Littoral

de

Un jeune homme au visage de souris feuillette un livre dans son lit quand un oiseau lui apporte une VHS. Il prend alors place confortablement devant un petit théâtre de fortune installé dans la rue, en compagnie d’une faune bienveillante et curieuse, dans un décor marqué par des objets familiers. Quand le volatile introduit la cassette vidéo, le spectacle d’une vie débute, projection de celle de l’auteur.

Littoral est une œuvre puissante, profondément poétique, dans laquelle l’auteur se raconte par bribes de souvenirs où comptent davantage les sensations que les événements qui la construisent. La narration est simple, délicate et pourtant toute en syncopes, mêlant planches atmosphériques à d’autres plus factuelles mais toujours dirigées vers une évocation des sentiments. L’auteur s’ancre dans des instants fugaces du quotidien en distillant des détails contextuels qui permettent d’en mesurer discrètement l’intensité. Des séquences à la tonalité quelque peu dramatique, du moins chargée symboliquement, précèdent d’autres plus anodins voire tout à fait ordinaires : ce manque de hiérarchie, ou plutôt cette harmonie toute en équilibre, confère autant d’importance à toutes les scènes racontées, chargeant de poésie des instants essentiels ou fatidiques, et donnant de la gravité à d’autres plus fragiles ou frivoles. Cet entremêlement nous entraine dans une atmosphère duveteuse et solaire et Antony Huchette puise dans l’anecdote ce qu’elle a de plus intime, expose ce qu’elle contient de plus poétique, le parfum de l’affect qui embaume nos souvenirs. De ces différents épisodes qui se succèdent, réminiscences autobiographiques pour la plupart, se dégage ainsi une grande douceur de vivre. Les scènes surgissent avec la désorganisation propre aux souvenirs et dessinent une linéarité rompue dont l’harmonie contribue à créer un sentiment de paisible mélancolie, comme le raconte si bien l’auteur dans le livre :

« Joseph n’est pas nostalgique. Il y a dans ce sentiment quelque chose de perdu, le passé n’est certes plus, mais il est autre : chargé de la poésie du temps qui s’est écoulé entre l’instant et son souvenir. Le récit se forme dans les ellipses. » (planche 41).

La simplicité du dispositif énonciatif impose une langueur narrative qui accompagne l’évidence d’un récit construit par fragments successifs : chaque page est composée d’un unique dessin, lui-même généralement accompagné d’un récitatif de quelques lignes. Il découle de ce système un rythme singulier, lancinant, qui joue sur une forme d’économie au sein de laquelle se déploie une grande pudeur. Cette disposition introduit notamment une tension par une forme de dualité qui anime la lecture des planches. La première réside dans la force d’attraction des images seules, isolées : la délicatesse des compositions, la saveur des situations ou encore l’élégance du dessin engagent le regard et l’attention du lecteur à s’investir dans sa contemplation et à se ressourcer de cette douceur. Cette attirance, ce plaisir intrinsèquement lié à la force autonome de chaque image, se perçoit dans le plaisir sans cesse renouvelé de manipuler l’ouvrage et d’en lire et relire des extraits pour s’en délecter, avant de le reposer, pour le reprendre encore un peu plus tard. La seconde vitesse, force centrifuge, donne à voir le pouvoir immersif de la succession de ces images. Elles gagnent progressivement en force, se nourrissant du lyrisme de leur enchainement, des échos qui se créent, des liens qui se tissent, de l’investissement réalisé par le lecteur qui se projette dans ces séquences, attentif aux péripéties rapportées par un narrateur tout en subtilité. Cette dualité aménage un confort de lecture marqué par une temporalité hors du temps.

La finesse des images, leur dépouillement et leur intelligence incarnent à merveille une forme de sincérité qui approfondit encore la touchante retenue de ce livre. Le style développé dans ce livre oscille entre une naïveté surannée, jouée évidemment, et une grande modernité : les personnages, animaux anthropomorphes, empruntent une graphie caractéristique de certaines publications juvéniles, et les compositions, vivantes, aménageant des espaces purement graphiques, témoignent d’une grande inventivité dans le dessin, d’un plaisir palpable qui vibre dans chaque case. Antony Huchette n’est pas dans la recherche d’une représentation académique et fidèle de la réalité, et la notion de réalisme prend des accents lyriques sous sa plume : si l’on reste à hauteur de dessin, et que certaines planches nous rappellent leur origine matérielle, le minimalisme des décors, la sobriété de l’image et l’antropomorphie des personnages nous convient à se projeter dans les scènes, à les rejouer dans notre imaginaire. Comme si, à l’instar du personnage principal lors des pages liminaires de l’album, nous assistions à un petit théâtre mental au sein duquel s’anime la mémoire de l’auteur. Formidables espaces d’évasion, on se plait dans ces images évocatrices aux multiples références d’où surgissent des vestiges sensibles du réel. Certaines planches, purement plastiques, parfois abstraites, interviennent dans le récit comme des interludes poétiques, espaces de récréation visuelle où abondent collages et autres intrusions graphiques. Paradoxalement, alors qu’elles imposent un basculement de modalité du regard (nous n’avons plus à lire une image mais à apprécier l’essence plastique de ce dessin), ces inserts ne produisent pas de profonde rupture et s’inscrivent parfaitement dans les séquences. Dit autrement, ces séquences étant marquées par une accumulation de ruptures narratives, ces divergences sémiotiques ne font qu’entériner cette narration interrompue, attisant la fascination de l’œil et réaffirmant encore le plaisir créatif qui semble avoir accompagné la réalisation de l’album. La bande magnétique à l’origine de cette projection mémorielle délivre des images brouillées, déformées, multipliées, repassées, oblitérée jusqu’à l’opacité, rémanences de visions enregistrées, travaillées, retranscrites ici avec une curiosité et un bonheur communicatifs.

Avec Littoral, Antony Huchette livre une autobiographie touchante, éminemment sensible et graphiquement enthousiasmante.

Site officiel de L'Association
Chroniqué par en avril 2021