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L’un d’entre eux

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Que dire de ces images ? Qu’il y en a quatorze, facettes d’une scène (la plage) où évoluent une douzaine de personnages au fil d’une journée s’écoulant avec le bruit du ressac irrégulier et langoureux d’une mer sans marée.
On va à la plage, on traverse les dunes, la mer à l’horizon, pour se baigner, se faire «enterrer» dans le sable par les enfants, manger, visiter les alentours, ramasser des souvenirs, se fabriquer des souvenirs (photographie), traîner un peu sur la terrasse d’une buvette pour couronner la journée, puis revenir pour repartir sans ne rien oublier, du moins on l’espère.
Chaque image est légendée par une phrase commençant par «l’un d’entre eux». Banal ? Peut-être, mais il y a aussi cette coupure dans la page, séparant physiquement le texte de l’image. Ce livre est donc un album «méli-mélo», et comme il y a autant de phrases que d’images, celles-ci ont chacune quatorze propositions de légendes.

L’une d’entre elles est-elle la bonne légende pour une image ? La question ne se pose pas. Il n’y a pas de vérité dans ces légendes. Elles commencent toutes par du neutre.[1] Grammaticalement le masculin l’a certes emporté, mais dans la pluralité du groupe d’êtres vivants, «l’un d’entre eux» (sans plus de précision avant la suite) ne désigne ni un homme ni une femme, ni un humain ni un animal. Si elle cible parfois,[2] ces légendes affirment et restent vagues, elles ne questionnent pas mais invitent à chercher dans l’image aux unités plurielles, à déduire, voire à ne pas trouver, à comprendre les limites de l’apparence à laquelle les mots de ces phrases ne se limitent pas.[3]

Sur la plage, les costumes sont minimaux mais les différences restent. L’autre est dans son apparence la plus irréductible, celle de son corps.
Tous sont au bord. De la mer bien sûr, mais d’eux-même aussi, peut-être surtout. Face à la surface bleue (réfléchissante), il faut nager et plonger pour y voir le fond. Face à celle de l’épiderme (opaque), ce sont les mots et leur sens qu’il faut apprivoiser qui permettront de nager, de plonger d’une autre manière. Plus de fonds marins, mais ceux du cœur ou de l’âme.

Tous les textes abordent ainsi les sentiments, les états d’âmes ou d’esprit, les comportements envisagés, les caractères, les émotions, les raisonnements, etc. Tout ce que ne dit pas une image ou tout ce que l’on cache derrière les apparences. Ils ne sont pas des questions mais des affirmations. S’ils questionnent, c’est parce qu’ils entrent en résonance avec des images au dessus, en position si ce n’est dominante, pour le moins de préséance.[4]
Celles-ci sont savamment ambiguës, riches de possibles et en même temps très linéaires. On retrouve, par exemple, deux enfants — un garçon brun, une fillette blonde — sur douze des quatorze images. Seule la dernière et la sixième ne montrent pas leur présence. Cette sixième s’introduit par ailleurs comme un élément de rêve, d’une histoire de chevaliers et d’une princesse que l’on se raconterait en mangeant, ou en bronzant.[5] Une belle idée déroutante à souhait, que la onzième image pour qui saura voir, rend plus terre à terre, donnant à ces cavaliers le statut de comédiens, ou pour le moins d’hommes bien réels et d’aujourd’hui, pouvant se détendre en prenant un café.

Géraldine Alibeu explore avec une intelligence rare «l’entre eux» d’images et de phrases. Cet album est une réponse possible à l’aniconètisme.[6] Une approche des images dans ce qu’elles sont, et de l’importance du discours qu’on leur accole, dans l’interprétation (la lecture) que l’on va en faire plus ou moins consciemment.

Le livre se termine dans une double mise en abîme. La femme qui accompagne les deux enfants prend régulièrement des photos, qu’elle fait développer, montre et commente[7] à cet homme à la casquette rouge, inquiétant auparavant, qui courait en tout sens dans les images précédentes, et qui acquiert soudainement un statut diamétralement opposé. Le pouvoir des mots dits (oralité), associés aux photos (écrites avec la lumière) et l’on a comme un album dans l’album, en miroir et dans l’étendue polysémique du mot album, pour convoquer la mémoire et la filiation dans la genèse du regard.
Enfin la dernière phrase du livre, magnifique : «Je suis l’un d’entre eux. Quelque fois, j’imagine que je suis un autre». Un texte qui est le seul à ne pas être coupé de l’image puisque c’est la dernière, et qui par cette présence ou attachement autre, acquiert encore plus de force.[8]
L’ultime image est vide, face à la mer, avec aux pieds de petits objets oubliés, échoués peut-être[9] et le quatrième de couverture en semblant l’exact contre-champ, montre cette serviette rouge étendue sur le sable, vide[10] comme elle l’était dans les autres images, qui ramène le lecteur/regardeur a avoir été «l’un d’entre eux» et «quelqu’un d’autre» par l’imagination mais aussi par l’empathie.
Un ouvrage d’une exploration du regard tout en finesse, «au milieu» et/ou dans «ce qui sépare»,[11] faisant de la diversité de sens une qualité de vie à saisir plutôt que de l’inconnu à exorciser, transformant ces limites que l’on se fixerait d’un clin d’œil, en qualités poreuses vers de nouvelles découvertes.

Notes

  1. Sauf la dernière phrase où «l’un d’entre eux» est précédé par «je suis».
  2. «L’un d’entre eux est une femme.»
  3. C’est le contraire d’un Où est Charlie ? où l’on trouve le personnage à cause de son apparence ou de ses gestes. Ici c’est l’intériorité qui est posée, la leçon est de voir qu’elle peut appartenir à plusieurs personnes, que l’intériorité est bien cachée mais aussi la mieux partagée.
  4. L’espace du texte représente un cinquième de la surface d’une page et il est en dessous de l’image. L’image est déjà vue avant que le texte ne soit lu, et le texte lu va à l’encontre du déjà-vu.
  5. Entre deux images, respectivement la cinquième et la septième.
  6. Néologisme de Benoît Peeters, qui serait l’équivalent de l’analphabétisme pour les images. In Lire la bande dessinée, Flammarion, collection «Champs», p.8.
  7. Onzième image.
  8. Ce texte n’a pas d’autonomie physique. On ne peut le feuilleter. Il ne se révèle aux autres images qu’en cachant celle à laquelle il est solidaire.
  9. Cette image étant celle «cachée» (voir note précédente), elle est aussi comme une métaphore de la solitude, s’il l’on ne fait pas l’effort d’être «l’un d’entre eux», effort que l’on ne fait que «quelque fois».
  10. Mais avec des objets décelant une présence humaine comme un lecteur : une paire de tongs et une bouteille d’eau pour ce quatrième de couverture par exemple.
  11. «Eux» bien sûr, mais aussi «soi», et cette distinction particulière entre mots et images.
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Chroniqué par en octobre 2009