Miss Charity
Après avoir signé le très beau Temps des mitaines (Didier jeunesse, 2014, réédité chez Dargaud), le duo Anne Montel (dessin et couleur) et Loïc Clément (scénario) ont débuté en 2020 un projet d’adaptation en bande dessinée de Miss Charity, volumineux roman jeunesse de Marie-Aude Murail s’inspirant de manière libre de la vie de la romancière et illustratrice jeunesse Beatrix Potter et paru en 2007 à l’École des loisirs[1], riche hommage à la littérature victorienne, toutefois emprunt d’un certain goût du drame et du romantisme.
Il y a quelque chose de non instinctif à ce projet. D’une part parce que l’ouvrage originel fait plus de 550 pages, ce qui rend l’exercice d’adaptation complexe. Même avec trois tomes prévus et 128 pages par volume, il faut raccourcir, tout en suivant un parti-pris de fidélité, ce qui permet au moins d’éviter dès le départ la tentation du littéral. Plus épineux est le rapport à l’illustration, puisque dans le roman original et afin de coller avec l’imaginaire Potterien, Philippe Dumas avait réalisé de très nombreuses illustrations à l’aquarelle qui font pleinement partie de l’œuvre. L’édition étant relativement récente, le lecteur ne connaît pas d’autres versions du livre et c’est donc là une iconographie canonique qui s’impose. La logique aurait voulu qu’en adaptant en bande dessinée le texte, une certaine rupture soit faite afin d’éviter la comparaison, mais Anne Montel présente — comme dans tous ses travaux — un fin dessin porté par une aquarelle colorée, qui résonne fortement avec l’œuvre originale.
Le pari est donc plutôt risqué, mais s’avère particulièrement réussi. Dans les deux volumes (pour le premier l’enfance, le second l’adolescence), on suit les aventures de cette jeune fille de famille bourgeoise qui se passionne d’animaux et de grands récits, à travers les figures de sa bonne Tabitha aux histoires parfois horrifiques et de sa gouvernante, Blanche. Dans le deuxième volume, cet équilibre s’écroule peu à peu, alors que Charity cherche à retrouver sa gouvernante licenciée, la bonne sombre dans une folie, et elle affronte d’autres drames, dans une classique sortie de l’enfance.
Je ne veux pas parler ici du récit en tant que tel, fidèle au roman et donc passionnant, mais bien de cette adaptation. Le découpage en trois volumes assez marqués est efficace, mais ce qui frappe particulièrement est le passage constant entre des découpages parfois chargés de pavés de textes et la place laissée au dessin. Si trop souvent l’adaptation se contente de distribuer le texte et l’action en récitatif, ici, certaines séquences laissent place à une large voix off, d’autres préfèrent se passer de mots, l’alternance est rythmée, et permet de ne pas avoir l’impression de relire un texte illustré, ce qu’offrait déjà la première version.
Le plus gros risque, celui de la redondance du dessin avec l’aquarelle, est aussi largement dépassé. Tout d’abord, le type de trait est profondément différent : à l’aspect très évaporé de Philippe Dumas répond un dessin précis, fermé, qui figure nettement plus que le roman qui avait fait le choix de bribes évocatrices. Ensuite, la couleur y prend une importance plus marquée. Présente dans les illustrations de Dumas, elle s’y faisait discrète et servait avant tout un objectif de lisibilité du trait. La couleur de Montel se fait régulièrement narrative : entre deux séquences simplement décoratives, elle vient soudainement porter la puissance d’une bibliothèque en pleine page, d’un événement marquant ou englober de nuit par l’extérieur des cases qui se tenaient alors bien sage.
Troisième point le plus réussi et justifiant l’adaptation en une bande dessinée qui fait sens, les compositions sont pleinement pensées pour ce médium. Il ne s’agit pas de jouer avec l’angle ou la construction à chaque page, ce qui serait épuisant et toucherait à l’esbroufe. Au contraire, la majorité des pages sont des planches de récit assez classique quoique rythmées, mais de temps à autre surgissent des propositions qui ne fonctionnent que sous cette forme. Ainsi de la scène de nuit évoquée, qui permet d’englober les personnages dans leurs sommeils respectifs, mais aussi de cette découverte de la maison d’un petit rat ou la terrible et puissante scène d’incendie. À la fois très propre et bien rangée, la construction sait pourtant dépasser les formes les plus communes pour englober, déborder ou désordonner les compositions. À la manière de la petite Miss Charity, exemple de pure éducation bourgeoise qui fait pourtant, régulièrement, exploser le cadre.
Proposition pour enfant aux airs classiques tout en étant exigeante, adaptation fidèle sans être didactique, originale sans pour autant être révolutionnaire, Miss Charity est une belle incarnation de ce qu’une réécriture en bande dessinée, même visant le grand public, peut apporter de plus à l’œuvre originale quand un véritable dialogue entre auteurices semble bien s’établir..
Super contenu ! Continuez votre bon travail!