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Like a steak machine

de

Si l’autobiographie en Bande Dessinée a un jour été révolutionnaire, elle est rapidement devenue un synonyme facile de «bande dessinée d’auteur», entrainant une floraison de titres nombrilistes sans intérêt. Certains auteurs, dont Bouzard est l’exemple le plus abouti, ont innové en se créant un double de papier, entraînant par ce biais le lecteur dans une autofiction aux frontières floues. Mais là aussi les suiveurs sont apparus, et rares sont les albums sur ce modèle qui dénotent aujourd’hui. C’est à mon sens pour cette raison qu’il faut mettre en lumière le travail de Fabcaro, dont la petite vie a déjà donné lieu à deux albums[1] d’humour absurde totalement hilarant, mais dont on a malheureusement que peu entendu parler.
De prime abord, ce nouveau titre est dans leur continuité. Ainsi, le dessin ne change pas de manière significative : l’auteur continue de creuser le sillon qui lui est propre. Sa manière de dessiner les cous me gène toujours, et ce quels que soient ses albums,[2] mais le fait que je me fixe sur un tel point de détail est bien la preuve qu’il n’y a pas de défauts criants. On peut noter une assez belle gestion des aplats noirs, qui ne paraissent jamais gratuits et gagnent ainsi une réelle intensité narrative.

Avec Like a steak machine, on retrouve le rythme habituel des gags bien rodés, trop rodés parfois. En effet, l’habitude aidant, le lecteur peut en arrive à anticiper certaines chutes. Mais cela devient intéressant quand cette même habitude permet aussi de parfois se faire surprendre par certains récits inattendus, démontrant que si l’acidité de l’écriture de Fabcaro n’a pas baissé, il a gagné en subtilité dans la description de ce qui l’entoure. Like a steak machine s’inscrit donc bien dans le même schéma que ces deux ancêtres, mais avec une petite nouveauté : un fil conducteur plus net que dans les autres.
En effet, chacune des 48 pages est titré par une chanson et narre un souvenir qui lui est lié. Considérant que notre vie est jalonné d’airs (de qualité d’ailleurs fort variable) qui sont incontestablement liés dans notre imaginaire à un événement donné, l’auteur explore ainsi une sorte de bande son involontaire de son existence. Il utilise ce principe pour organiser un peu le désordre d’anecdotes composant le recueil.

Étrangement, ce concept apporte moins de cohérence qu’on aurait pu le croire. Certes, parfois la chanson est l’élément central de la planche et son utilité apparaît nettement, d’autres fois — rarement cependant — elle semble être juste un prétexte, parce qu’il fallait bien en mettre une. Et ce qui semblait alors pertinent laisse place à un ajout purement gratuit, tenant plus du gimmick que du concept novateur. Heureusement, dans la majorité des cas on retourne avec lui sur notre propre passé avec quelques frissons, les titres suscitant des échos avec l’histoire du lecteur lui-même, créant ainsi connivence ou écart selon les cas. Et des chansons ressurgissent, souvent sans la moindre logique, et pas forcément celles que l’on assume le plus. Vu la diversité des choix présentés ici, on peu supposer que l’auteur a joué le jeu, même si c’est parfois au prix du léger manque d’homogénéité décrit plus haut.
Heureusement, le traitement général de l’ouvrage permet d’éviter le simple assemblage de gags. Et s’il faut une preuve pour affirmer que le livre a un sens en dehors de son «concept», on peut s’essayer à un petit jeu en décidant d’en faire abstraction. Force est de constater qu’on peut le lire le recueil comme les précédents : un ensemble de gags très bien huilés, s’enchaînant avec un rythme effréné. Mais ce serait idiot, une fois l’expérience passée, de se priver de cette petite saveur.

L’autobiographie de Fabcaro paraît parfois romancée tant ses banalités sont extraordinaires, de fait il ne s’agit pas d’une description morne d’un quotidien, mais d’une plongée dans le corps d’un timide maladif affrontant le monde extérieur. Avec tout ce que sa paranoïa ou ses craintes peuvent créer d’expansif, et de jouissif. Le traitement est sans concession mais ne tombe toutefois jamais dans la facilité de l’auto-flagellation. De fait, l’univers ne quitte jamais un certain côté bon enfant et les situations d’extrême gène sont vite oubliées face au sourire mal assuré de « Fabrice » qui se décale toujours plus face au monde, bien contre son gré.
Anatole France a un jour écrit qu’«il est dans la nature humaine de penser sagement et d’agir de façon absurde». Fabcaro illustre ici à merveille cette maxime, par sa capacité à transformer la moindre banalité, le moindre chansonnette, en gouffre infranchissable et délicieusement drôle…

Notes

  1. Le Steak haché de Damoclès (2005) et Droit dans le mûr (2007), éditions de la Cafetière, collection «Corazon».
  2. Outre les deux précités il y a aussi eu Talijanska (La Cafetière, collection «Corazon+, 2006) qui explore les gags sur des formats un peu plus long et sans le principe autobiographique, Fernandel (Nocturne, collection «BD chanson», 2006), La Bredoute (Six Pieds sous terre, collection «Lépidoptère», 2007) et surtout La Clôture (Six Pieds sous terre, collection «Monotrème», 2009) qui n’a pas beaucoup fait parler de lui mais qui est sidérant de folie et — en terme d’humour absurde — a clairement poussé la bande dessinée dans ses derniers retranchements.
Chroniqué par en octobre 2009