Je suis mon rêve

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Il existe des livres dont vous n’avez jamais entendu parler mais qui vous frappent l’œil. Dans un contexte de surproduction, ces découvertes sont peu nombreuses, la facilité poussant à se tourner vers les auteurs que l’on connait déjà. Avec sa couverture magnifique, Je suis mon rêve est de ces livres discrets qui ont su attirer mon regard, et m’ont alors permis de me laisser tenter par la découverte d’auteurs qui m’étaient inconnus[1].

Dans ces rares moments on craint presque d’ouvrir le livre, de peur d’être déçu. Ici, il n’y a rien à craindre, le travail plastique tient ses promesses, en restant majestueux tout au long de l’ouvrage. La technique surprend dans son utilisation de la matière, mêlant un dessin charbonneux, des rehaussements de peinture blanche, quelques intégrations de photos et une couleur orange spectrale. Ici, chaque trait se fait porteur de sens, alors que les cases donnent toujours lieu à une lecture sur plusieurs plans. Le dessin s’y dédouble à l’envie, accompagnant habilement un scénario complexe jouant sans cesse entre passé et présent, réalité et fiction, rêve et éveil.

 

Je suis mon rêve nous parle d’Eric Hafner, commandant de la Luftwaffe, dont l’avion est abattu un jour de 1942. Entre la vie et la mort, il est extirpé de sa carcasse par Solaya, une étrange tsigane kazakhe qui le soigne et le fait replonger dans son enfance, déchirée entre un père frustré qui s’épanouira en s’engageant dans l’armée de l’air et une mère artiste que l’amour des « dégénérés » amènera à la mort. Face à Solaya, Eric réapprend à vivre, à bouger, et se confronte à ses démons. Jamais pourtant, malgré ses visions des camps d’extermination ou son admiration évidente pour le projet stalinien, il ne remettra en cause son engagement. Et c’est assuré d’avoir une mission à accomplir, même s’il en ignore les termes, qu’il repartira vers les lignes allemande pour accompagner la chute du Reich tandis que Solaya sera déportée vers le Goulag avec les siens.

Malgré son parti-pris évident, le scénario ne cherche jamais à établir une morale, et décrit comme cela a rarement été fait la force d’une idéologie quand elle a été inculquée et attisée jusqu’à devenir l’unique vérité. Cette approche audacieuse servie par l’écriture subtile de Cava prouvent qu’il est encore possible de raconter quelque chose de nouveau sur les sentiers rebattus de la seconde guerre mondiale. Il faut par ailleurs saluer le travail des Impressions nouvelles qui offrent une reproduction particulièrement soignée, rendant toute la finesse du travail d’Auladell, et font précéder l’oeuvre d’un texte de Viviane Alary qui éclaire intelligemment le propos.

 

Passé relativement inaperçu pour l’instant, ce récit étonnant mérite d’être lu avec attention : réellement profond – malgré quelques passages un peu trop soulignés sur la philosophie de Schopenhauer – et esthétiquement puissant, c’est une introduction enthousiasmante à la bande dessinée espagnole contemporaine, qui prouve ici sa richesse.

Notes

  1. Les deux auteurs ont pourtant publié plusieurs ouvrages en France. Pablo Auladell a notamment signé La Tour blanche (éditions de l’An 2, 2010)  tandis que Felipe H. Cava a scénarisé une douzaine d’album dont les séries Les Mémoires d’Amoros (avec Federico Del Barrio, Amok/FRMK, 3 volumes) et Les Racines du chaos (avec Bartolomé Segui, Dargaud, 2 volumes).
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Chroniqué par en mai 2012