
Tes yeux ont vu
Ce n’est que le deuxième, et on a pourtant déjà envie d’écrire que les livres de Jérôme Dubois sont toujours mystérieux. Omniprésents, les non-dits laissent sur le bas-côté les lecteurs biberonnés à la complétude ; ceux qui ne prennent pas le temps de faire parler les silences, et d’investir dans les blancs autant de sens que dans les interstices qui séparent deux cases. Cette fois, pourtant, l’auteur a glissé une clé de lecture sous le paillasson.
En effet, l’extrait du Sefer Tehillim (le Livre des Psaumes hébraïque), qui donne son titre à l’ouvrage, annonce aussi son dess(e)in. « Les ténèbres mêmes ne sont pas obscures pour toi, la nuit est lumineuse comme le jour, l’obscurité est clarté. Car c’est toi qui as façonné mes reins, tu m’as pétri dans le sein de ma mère. […] Tes yeux ont vu, quand j’étais une masse informe, et sur ton livre se trouvaient inscrits tous les jours qui m’étaient réservés, avant qu’un seul fût éclos. »
Le psaume central (139.13)[1] contient tout d’abord la base du récit : la création ex nihilo d’Emet par le Professeur Loew. Le livre s’ouvre ainsi dans une pénombre qui ne cède sa place à la lumière que pour révéler Emet — introduisant le lecteur à ce premier personnage comme celui-ci est introduit au monde.
Les noms des deux protagonistes sont une référence directe à une légende du XVIe siècle, séminale pour la mythologie du Golem : la création, par le rabbin Loew, d’un humanoïde en argile pour défendre la communauté des pogroms de Prague. Pour lui insuffler la vie, le rabbin lui aurait inscrit sur le front l’un des noms de Dieu : « Emet » (« vérité » en hébreu). Tout comme l’homme est la créature de Dieu, façonnée à partir d’une masse d’argile (« golem » en hébreu), Emet est donc celle du Professeur Loew.
Le personnage d’Emet correspond d’ailleurs précisément au sens que la Mishna[2] donne au mot « golem » : un enfant ou une personne qui n’a pas achevé son éducation ou sa formation. Au cours du livre, Emet découvre en effet peu à peu sa propre personne, le monde qui l’entoure, puis les limites spatiales de son monde et celles, temporelles, de sa propre existence. Les incessantes questions à sa créatrice se heurtent à beaucoup d’évitements et de réponses énigmatiques qui renforce la posture démiurgique du Professeur Loew.
Cette dualité créature/créateur apparaît comme le pendant narratif de la dichotomie qui caractérise aussi ce livre sur les plans philosophique et formel.
L’opposition du rouge et du bleu, constitutive au dessin, n’est pas sans rappeler le psaume 139.12, lui aussi construit sur des antithèses : « Les ténèbres mêmes ne sont pas obscures pour toi, la nuit est lumineuse comme le jour, l’obscurité est clarté. » En rouge, les ténèbres d’Emet, né dans la nuit et dissimulé dans les profondeurs du sous-sol ; en bleu la lumière du Professeur Loew, qui en donnant vie par la science, a fait surgir la clarté dans l’obscurité. Cette dualité de principe est renforcée par la colorisation d’éléments significatifs dans l’une ou l’autre couleur, qui permet à Jérôme Dubois de déployer une sorte de « champ chromatique » (par analogie au champ lexical). La maison et ses étages supérieurs sont colorés en bleu, tandis que le sous-sol est en rouge ; l’extérieur est surtout en bleu, et les espaces cloisonnés et leurs cloisons (portes et murs) surtout en rouge. Ainsi, alors que la colorisation associe le Professeur Loew aux hauteurs et à la liberté, elle semble insinuer qu’Emet ne pourra échapper à la terre — celle dont il est issu (selon le mythe du golem) et celle où il retournera une fois sa vie achevée.
Ce choix n’est d’ailleurs pas sans évoquer les observations de Kandinsky dans son essai Du spirituel dans l’art : « Le bleu est la couleur typiquement céleste qui évoque un calme profond. […] Le rouge est une couleur chaude très vivante, vive et agitée, il possède une force immense, il est un mouvement en soi. » Du point de vue d’Emet, le Professeur Loew a en effet tout d’une divinité : c’est une entité mystérieuse qui lui a précédé, qui lui a donné vie, qui lui survivra, et autour de laquelle tourne son intense et courte existence.
Par extension, ces couleurs permettent aussi à l’auteur de suggérer ponctuellement le non-dit : l’appropriation progressive de son environnement par Emet (la première parcelle d’herbe sur laquelle il pose ses yeux, la bibliothèque où il découvre la science, le monde extérieur lorsque le Professeur l’y amène pour la première fois), ou encore l’absence envahissante d’Emet lorsque celui s’échappe (donnant lieu à une planche entièrement rouge malgré la seule présence du Professeur). À cet égard, la dernière case sert de révélateur (dans les deux sens du terme), puisque les photographies d’Emet éparpillées sur le bureau de Loew (en rouge sur bleu) sont une métaphore évidente de l’empreinte qu’a eu la création sur son créateur[3].
Cette dernière image nous renvoie bien sûr au psaume 139.16 : « Tes yeux ont vu, quand j’étais une masse informe, et sur ton livre se trouvaient inscrits tous les jours qui m’étaient réservés, avant qu’un seul fût éclos. » Associé à la couverture montrant Emet écarter les bandelettes devant son œil droit, le titre de l’ouvrage suggère que « Tes yeux ont vu » s’adressent à Emet, presque sous la forme d’une épitaphe. Cette impression est renforcée par ses prises de vue — témoignages de son regard sur le monde, mais aussi de sa présence dans ce monde –, et par son aveuglement progressif explicité comme signe annonciateur de son trépas (sous-entendant : « Tes yeux ne voient plus, donc tu es mort »).
Le texte original nous apprend pourtant que c’est « le golem » qui tient ces paroles, soulignant la finitude de son existence et la maîtrise absolue de celle-ci par son créateur. De fait, cette sentence pourrait tout aussi bien être prononcée par Emet. En effet, alors qu’il s’interroge inlassablement sur le sens de sa vie (ses conditions, ses raisons et sa direction), le Professeur Loew détient toutes les réponses. « Le sait-elle ? Que sait-elle vraiment ? J’ai peur de le savoir. » se demande Emet quand il pressent sa déliquescence… pour finalement constater, face aux dossiers le concernant : « Alors elle sait. Elle sait tout. » Tandis qu’il vivait au fil des jours, le Professeur Loew, elle, en tenait le compte.
L’écoulement du temps apparaît ainsi comme l’expression philosophique de la dualité sur laquelle est fondée Tes yeux ont vu. Ces deux manières d’envisager l’écoulement du temps font écho aux travaux de Bergson qui oppose le « temps spatialisé » à la notion de durée. Le premier, purement scientifique, correspond bien sûr à la conception qu’en a le Professeur Loew : c’est le temps mesurable dans l’espace par le déplacement régulier d’une trotteuse sur le cadran d’une montre ; le temps linéaire, pensé comme la succession de secondes, qui composent des minutes, qui composent des heures, qui composent des jours, et ainsi de suite. La durée, elle, est le temps tel qu’il est vécu. Dans L’Évolution créatrice, Bergson illustre ainsi cette distinction : « Si je veux me préparer un verre d’eau sucrée, j’ai beau faire, je dois attendre que le sucre fonde. […] Le temps que j’ai à attendre n’est plus ce temps mathématique qui s’appliquerait aussi bien le long de l’histoire entière du monde matériel. Il coïncide avec mon impatience, c’est-à-dire avec une certaine portion de ma durée. […] Ce n’est plus du pensé, c’est du vécu. »
Cette conscience de l’écoulement du temps, c’est ce qui permet de concevoir un passé et de se projeter dans un avenir. Ce n’est qu’après plusieurs jours qu’Emet s’interroge sur ce qu’il s’est passé « avant le sous-sol », et encore plus tard qu’il envisage l’hypothèse de sa mort. C’est pris entre ces deux feux que l’humain, comme ici Émet, s’efforce de construire sa vie. Selon Bergson, « c’est cette création de soi par soi qui a tout l’air d’être l’objet même de la vie humaine ».
De ce point de vue, Emet joue donc un rôle au moins aussi déterminant que le Professeur Loew dans sa propre création. D’une certaine façon, ne participe-t-il pas lui-même, en retour, à la création du Professeur Loew ? « Toute ma vie, je t’ai attendu » lui déclare-t-elle en effet lorsqu’il l’interroge sur les raisons de son existence, suggérant à demi-mot qu’il a donné un nouveau sens à sa vie.[4]
Comme toutes les photographies, vaines tentatives d’arrêter le cours du temps, celles d’Emet, disséminées en rouge sur le bureau bleu, apparaissent ainsi à la fois comme les fragments d’une vie et les souvenirs laissés en vrac à celle qui l’a façonné et qu’il a façonnée.
Notes
- « Car c’est toi qui as façonné mes reins, tu m’as pétri dans le sein de ma mère. »
- La Mishna (en hébreu משנה, « répétition ») est la première et la plus importante des sources rabbiniques obtenues par compilation écrite des lois orales juives.
- C’est-à-dire d’Emet sur le Professeur, mais aussi de la photographie sur Emet.
- Le fait que, vers la fin du livre, Emet porte un pantalon bleu et le Professeur Loew un t-shirt rouge, corrobore d’ailleurs cette hypothèse.

Super contenu ! Continuez votre bon travail!