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Les puissances de l’avenir : Désert

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Depuis quelques temps déjà, la bande dessinée explore ses possibles en dehors et au-delà du livre, s’inscrivant dans un « dépassement de ses frontières » théorisé par Jean-Christophe Menu dans La bande dessinée et ses doubles[1]. Pour Menu, encore, la librairie et le format livresque n’offrent d’ailleurs aujourd’hui plus beaucoup de matière à un renouvellement du médium : dans son texte « Dix ans de platitude », il critique une surproduction qui nivelle par le bas, associée à la standardisation du roman graphique comme format éditorial, laquelle apporte une forme de surenchère au niveau du livre-objet. Face à cette sclérose de l’industrie du livre, Menu identifie en marge de ce système d’autres potentialités pour une revitalisation de la bande dessinée, qu’il trouve principalement dans les regroupements d’auteurs autour de la microédition et dans une dynamique de création collective — marqués par des évènements tels que Pierre Feuille Ciseaux, le FOFF, ou encore (feu) Périscopages. Pour le citer : « Ce type de regroupement, de réalisation collective désintéressée est peut-être ainsi devenu la principale alternative au monde de l’édition de bande dessinée, car il casse le Système, les intermédiaires et les enjeux mercantiles. »[2] Mais, comme Menu l’indique lui-même, la portée de ce renouvellement reste limitée car il prend place dans la marge, c’est un underground qu’il est difficile d’introduire et de pérenniser au sein de l’institution de la librairie.

Dans ce contexte, Renaud Thomas offre avec Les puissances de l’avenir un travail tout à fait intéressant, car il propose une façon de combiner des micro-pratiques de création collective à un projet d’édition plus large réclamant (timidement, certes) un espace dans le circuit de l’édition de bande dessinée. En effet, le deuxième tome des Puissances de l’avenir, intitulé Désert, se présente immédiatement comme un tronçon d’un projet en cours, connecté à d’autres fragments créés, façonnés, publiés dans des contextes hétérogènes. Une feuille jaune collée à l’intérieur de la couverture nous indique en effet l’arborescence du projet, sa genèse et ses diverses ramifications : non en tant qu’univers narratif dont il faudrait rappeler aux lecteurs la construction, mais avant tout comme processus créatif qui se fait dans et à travers une pratique d’édition collective. On retrouve ainsi l’histoire de publication du projet dûment référencée, là où la plupart des ouvrages tendent à obscurcir cet aspect : l’arbre nous indique quelles parties du projet sont contenues dans ce « comix » (la filiation underground est ici tout à fait revendiquée), où ont été pré-publiées certaines de ses pages, ainsi que les références aux autres tronçons du récit, publiés dans la revue Arbitraire, dans le premier tome, sur le site de l’auteur, ou dans diverses anthologies. Ici, le contexte de création et de publication du récit est revendiquée comme partie prenante de celui-ci.

Renaud Thomas est en effet particulièrement actif dans ce domaine particulier : il a notamment co-organisé le Grand Salon de la micro-édition à Lyon, et il est surtout un des piliers du collectif Arbitraire dont l’approche traduit une volonté double de rester attaché à la micro-édition tout en manifestant une véritable ambition professionnelle, sortant ainsi d’une « édition sauvage » en marge de toute institution[3]. Ainsi, le collectif introduit dans un circuit plus large des ouvrages qui trouvent leurs origines dans le milieu de la micro-édition — tels que ceux de Jean-Michel Bertoyas ou Olivier Schrauwen, deux cas de figures exemplaires — et retenant un ethos matériel proche du do-it-yourself (format comix, brochage, couverture sérigraphiée, encarts). Les puissances de l’avenir poursuit cette vocation et se présente comme partie intégrante d’un projet qui se construit à travers un ancrage dans le monde de la micro-édition et des initiatives artistiques qui y sont liées : publications collectives, ateliers, création sous contrainte, et autres formes de production qui prolifèrent entre travail individuel et collectif. Ainsi, l’œuvre en construction n’est pas (seulement) le produit d’un imaginaire individuel, mais se développe en fonction d’initiatives collectives, lesquelles impliquent des contraintes intelligemment saisies par l’auteur comme des opportunités pour l’élaboration de son projet narratif : celles-ci offrent l’occasion d’explorer d’autres tangentes, des « déviations » qui sont physiquement intégrées au livre — telles que par exemple la « Déviation Contrainte », un mini-comic  élaboré pendant les 24 heures de la bande dessinée et collé au dos de la quatrième de couverture du comix.

Revendiquant cette forme de création, Thomas a su développer un univers narratif qui s’accorde parfaitement de ce mode de publication épisodique et fragmentaire et qui se veut même, possiblement, en être l’allégorie. Il opte en effet pour le récit du voyage de deux jeunes personnages à travers la « Zone Z » — un espace proprement dystopique, un terrain vague extrêmement varié et changeant, qui offre des possibilités narratives particulièrement en phase avec une fragmentation du récit et son improvisation. Dès la première page, les personnages formulent une association qui ne détrompe pas : « Et si on rentrait pas chez nous et qu’on allait faire un tour ? – Et on va faire quoi ? – Je sais pas, on se décidera en route ». C’est bien connu, le « chronotope de la route », comme l’a décrit Bakhtine, permet une série de rencontres avec toutes sortes d’autres personnages, circonstances, un développement évènementiel régi par le hasard et la contingence[4]. Thomas utilise ce chronotope de la route particulièrement apte à découper le récit en épisodes tout en gardant une certaine cohérence et linéarité dans son évolution. Les tronçons des Puissances de l’avenir s’articulent autour de rencontres frappantes qui viennent reconduire et propulser le récit — tel personnage demande aux deux héros un service, tel autre leur impose une forme de quête — mais de façon presque paradoxalement vaine et futile : en bons anti-héros, les deux protagonistes n’accomplissent que rarement ces quêtes qu’ils ne prennent jamais vraiment au sérieux. Cette structure narrative s’adapte à merveille à la construction d’un récit en cours, permettant détours et digressions elles-mêmes symbolisées par la marche déambulatoire des deux protagonistes, errant dans un terrain vague sans vraiment savoir ce qu’ils y cherchent.

Un des derniers fragments du livre, initialement dessiné pour le Jade 166U consacré aux influences, élabore remarquablement cette occupation du terrain vague à travers une réflexion sur le Nancy de Bushmiller, que Thomas revendique comme des modèles de ses propres créations. On y voit Nancy et Sluggo sur un terrain vague, philosophant sur le passé et l’avenir de leur endroit fétiche ; Sluggo décrit le terrain vague comme un lieu où se sont entassés « déchets et merveilles » un peu par hasard, et où ils peuvent à leur tour « triturer, fouiner, transformer, déplacer, inventer » — un rôle que reprennent les personnages de Renaud Thomas avec la Zone Z. Ce passage exprime bien une vision de l’histoire comme une sorte de décharge, une masse des œuvres libres à être appropriées et réinventées pour d’autres usages. Habillant un de ses personnages d’un t-shirt au négatif de celui de Charlie Brown, Thomas poursuit une filiation bien connue de la bande dessinée dans un contexte fort différent, un autre terrain vague[5].

L’exploration de l’espace par les personnages se dédouble également au niveau graphique : dans une certaine tradition du noir et blanc en bande dessinée, Les puissances de l’avenir manifeste une oscillation entre la représentation du récit et la qualité abstraite d’un trait de plume brut et acerbe. Les lignes, les masses, et les contours qui représentent et décrivent le monde dans lequel les personnages évoluent jouent avec leur valeur référentielle et leur opacité sémiotique, leur capacité à faire sens autant que leur découplage avec le récit. On peut par exemple penser au pylône électrique, qui offre l’occasion d’un jeu graphique sur la forme, particulièrement dynamique. Mais surtout, l’insert — une feuille A3 jaune pliée et agrafé au centre du livre — illustre particulièrement bien ce jeu : il symbolise, au sein du récit, la tempête qui souffle et fait s’envoler dans l’air divers débris, mais l’insert en soi est un espace d’encadrements divers (jeu avec le pli), remplis de traces, de coups, de motifs, de gribouillis et de taches qui ne semblent plus avoir grand-chose à voir avec le récit — une parenthèse abstraite qui magnifie la matière graphique, qui parle avant tout des « errances du trait »[6]. Cette parenthèse met ainsi en lumière un autre aspect du contexte de production.

Déplié, cet insert évoque un peu une carte, un plan, se donnant comme une cartographie abstraite du travail de l’auteur sur l’espace de la page qui, à son tour, évoque la navigation de l’espace par les personnages. Au risque de sur-interpréter, on pourrait donc lire la déambulation des personnages comme un récit qui allégorise son propre processus de création. Objet en devenir, Les puissances de l’avenir est une cartographie de sa propre histoire éditoriale : le présent ouvrage cultive ses racines dans la micro-édition comme pratique sociale vécue et se présente comme un tronçon d’une arborescence qui déploie ses branches au gré de cette pratique. S’il est extrêmement soigné et central à la démarche, ce livre n’est qu’une pièce d’un projet en croissance, dont Renaud Thomas nous invite ainsi à suivre l’évolution avec ses détours, déviations, révisions, et modifications — un devenir de l’œuvre que le livre documente et tient à garder ouvert.

Notes

  1. Paris, L’Association, 2011.
  2. Jean-Christophe Menu, « Dix ans de platitude », Kaboom n°8, février-avril 2015, p.97.
  3. Sur ces questions d’édition indépendante en bande dessinée, voir les recherches de Tanguy Habrand. Pour en savoir plus sur Arbitraire, on pourra écouter l’interview de Juliette Salique et Renaud Thomas réalisée par Radio Grandpapier, émission du 22 avril.
  4. Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, collection « Tel », 1978.
  5. Charles Burns procède d’une approche similaire avec Tintin, mais dans une toute autre veine.
  6. Daniel Pizzoli, Mœbius ou les errances du trait, Montrouge, PLG, collection « Mémoire vive », 2013.
Chroniqué par en septembre 2015

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