Jimjilbang

de

« Le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d’eux voit, que chacun d’eux est. » écrit Marcel Proust dans La Prisonnière. Contrairement à une interprétation fréquente de cet extrait, ce n’est pas le déplacement physique que l’écrivain célèbre ici, mais bien le déplacement mental, c’est-à-dire la capacité d’accéder, par le biais de l’art, à la part de ressenti intime d’un individu ; cette portion de vécu ineffable que la seule conversation, limitée par un consensus nécessaire donc indépassable, rend impossible à transmettre.

En ce sens, c’est à un double voyage que nous invite Jérôme Dubois dans Jimjilbang. Le paratexte nous apprend en effet que c’est au retour d’un voyage d’études en Corée du Sud que l’auteur, diplômé des Arts déco de Strasbourg, entreprend cette œuvre pour « se purger d’un malaise profond ». La réalité de cette assertion est sans importance : il s’agit simplement pour Dubois de poser le cadre de son histoire en évitant l’usage de récitatifs dans le corps de sa bande dessinée. La présence d’un narrateur omniscient ou d’un cartouche « C’est dans le cadre d’un voyage d’études que j’étais parti » aurait dénoté une distanciation et, en laissant ainsi la contextualisation à son éditeur, il manifeste le caractère fondamental de la subjectivité dans son travail.

Cette subjectivité assumée, c’est ce qui permet au lecteur de vraiment « voir l’univers avec les yeux » de l’auteur et, en l’occurrence, de découvrir un pays étranger à travers un étrange regard (et vice-versa). Car ce regard est singulier à deux égards : primo parce que, à la différence d’autres bandes dessinées de voyage, le protagoniste y fait preuve d’une fermeture d’esprit déconcertante et d’une négativité exacerbée ; secundo parce que la représentation radicalement expressionniste du pays étranger déroge largement aux codes habituels du genre. Disons-le tout net : Jérôme Dubois se moque de la réalité objective de Séoul, et la première de couverture, avec ces bus de toutes tailles et de toutes formes roulant au sol et au plafond, fait figure d’avertissement. Au détour d’une séquence de visite de la capitale intitulée « Tour », l’auteur s’en moque même littéralement. Alors qu’au second plan un site touristique est représenté, au premier plan, la main du protagoniste tient un guide ouvert à la page où le site en question apparaît, strictement identique, mais agrémenté d’une légende railleuse. C’est donc en ces flammes de banalité et de vacuité que Dubois jette l’intention d’objectivité dans son entreprise.

À cet égard, l’expressionnisme, « vision émotionnelle et subjective du monde » (selon les termes du Larousse), apparaît tout à fait pertinent. Son usage n’est pas constant, mais ponctuel : régulièrement, le lecteur est confronté à des cases où le ressenti du protagoniste prend distinctement le pas sur le souci de réalisme. Ces passages, plus ou moins courts, sont invariablement « muets », soulignant en cela le caractère intérieur de cette perception. D’ailleurs, lorsqu’il cherche à l’extérioriser, le protagoniste ne parvient pas à exprimer ce qu’il éprouve. Il conclut ainsi le « Tour » par une énumération d’adjectifs dépréciatifs (« factice », « prétentieux », « touristique », « usant », prévisible », « banal », « inutile », « interminable »…) qui s’accordent davantage à sa propre réaction qu’aux images qu’il nous rapporte. Cette tension entre mots et dessins marque la difficulté du protagoniste à appréhender ce nouveau pays… et éclaire le malaise qui plane.

Jérôme Dubois traduit ce sentiment par un jeu de trames qui participe à une ambiance étouffante, dans laquelle le personnage semble souvent à l’étroit, écrasé et encadré par tout un lassis de traits. Toutefois, le maillage de lignes verticales, horizontales et diagonales s’estompe au fur et à mesure que le protagoniste s’habitue à son nouvel environnement, laissant place à des lignes discontinues et des contrastes noir/blanc beaucoup plus tranchés que dans les deux premier tiers de l’ouvrage, traduisant ainsi l’ouverture progressive du jeune homme à la Corée.

Un pas vers l’autre que Jérôme Dubois retranscrit dans son récit en filant une analogie au rapprochement des corps physiques, comme si l’essence du pays se confondait avec sa substantialité : observation à distance lors de l’atterrissage et du « Tour », rapprochée lors de l’exploration des ruelles des marchés (où l’incarnation est figurée stricto sensu, puisqu’au détour d’une allée jalonnée par des morceaux de viande, les « entrailles » de la ville se donnent à voir sous forme de chair), contact physique avec la tête de cochon proposée dans un « boui-boui », etc. Cette rencontre entre le corps du protagoniste et le corps « étranger » est d’ailleurs mise en scène dans le chapitre « Jimjilbang » — à la fois charnière et clé du livre — où notre personnage se retrouve au sens propre dans le même bain que les habitants (le jimjilbang étant une sorte de spa coréen). Malheureusement, lorsque survient cette rencontre longuement appréhendée, il est déjà trop tard et Dubois ne laisse que peu d’espoirs quant à son issue malheureuse dans la dernière case de ce chapitre : « Je commence à aimer ça » s’aperçoit le protagoniste, face à trois Coréens qui, déjà, s’éloignent de lui.

Ainsi, plutôt qu’une histoire de voyage, Jérôme Dubois fait de Jimjilbang le récit d’une rencontre ratée ; celle de deux corps qui se croisent, longtemps se frôlent, trop tard se touchent. L’histoire n’est pas dite comme elle devrait, car elle n’a pas eut lieu comme elle aurait dû. Et c’est cette subtilité et la virtuosité dont fait preuve Jérôme Dubois dans son énonciation qui fait de Jimjilbang une petite « sonate de Vinteuil ».

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Chroniqué par en février 2016