Julio
Comme toute vie, celle de Julio commence par un cri. Pourtant, la sienne sera un long silence, voire une succession de silences qui en disent long. De la première inspiration douloureuse au dernier soupir libérateur, cet homme au prénom hispanisé d’empereur et conquérant romain, sera l’axe du commun, une vie humble sur laquelle on regarde l’histoire du monde tourner en arrière-plan lointain.
Gilbert Hernandez met au monde Julio en deux cases. La première forme un rectangle noir, la seconde, de même taille, est un gros plan sur la bouche grande ouverte et toute aussi noire, d’un nourrisson semblant hurler. Avec ce travelling arrière l’auteur suggérerait à la fois une émergence du néant, mais aussi que tout humain contiendrait ce dernier en lui, et pourrait en être le commentaire par la parole plutôt que sa marionnette, en l’articulant dans ce qui ferait le langage et dont le premier cri serait l’étendard du possible.
Reste qu’il faudra apprendre à parler dans un monde où l’on apprend surtout à se taire, face aux multiples absences intérieures qui veulent s’imposer.
Julio restera silencieux sur l’essentiel de son existence. Un oncle ogre, un premier jour d’école calamiteux et des malheurs à répétition dans sa famille ou son village, le feront se taire pour la vie. Il en restera cet observateur triste, en marge par ses discrétions, dans un entre-deux qui en fait un personnage pivot dans un siècle pivot[1]. Comme un sage qui s’ignore, il laisse le monde venir à lui par ses rumeurs ou ses victimes, et il meurt centenaire comme il est né, retourne dans le néant quand le siècle va se terminer, dans une posture christique, en Pietà dans les bras de sa mère[2].
Cent ans, cent pages, Gilbert Hernandez ne fait pas pour autant d’une planche une année. Il fait du temps un paysage mouvant, façonné par les glissements de terrains et d’immenses ciels menaçants, ou bien par la vie quotidienne des hommes et l’évolution de leurs générations successives. La réalisation du récit a demandé elle aussi du temps, six années où il fut publié plus ou moins régulièrement dans Love and Rockets volume 2, entre 2001 et 2007. Six années supplémentaires furent à nouveau nécessaires pour qu’il puisse enfin être publié en album.
Julio se déploie comme un feuilleton caché, un sitcom peut-être aussi, où chaque vie y a son propre rythme, son temps psychologique déterminant des trajectoires elliptiques s’affirmant jusque dans les effets narratifs. L’existence du personnage en titre, dans ses renoncements et ses choix inconscients, sert à la fois d’axe et de cadre. Il est l’énigme, l’aune à laquelle toutes les questions surgissent. Retirer ce titre, ce nom au livre[3], et il n’est plus qu’une chronique villageoise ou générationnelle, une succession d’événements vagues au court de certaines époques.
Le grand talent de Gilbert Hernandez est de ne jamais vouloir donner de réponses uniques et définitives. Ici, il crée un début et une fin que l’on pourrait qualifier de naturels, moins arbitraires que la précision d’une date ou d’un lieu. Le récit apparait en vie, grandit et meurt, se trouve littéralement personnifié ou incarné, pour in fine symboliser humblement loin de l’Histoire, la valeur axiale d’un siècle prétentieux et meurtrier[4].
Notes
- Où l’individu pourrait envisager d’être enfin lui-même, à l’image de Julio Juan, homosexuel assumé de la fin du siècle. De ce point de vue il y aurait un progrès.
- L’auteur reprend en symétrie inverse, sa première planche. Le bébé Julio est devenu un vieillard agonisant, retournant dans le noir.
- Ainsi que la première et la dernière planche.
- D’une certaine manière, Julio ressemble à ces planches du Little Nemo de Winsor McCay qui, pour saluer le nouvel an, incarnaient la nouvelle année par un bambin surgissant, et dans les derniers jours de décembre, la dessinait sous l’aspect d’un vieillard disparaissant. Plusieurs points peuvent étayer cette hypothèse : le début de la date de réalisation, 2001, date à laquelle le siècle s’est réellement terminé, le nombre de planches qui est de 100, et le nom Julio qui, non content de prendre à contrepied ce nom d’empereur, est aussi à l’origine, en latin, le nom d’un mois pile au milieu de l’année cette fois, soit en français le mois de juillet.
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