés par les deux dessinateurs sont dissemblables. Jack Kirby est considéré comme l’un des plus grands dessinateurs américains. Imaginant et dessinant de nombreux super-héros, il a révolutionné l’imagerie des comics mainstream en proposant des mises en scènes et cadrages efficaces, alliés à des compositions énergiques. Son impressionnante production a été maintes fois célébrée à travers des rééditions, des biographies ou autres études théoriques[1], ou encore de nombreuses expositions (notamment au Fumetto en 2010 et à Angoulême en 2015).
De son coté, L.L. de Mars est un fleuron de l’édition alternative française. Lui aussi des plus productifs, il ne cesse de réinventer le dialogue qui se joue entre le dessin, l’image et le texte, distordant la sémantique de la bande dessinée pour éprouver leurs propriétés graphiques. Depuis de nombreuses années, il anime le blog Le terrier, une véritable caverne d’Ali Baba pour la recherche graphique et narrative, ainsi que depuis peu la revue Pré Carré. Le travail de Jack Kirby n’apparaît donc pas être de première importance pour cet auteur nourri pour et part la bande dessinée alternative. Pourtant, la production de l’américain l’intrigue suffisamment pour que L.L. de Mars décide de s’y confronter et, l’espace de 28 planches, sonder cette œuvre graphique sans précédent en se la réappropriant.
L’auteur français reprend ainsi de nombreux paradigmes visuels qui font l’empreinte du style de Kirby et les déforme, les tord et les répète dans des compositions libres. Les constitutifs de la bande dessinée comme la case, la bulle et autres marques propres aux super-héros (Captain America est de loin la plus récurrente des créations de l’américain dans ce livre) deviennent des motifs à épuiser.
Utilisant des techniques différentes, coupant, collant, scotchant, éclaboussant de peinture ou recouvrant de blanc correcteur, sur du papier jauni, à fort grain ou millimétré, jouant des différentes matières et de la trame mécanique, L.L. de Mars se livre à un travail de plasticien. L’unité narrative de la planche n’est plus de mise et la lisibilité des images est souvent mise à mal. L’auteur dessine sur ses propres dessins qui n’obéissent à aucune logique autre que l’harmonie graphique. Les volutes d’encre s’interrompent pour reprendre un peu plus loin dans la page et les couleurs esquisses des formes qui n’apparaissent qu’au loin, fugitives et insaisissables.
L.L. de Mars étudie le travail de Kirby par le dessin ; il essaie d’atteindre ce qui fait son essence en s’approchant au plus près de son geste et, ce faisant, étudie le style de l’américain par le truchement de son propre style.
La dernière planche est des plus amusantes. Nous retrouvons alors une construction narrative dans laquelle Captain America se réveille dans son lit, visiblement après une soirée trop arrosée. Le trait de L.L. de Mars se fait bien plus discipliné, se circonscrit au gaufrier qui régit la page. Ce rétablissement graphique offre une rédemption au Captain, comme si les pages que nous avons précédemment parcourues n’étaient qu’un terrible cauchemar que l’ingestion d’alcool aurait provoqué. Il s’inspecte dans un miroir et se brosse les dents pour se débarrasser de cette mauvaise haleine qui lui colle à la bouche. Et si toutes ces pages n’étaient qu’un mauvais rêve ? Cette confrontation du super-héros avec ses trois reflets dans le miroir (il se tient devant une glace divisée en trois) est frappante. Outre l’incongruité de dessiner le super-héros dans une situation banale du quotidien (premier décalage venant de la page elle-même), il introduit un moment de réflexion, pour ne pas dire de recueillement, qui invite à partager ce temps (nous pensons souvent à autre chose quand nous nous lavons les dents) et méditer sur les pages que nous venons de parcourir (second décalage relatif au livre) et l’expérience que nous venons de vivre.
Les planches de Jack Kirby walked through broken porticoes ont précédemment été publiées sur internet fin 2012 (sur un blog du même nom). Elles paraissaient alors tous les deux jours et étaient indépendantes les unes des autres. Aucune lecture n’étant engagée, l’aspect sériel de ces planches, qui était renforcé par la notion de temps (date des post), était alors évident. Cette publication sur papier introduit une nouvelle idée, celle de lecture des planches. Proposées dans un format imposant (30x40cm), elles sont imprimées en recto/verso et sont détachées les unes des autres. Cet objet se situe donc entre le livre et le portfolio.
Le lecteur a désormais le choix entre la lecture des pages suivant l’ordre proposé et la contemplation d’une planche détachée des autres ; il décide de tenir entre ses mains les feuilles d’un récit non reliées ou des impressions d’expérimentations graphiques destinées à être accrochées : considérer la planche comme une page ou un tableau. La richesse de cette œuvre réside justement dans le fait de ne pas avoir de solution plus pertinente l’une de l’autre, les deux étant tout à fait opérantes.
La lecture des pages est conduite par l’ordre des planches. Pour cette édition, l’auteur et l’éditeur ont respecté la hiérarchisation dictée par les numéros attribués aux images sur le blog, avec une légère variation, l’image numérotée 25 sur le blog se retrouvant à la 6e place du livre. Ce cheminement des images avait été dûment pensé, L.L. de Mars les ayant postées dans l’ordre décroissant pour que leur ordre, présenté à rebours selon l’avancée du temps imposée par le blog, redevienne croissant une fois la dernière image postée. Il était ainsi important que, dans le défilement vertical, les planches s’enchaînent selon une progression précise.
Mais les combinaisons de lectures possibles peuvent aussi être multipliées : finalement, comme les pages ne sont pas reliées entre elles, chaque lecteur peut à loisir recomposer physiquement son rythme de lecture et privilégier des articulations entre les planches qui lui sont propres. Par ailleurs, la contemplation des planches s’impose d’elle-même devant leur richesse. (Lors de mon premier parcours de cette publication, alors que j’avais opté pour la lecture des pages, je dois bien avouer ne pas avoir réussi à me discipliner assez pour ne pas tomber en extase devant certaines impressions pendant de longues minutes, tout en hésitant à en encadrer quelques-unes pour les avoir tous les jours devant mes yeux.)
Dans Abstraction (1941-1968) de Jochen Gerner, le changement du dispositif de présentation modifiait radicalement la réception de l’œuvre : alors que les planches avaient tout d’abord été exposées toutes ensembles dans un même cadre, au sein d’un espace d’art contemporain, la question de leur lecture n’était devenue centrale qu’à partir de leur publication en livre. Ici, le choix est laissé au lecteur : à lui de décider de la manière d’aborder ce livre, de se confronter à cette idée de la multiplicité d’entrées d’une œuvre et de l’importance de son engagement.
Super contenu ! Continuez votre bon travail!