L’homme gêné
Vincent ne parvient à trouver de l’élan dans la vie, l’élan nécessaire pour prendre la vie à pleine main. Le monde lui parait terrifiant tandis que son appartement se meut en espace de sécurité où il procrastine et tourne en rond, sans but.
Jusqu’à l’arrivée de Julia, sa nouvelle (et jolie) voisine qui l’invite à boire un verre. La vie reprend des couleurs et cette rencontre l’engage à s’aventurer dans cette relation naissante. Mais les doutes introspectifs l’assaillent : auront-ils raison de cette relation ?
Après un album très réussi, Hors-Jeu, qui explorait avec beaucoup d’humour les galaxies humaines qui s’animent lors d’un match de foot, Matthieu Chiara revient avec un album sensible centré sur un personnage envahi par le doute. Il raconte l’histoire d’un homme gêné, gêné par la gêne, encombré par ses sentiments hésitants et que le malaise, intrinsèque à son être au monde, rend confus.
Vincent est un être attachant auquel on s’identifie facilement : ses névroses, poussées ici à des paroxysmes comiques, nous touchent. L’auteur restitue avec délicatesse et toujours avec dérision ces instants d’introspection où l’instabilité émotionnelle affleure. Il donne à voir les errements de la solitude et s’amuse de ces moments où le doute inhibe nos facultés rationnelles et où, noyé par l’incertitude, l’on ne sait plus que faire ni que dire.
Il dépeint avec intelligence le réconfort apporté par la présence de l’autre tout comme l’abîme que représente le lien social. Il retrace les vicissitudes d’une âme dont les constants balancements amènent à une forme d’inquiétude immuable qui colle à la peau.
Chiara raconte cette histoire en observant son personnage évoluer avec toute la beauté de sa maladresse. On retrouve cet esprit caustique empreint d’un second degré qui fait mouche et peut aller vers la trivialité avec élégance, le tout servi par un sens de la mise en scène qui orchestre savamment les saynètes les unes après les autres. Il impose un rythme singulier dont la construction indique que les séquences racontent un peu plus que l’humour qu’elles délivrent.
Débutant comme un huis-clos introspectif (l’appartement dans lequel évolue Vincent), l’auteur déporte son histoire vers des ailleurs (domicile familiale, maison de campagne où habite la cousine de Julia, la jolie voisine), loin des obsessions qui prennent formes et corps entre les murs de son studio. Mais les espaces géographiques finissent toujours par se mêler à l’espace fantasmatique des souvenirs.
L’auteur développe alors un séduisant travail sur le rapport à l’enfance. Au détour d’un séjour chez ses parents, Vincent se replonge dans son passé, comme si lui revenaient à l’esprit des fragments de mémoire, réminiscences qui se révèleront prémonitoires : en effet, il se trouve que, jeune enfant, Vincent a malencontreusement évité un baiser que Julia lui destinait (Julia n’était pas encore sa charmante voisine mais la fille d’une amie de sa mère). Quelques années plus tard, il retrouve sa chance de construire une relation avec elle : s’il la rate, il mourra seul. Comme si le destin était inéluctable et que les échecs du passé résonnaient en nous tout au long de notre vie. Comme si l’on pouvait rechercher dans le passé l’origine de nos traits de caractère, les manifestations précoces de nos névroses, les symptômes de nos vies à venir.
La conclusion du récit offre une dimension plus mélancolique et pleine de sens. On ne sait si l’on nage dans les projections du personnage, dans ses fantasmes ou dans la réalité. Toujours est-il que les dernières pages restituent un souvenir d’enfance, où tout commence, donc, mais où tout prend fin également. Il raconte une journée d’été passée en famille, au bord de la plage, où l’insouciance s’étalait, avant que l’ombre ne vienne. Et dans le fil de ces évocations proustienne où l’espace d’un instant dure une éternité, s’érige, suspendu, le désir d’éprouver les sensations d’un temps retrouvé.
Aller par-delà le visible pour percer l’invisible, pour effleurer cette couche du monde qui incarne le mystère manifeste qui l’habite.
Cette histoire est servie par des dessins qui incarnent particulièrement bien les fluctuations émotionnelles. L’auteur opère des variations dans le style graphique adopté mais pas dans l’outil utilisé : tout le long de l’album, il utilise un rotring et le monde apparait alors avec un même trait fin et fragile. Mais cette homogénéité du monde phénoménologique se confronte à une distinction de focale. Matthieu Chiara met en place deux types de mise en scènes qui s’accompagnent de deux graphismes distincts : la première présente le.s personnage.s en pieds, vu.s de loin, en légère plongée, et nous sommes alors les témoins privilégiés des différentes séquences qui s’apparentent à une mise en scène de théâtre. L’auteur use de cette focale pour la majorité du récit afin de présenter le monde dans lequel évolue le personnage, pour animer les dialogues par autant de postures naturelles et parlantes. Mais, ponctuellement, nous basculons dans un point de vue oculaire : nous voyons à travers les yeux du personnage, et l’auteur use alors d’un dessin réaliste où les détails sont représentés avec justesse et minuties et où le travail de points et de traits restituent la texture et le modelé du monde. À la distance narrative des fragments plus intellectuels servis par des dialogues savoureux, il oppose la proximité de pauses contemplatives, souvent mutiques, où la sensation s’incarne graphiquement. Dans ces dernières séquences, les jeux de cadrages prennent aussi une importance capitale, jeux de décentrement qui ramènent le regard au cœur de l’image. Observer le monde devient alors plus important que suivre une scène. Le regard sur le monde compte plus que la compréhension qu’on peut en avoir. L’implacable beauté de la nature, du tangible, offre des moments de respiration, loin des interrogations incessantes : le primitif des sensations, la plénitude du sensible contrebalancent l’artificialité de l’intellect, l’encombrement de la raison et l’inquiétude du discours.
Beau et mélancolique, drôle et réflexif, intime et universel, L’homme gêné est un très bel album qui se lit avec gourmandise et nous laisse avec une impression douce qui ne nous accompagne encore une fois le livre fermé.
Super contenu ! Continuez votre bon travail!