
Jimmy Corrigan
Notes de (re)lecture
Tout les lecteurs ont remarqué les étranges perspectives des dessins de Chris Ware ; ceux qui ont quelque pratique de dessin technique ont signalé qu’il utilise souvent des perspectives axonométriques (isométrique ou cavalière).
Avant d’aller plus loin, je vous propose une petite révision : depuis la Renaissance, la perspective centrale s’est imposée dans le dessin d’art et dans certaines vues d’architectes. Dans cette méthode de représentation, toutes les lignes perpendiculaires au plan dans lequel se situe la surface de l’œil du regardeur, autrement dit toutes les lignes qui s’éloignent de l’œil en direction de l’horizon, toutes ces lignes convergent vers un point de fuite, point unique situé sur l’horizon : les deux cotés de la route, ainsi que le fil télégraphique qui la longe se rejoignent à l’horizon. Logiquement, la largeur de la route et la taille des poteaux s’amenuise : en perspective centrale, un objet éloigné est représenté dans une taille plus petite que le même objet proche.
La perspective axonométrique en revanche n’admet pas de point de fuite : les lignes parallèles dans la réalité le sont encore dans le dessin. La perspective cavalière est un cas particulier de perspective axonométrique dans lequel les longueurs sont réduites dans une direction, et la perspective isométrique en est un autre qui donne la même importance à toutes les directions dans l’espace. Cela a pour effet de ne pas imposer de réduction de taille aux objets éloignés de l’œil. C’est bien utile en dessin industriel, pour conserver une échelle unique au dessin des deux faces d’un objet, mais c’est plus éloigné de notre expérience de vision.
Mais alors pourquoi diable cet énergumène de Chris Ware utilise-t-il la perspective isométrique plutôt que la perspective centrale ?
On ne saurait le soupçonner de coquetterie, ni d’ignorance. D’ailleurs, certains dessins de Jimmy Corrigan respectent parfaitement les principes de la perspective centrale (la peste soit de ces livres non paginés, je ne peux pas vous indiquer à quelle page), et dans d’autres, il mélange subtilement perspective centrale et perspective cavalière (les maisons les plus éloignées sont de taille réduite, mais chaque maison est représentée en perspective cavalière).
En fait je n’ai aucunement l’intention de répondre à ce pourquoi, mais je voudrais souligner la cohérence de l’emploi de la perspective axonométrique avec un aspect du projet narratif de Chris Ware : proche ou éloigné, tout est présent avec la même intensité dans le récit ; les kilomètres qui séparent les personnages qui gravitent autour de Jimmy Corrigan n’atténuent pas la force de leur impact sur sa vie ; ni les années serais je tenté d’ajouter. Dans Jimmy Corrigan, le passé coexiste avec le présent, il est présent dans le présent. L’enfance de Jimmy, celle de son père, de son grand-père ne s’effacent pas avec le temps et continuent d’encombrer la vie contemporaine de Jimmy, avec une intensité que rien de peut altérer. Le jeu de mot de Boucq (« Point de fuite pour les braves ») résonne ici avec une grande cruauté pour Jimmy, car Chris Ware semble en effet étendre les principes de la perspective axonométrique à la dimension du temps : pas de point de fuite, pas d’atténuation, pas de fuite du temps, pas d’oubli, et il devient impossible de fuir le passé et de s’en émanciper.
Le choix de la perspective axonométrique entraîne une autre étrangeté :
En perspective centrale, si le dessinateur rapproche le point de fuite des objets représentés, il accentue l’effet de proximité entre l’œil et l’objet. Cela permet d’une part d’aspirer le lecteur dans l’image et d’autre part de mettre l’emphase sur le premier plan choisi (pensez à Superman s’approchant de vous : poing énorme et pieds minuscules).
En repoussant le point de fuite à l’infini, la perspective axonométrique de Chris Ware finit par repousser le lecteur en dehors de l’image, à le mettre à distance. Il faut alors la scruter de l’extérieur, plutôt que la ressentir de l’intérieur… la lire plutôt que la vivre ? En choisisant la perspective axonométrique, Chris Ware se prive aussi de l’effet d’emphase : le choix de l’angle de vue est moins déterminant puisque quelque soit l’endroit ou se pose la « caméra » du dessinateur, les objets montrés auront la même dimension, qu’ils soient au premier plan ou à l’arrière-plan. On pourrait alors dire qu’il adopte un « angle de vue » plutôt qu’un « point de vue » aux enjeux rhétoriques plus forts : La scène qu’il nous montre présente des informations faiblement hiérarchisées.
Tout est là, dans l’image, à égale importance, et ces seules informations doivent nous suffire ; à nous de savoir lire.

Super contenu ! Continuez votre bon travail!