Misery Loves Comedy
Chez Ivan Brunetti, nihilisme, misanthropie et dégoût de soi viennent quotidiennement alimenter un désespoir actif et le plonger dans les affres d’une dépression chronique. Publié en 2007, le recueil Misery Loves Comedy réunit les trois premiers volumes de la série Schizo[1] dans lesquels l’auteur déverse consciencieusement sa bile noire sur l’humanité toute entière avec un humour particulièrement corrosif et dévastateur. Imprégné du parfum nauséabond que dégage la fosse commune de notre civilisation occidentale, l’auteur américain, âgé aujourd’hui de 42 ans, absorbe comme une éponge la violence, l’ignorance crasse, l’hypocrisie morale et religieuse d’une société vénale et esclave de ses instincts sexuels, qu’il dissèque avec une acuité aussi tranchante que la lame d’un couteau.
Le monde, tel qu’il le décrit en observateur cynique et implacable, est une cour des miracles, un lieu de non-droit où le genre humain peut laisser libre cours à son infâme cruauté, et où l’auteur, lui-même, saisit l’expression la plus universelle de l’horreur à l’état pur.
L’inconscient pictural de Brunetti regorge de représentations violentes, obscènes et avilissantes qui donnent lieu à des scènes de crime, viol, suicide, torture, dans lesquelles circulent à jet continu les liquides humoraux (sang, sperme, sueur, larmes…). Dans les strips, la galerie de portraits prend des allures de bestiaire où les êtres humains sont représentés comme des créatures monstrueuses : les attributs féminins et masculins sont mêlés dans une même déformation, les organes génitaux se greffent aux visages.
Par l’expression choquante de ses dessins, il matérialise son désespoir d’une manière profondément originale et outrepasse le droit «humain» de manifester son mal-être personnel en infligeant au lecteur les pires abjections. Du reste, son dégoût de la condition humaine n’admet aucun réconfort, si ce n’est celui, illusoire, de la lucidité aiguë avec laquelle il transcende la médiocrité ambiante. Pour Brunetti, toute tentative visant à créer des liens avec ses semblables est vécue comme une oppression et aboutit inexorablement à la privation des libertés fondamentales : carcan familial, joug du mariage, hypocrisie des relations au travail, aliénation politique et religieuse… On l’aura compris, l’enfer, c’est les autres, mais c’est aussi — et surtout — soi-même.
Dans Misery Loves Comedy, l’auteur explore la veine autobiographique jusqu’à l’écœurement : il met en scène son intimité glauque avec un réalisme poussé à l’extrême (transit capricieux, acné juvénile persistante et autres pathologies référencées dans une liste désopilante) et se livre aux aveux en pulvérisant les limites de la pudeur communément admises. Si l’auto-flagellation est souvent utilisée comme ressort comique dans la bande dessinée indépendante américaine, elle est pour lui le moteur essentiel de son acte créatif, féroce et forcément désespéré. Au demeurant, Brunetti n’est jamais aussi tragiquement drôle que lorsqu’il endosse le costume d’un prophète atrabilaire pour assouvir ses fantasmes d’extinction de l’espèce humaine (Regarde en toi et prends la mesure du vide…). Il égrène le chapelet de ses plaintes, lamentations et reproches, dont l’écho se fait lancinant à travers tout le recueil, sur un discours volontairement répétitif qui se trouve, par moments, brutalement interrompu par une série de strips à la force comique explosive.
Misery Loves Comedy est un livre protéiforme dans lequel les récits se déclinent en plusieurs genres littéraires qui vont du pamphlet explicite (Je vous hais tous) à l’utopie (Si j’étais dictateur du monde), en passant par la confession (J’aime les filles). L’auteur laisse parfois le texte empiéter sur l’image et occuper presque toute la case lorsqu’il s’agit, par exemple, de donner la parole à un Christ revanchard et révolutionnaire. Il sème ici et là des notes et des petits panneaux signalétiques en allant jusqu’à saturer l’espace des cases, comme s’il ne pouvait pas maîtriser le flot de son incontinence verbale. Brunetti se montre aussi très imaginatif pour faire passer avec «tact» un message subliminal (FUCK ALL OF YOU ASSHOLES) sous la forme d’un pictogramme qui s’étale sur autant de pages que de lettres.
Avec la même créativité, on peut voir se déployer une grande variété de styles graphiques, allant du réalisme le plus saisissant en noir et blanc pour les trois premiers numéros de Schizo au trait moins tourmenté préfigurant celui de Où donc Shermy s’en est allé,[2] que l’on retrouve dans les Contributions à divers périodiques. Les parodies des styles de Chris Ware et de Charles M. Schulz, ainsi que les petites touches de couleurs des Miscellanées surgissent du magma gris de la suite Schizo comme de fines lueurs d’espoir au regard du désenchantement moral de l’auteur.
Il faut également reconnaître que la composition du recueil est très intelligemment menée grâce à l’apparition de guest-stars qui ne figuraient pas dans les trois numéros de Schizo lors de leur publication respective. En guise de préambule, Misery Loves Comedy s’ouvre sur une lettre de la psychothérapeute de l’auteur qui renseigne le lecteur sur les souffrances du jeune Ivan, les obstacles qu’il rencontre en plein processus créatif et la lente amélioration de son état. Cette invitation à l’indulgence semble bien nécessaire pour venir contrer les doléances de Valérie Brunetti qui raconte son calvaire d’épouse en tant qu’éditorialiste invitée. De la même manière, les critiques élogieuses servies par la fine fleur de la bande dessinée indépendante américaine (R. Crumb, D. Clowes, A. Tomine, C. Ware, pour ne citer qu’eux) font écho aux courriers de lecteurs incendiaires et joyeusement orduriers.
En exhibant sans distinguo les critiques et les louanges, les accusations et les excuses, il s’inscrit dans une démarche ostentatoire pour mieux attirer l’attention sur l’une de ses trois facettes : l’individu dépressif, l’auteur et le personnage. Mais laquelle ? Oubliez l’individu dépressif et l’auteur, Ivan Brunetti est un formidable personnage de fiction qui vous fera peut-être éprouver cette imbrication de violence, de désespoir, d’angoisse, de désir, de recherche de l’amour qui réside en lui.
Pour ma part, personne n’aura mieux su exprimer l’absurdité de l’existence de manière si patente : Brunetti réussit à transformer sa propre expérience existentielle en une réalité tangible pour le lecteur. Misery Loves Comedy est une œuvre auto-centrée poussée à son paroxysme mais, paradoxalement, c’est grâce à sa totale subjectivité qu’elle le touche au plus profond de son intime sensibilité. C’est aussi un cri d’agonie, un râle caverneux qui chamboule la hiérarchie de nos valeurs morales et sociales.
Super contenu ! Continuez votre bon travail!