La Harde
Marijpol est allemande, est née en 1982 et vit et travaille à Hambourg. Trommelsfels, son premier livre, a été publié chez Avant-verlag en 2011, et reçu le prix ICOM du meilleur scénario. Il a été traduit et publié par Atrabile en 2013 sous le nom de La roche au tambour. A suivi Eremit (Avant-Verlag, 2013), publié sous le titre Ermite chez Atrabile en 2014.
Dix ans plus tard, voici La harde, un pavé de 360 pages, qui suit la même séquence : sortie de Hort chez Avant-Verlag, et traduction chez Atrabile.
Dans le trou de dix ans qui sépare Hermite de La Harde, Marijpol a répondu à des commandes d’illustrations, de motifs textiles et autopublié des ‘zines qui contiennent des morceaux de La Harde. Elle a aussi collaboré avec des revues dont Lagon, a donné quelques lectures dans des universités à Hambourg, Kiel et Weimar. Une débrouille assez typique du milieu indé, donc.
La Harde est dessiné au crayon, un crayon assez souple et épais, avec des ombrés délicats. Le dessin de Marijpol n’a pas beaucoup bougé depuis ses débuts et son premier livre en 2013, il est assez économe mais il sait aussi se faire précis, descriptif et même suave quand il le faut. J’ai parlé (à propos de Baby blue de Bim Eriksson) d’une famille d’auteur•e•s d’Europe de l’ouest au dessin véhiculant une sensation de grotesque, chargé d’une énergie punk. Le dessin de Marijpol fait l’effort de ce côté d’une forme de neutralisation, il déploie quelque chose de maîtrisé, de distant et d’assez froid, ce qui convient bien au climat fantastique dans lequel elle construit ce récit et le désir de rassurer le lecteur, de l’inviter.
Exister dans le trouble
La Harde, c’est l’histoire de trois femmes vivant en colocation, dans ce qui ressemble à un futur proche, pas très différent technologiquement du nôtre, puisqu’il y a des ordinateurs à écran plat, des routeurs wifi et des portiques dans les grands magasins. C’est cependant un monde dans lequel Marijpol a introduit quelques disruptions, quelques réalités alternatives, mais pas celles de Macron ni de Trump, et c’en est l’un des enjeux, j’y reviendrai plus loin.
Petra, Denise et Ulla forment une communauté à la Friends mais ne sont pas vraiment des archétypes de jeunes urbains rigolos. Le récit nous les fait découvrir posément, une par une. Petra d’abord, une grande femme aussi virile que féminine, bodybuildeuse professionnelle, que nous voyons gagner sans forcer une compétition et annoncer son changement de catégorie : la prochaine fois, elle concourra pour miss Olympia. Petra finance ses entraînements grâce aux sponsors qui la courtisent, et elle ne se prive pas de les envoyer chier s’ils essaient de lui faire endosser des rôles stéréotypés ou de sur-sexualiser son corps. Anecdote intéressante : une des forces de Arnold Schwarzenegger est d’avoir pris des cours de danse classique pour travailler la grâce de ses mouvements lors des compétitions[1]. Cette ambiguïté des codes virilistes et de grâce féminine sont intelligemment intégrés dans le récit : couverte de peinture or, Petra décide de rajouter de faux seins pour féminiser son corps délesté de toute graisse pour la compétition.
Denise, le second personnage, vit de cours de yoga et de la vente du venin que produit son bras serpent, car — vous avez bien lu — une partie de son corps, un bras et une jambe, sont une greffe de serpent. Un serpent avec qui elle partage métabolisme et échange chimique, et par là même aussi ses émotions.
Ulla, la troisième protagoniste, est une archéologue d’environ trois mètres de haut, et en surpoids qui plus est. Elle travaille dans un musée où elle reconstitue délicatement des vestiges anciens comme autant de puzzles.
Ces trois femmes sont hors norme dans un monde proche du nôtre, et Marijpol insiste dans l’exposition du récit : elles sont légitimes dans l’espace social, prennent le métro, vont au supermarché et dans les petits magasins, sans devoir se cacher, sans devoir justifier ce qu’elles sont. C’est une disruption à la fois discrète et étonnante, la réalité alternative anti-trumptiste, la disruption sociale plutôt que technologique de Marijpol : la routine d’un monde dans lequel il y a de la place pour autre chose que la norme, sans en faire le centre du récit. Attention, ce monde est aussi le nôtre : Ulla, la femme de trois mètres, casse d’élégantes chaises de designer pas vraiment faites pour elle, et le bras-serpent de Denise est inévitablement flippant pour certains. Mais si elles sont parfois considérées comme incommodantes, ces trois femmes ne doivent pas lutter institutionnellement pour leur légitimité, même si elles doivent régulièrement affronter les regards des autres. Marijpol décrit très bien ce “vivre ensemble” officiel mais toujours un peu biaisé des démocraties libérales, dont son monde est évidemment la métaphore.
Leur différence crée sa part de frictions, et même des pétages de plomb. Lors d’un voyage dans le métro, un ado souffle “Monstre” à Denise, et ça dégénère pas mal, parce que Denise est femme ET serpent venimeux. Sa colère a donc sa part de violence animale, qui va demander l’intervention musclée de ses deux amies pour éviter un drame.
C’est une des intelligences de ce récit : si on veut vraiment penser l’inclusivité, il faut aussi être capable de rendre compte de la part de violence qui l’accompagne. Plus de différences, c’est plus de frottements, il ne faut pas se voiler la face. La Harde les met en scène dans toute leur complexité de manière assez subtile.
Le récit rebondit lorsque s’intègre au récit trois jeunes enfants au visage poilu, fruit d’un croisement génétique avec des chats, et qui vivent près du logement des trois héroïnes de La Harde. Ilse, Jörg et Dieter sont visiblement livrés à eux-mêmes, craintifs et respectueux d’une mère abandonnique et fantomatique.
On pense ici au film déchirant de Hirokazu Kore-eda sorti en 2004, Nobody knows, que je vous recommande un jour où vous êtes de trop bonne humeur.
C’est Petra, la bodybuildeuse, la plus séduisante des trois femmes avec son grand corps musclé et son visage sculpté, qui réussit à approcher ces enfants revêches et découvre leur situation tragique tapie derrière la crainte mêlée d’agressivité et de morgue des trois petits enfants-animaux. Touchée par leur vulnérabilité et quelque chose qu’elle n’arrive pas à identifier en elle, elle entraîne alors ses deux amies dans une relation où chacun va devoir trouver sa manière d’élargir le groupe.
La puissance de la maladresse
On a à ce stade saisi l’étrangeté du monde que Marijpol construit minutieusement dans ce récit. C’est un récit qui attaque de front plusieurs problématiques qui secouent notre monde social. Mais plutôt qu’un récit autobiographique pointant les manquements de notre société qui vire à droite — ce qui est une forme dominante dans notre petit milieu indé — ce récit prend le risque d’une fiction, et y fait tenir par la force du récit non pas un futur désirable (qui est en train de devenir une tarte à la crème bobo), mais un monde palpable, instable et ambigu.
Un des enjeux contemporains — nous le savons — est de ne pas laisser à l’extrême droite l’initiative de l’avenir, de faire plus que juste défendre des positions, d’avancer dans le maquis d’un futur possible, non pas désirable mais acceptable au plus grand nombre — je n’ai pas encore trouvé le terme qui voudrait dire « un endroit où on pourrait trouver la place pour le plus de monde possible avec un niveau de violence acceptable ».
Et en ce sens La Harde est un anti-récit de zombie : les personnages sont agissants dans un monde mutant, et plutôt que de choisir entre la fuite, l’indifférence et le rejet, ils optent pour une quatrième voie : la maladresse.
Petra, Denise et Ulla, mais aussi Ilse, Jörg et Dieter sont maladroit•e•s. La maladresse, c’est l’art de rater en cherchant à faire quelque chose, en dévoilant notre vulnérabilité, la vraie, pas celle qu’on cisèle pour justifier de ne rien faire ou dont on exige qu’elle réussisse à tous les coups.
Ainsi Petra, la bodybuildeuse confirmée et sûre d’elle doit composer avec cette envie de jouer les mères de substitution, là où ses amies sont indifférentes ou même hostiles à ce rôle. Les enfants doivent composer avec leur désir de cacher le foirage de leur mère et leur impossibilité à s’en sortir seuls. La Harde met alors en joue le bordel que produit l’amour, mais en nous épargnant sa pitoyable réduction à la passion. Il n’y a pas de rouge à lèvres ni de déclaration sous la pluie, de haut fait spectaculaire accompagné de punchline ici, mais le constat imparable que nous avons tous confusément besoin des autres et du désir parfois confus des uns pour les autres.
Si nous postulons — comme le demande ce récit — la maladresse et le besoin confus les uns des autres comme base des relations sociales, alors Lacan, quand il disait « L’amour, c’est donner quelque chose qu’on a pas à quelqu’un qui n’en veut pas », nous apparaît soudain dépassé. On en veut, et on en donne, de l’amour. Confusément, maladroitement, mais on en a, et on en veut.
Possibilités
Pour terminer, une citation de l’introduction du livre Possibilités, Essais sur la hiérarchie, la rébellion et le désir de David Graeber, anthropologue anarchiste[2].
Prenez deux personnes, fût-ce dans la même famille, ou de la même communauté, vous n’allez pas tarder à découvrir entre elles une bonne demi-douzaine de points de vue incommensurables. Nul d’entre nous ne comprend pleinement autrui. D’un point de vue pratique, le fait que nous n’y parvenions pas concerne rarement le fait de vivre ensemble, de travailler ensemble, de s’aimer, et constitue souvent un avantage réel quand les gens s’unissent, pour ainsi dire, pour résoudre un problème pratique commun. C’est seulement quand nous commençons à imaginer que le monde est d’une certaine manière engendré par les descriptions que nous en faisons que l’incommensurabilité devient un dilemme existentiel que nous pouvons toucher du doigt. Or il est clair que le monde n’est pas engendré par les descriptions que nous en faisons ainsi que nous sommes bien souvent amenés à le reconnaître.
Notes
- Voir à ce propos le documentaire Pumping Iron, George Butler, 1977.
- Possibilités de David Graeber, Payot et Rivages, 2023.
Super contenu ! Continuez votre bon travail!