Miss Pas Touche

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Dans un univers entre-deux-guerres et entre-deux-mondes, où les filles vont guincher aux guinguettes le soir, avant de rentrer dans leur chambre de bonne en tirant la langue à leur patronne, rôde un tueur, le boucher des bords de Marne, le désosseur des guinguettes, qui terrorise et dépèce les jeunes filles esseulées. Mais le monstre ne se cantonne pas à son rôle de légende frissonnante : une nuit, Agathe est assassinée dans sa chambre, alors qu’elle venait de surprendre un inconnu dissimulant un corps dans le grenier contigü. Blanche, l’autre petite bonne qui partageait sa piaule, est renvoyée pour éviter le scandale, mais elle veut comprendre ce qui est arrivée à son amie : commence alors une enquête qui conduira Blanche dans un des bordels les plus chics de la capitale, où elle va se trouver confrontée à la pire des turpitudes humaines.

Entre le détective privé et la gourgandine qu’il faut déniaiser, Miss Pas-Touche joue sur deux thèmes classiques : celui de l’enquête policière qui touche à la fois aux mœurs et à la barrière sociale étanche de la bourgeoisie troisième rép’, et celui de la «chute de la jeune fille pure»[1] plongée dans les bas-fonds.
L’histoire d’Hubert et Kerascoët développe en deux tomes ce contraste, en évitant les écueils du déjà vu et les ficelles les plus grosses. La «descente au bordel», qui flatte une mode «années folles» et Paris-canaille assez sensible ces dernières années, prend un certain relief en choisissant de se tenir à l’écart des facilités : cent pages au bordel, pas une scène de cul, à peine des images volées, en illustration, mais, du coup, le premier tome baigne dans une sensualité omniprésente qui reste déconnectée du sexe lui-même — et c’est normal, puisque c’est précisément cette sensualité qui va se trouver pervertie.
Le récit tire ainsi parti de l’époque elle-même. Pourquoi cette époque ? Parce que c’est l’époque d’avant la grande critique moderne des normes : avant que Freud, Marx et Nietzsche soient devenus des références communes, des évidences culturelles même pour ceux qui en ignorent le nom. C’est l’époque, mi-empire déclinant mi-république bourgeoise, où la loi est encore un personnage, qui ne joue pas seulement dans les tribunaux, mais aussi dans les consciences, et dédouble tout. La façade morale d’un côté, et de l’autre le vice dans des maisons spéciales. Cette situation donne une couleur victorienne au récit, tout l’érotisme y est montré comme secret, discret, pour initiés : et l’érotisme se trouve ainsi dissimulé comme une preuve ou un indice, les initiations du sexe rejoignant les étapes de l’enquête.

Sur ces bases, la mise en cause de la loi, qui n’est dans ces temps-là, sentant encore le second Empire, que l’alibi des hiérarchies sociales et des positions de classe, passe par les outils naturelles de la satire péripatéticienne : celles qui voient les grands hommes par le petit bout, si l’on ose dire, et qui savent et ne se font plus d’illusions — mais Hubert & Kerascoët ne glorifient pas bêtement la putain, car ce savoir-la n’émancipe personne. C’est un monde fermé, clan mafieux, société parallèle, et image inversée de la grande : les secrets cheminent en circuit fermé, et personne n’est rendu libre par ces mystères chuchotés. Les deux sociétés, la grande et l’obscure, se touchent toujours par les deux mêmes points, le sexe et la mort : les légèretés artificielles des guinguettes et des dorures du bordel laissent rapidement place à la violence sourde de ces deux ombres. Des années folles, on glisse dans la chanson réaliste.

Il y a quelque chose de surprenant à découvrir ce fond noir et sans issue : le trait léger façon crobard classieux et les couleurs franches et denses, typiques de la collection, laissent d’abord présager une historiette plus anecdotique, une tranche de vie un peu boulevardière. En réalité, on lève peu à peu le voile, et c’est le boulevard du crime. Le récit est sombre, liant la satire de mœurs et la peinture sociale dans la veine du roman des années 30.
Il repose largement sur le personnage fabuleux de Blanche, qui est initiée sans l’être, la Jeanne d’Arc du récit, à la fois focalisation interne et sujet d’étude morale : va-t-elle rester pure ? ou plutôt : de quelle pureté va-t-elle se départir, et quelle intégrité va-t-elle choisir de garder ? C’est là le paradoxe central qui fait le titre du premier tome (La vierge du bordel) et le titre de la série (Miss Pas-Touche). Blanche doit rester «intacte», alors qu’elle est touchée de toutes les façons : à la peinture de mœurs, au roman noir, et à la satire sociale, ces deux volumes ajoutent donc le roman d’initiation. L’initiation de Blanche s’ouvre et se ferme sur un meurtre d’innocente, le premier accompli par un pervers dans la pénombre, le second par la justice et publiquement (puisque c’est une des putains, peut-être la moins coupable, qui sera seule condamnée au terme de l’enquête). Entre les deux, quelle rédemption, quelle réparation, quelle justice possible ? Nul ne répondra à cette dernière question, et Miss Pas-Touche retrouve sous les oripeaux de la belle époque une veine plus noire, réaliste, lucide. Cette tonalité inattendue confère aux deux volumes une nuance sombre et acide, en un contrepoint qui fait tout l’intérêt de Miss Pas-Touche.

Notes

  1. Nancy Huston analysait le lieu commun de la «chute de la jeune fille innocente» dans Mosaïque de la Pornographie il y a vingt-cinq ans : «On peut préférer Histoire de l’œil à Qui ? Police pour des raisons de goût, mais le scénario de base est immuable, fixé à jamais dans la conscience de chacun et de chacune, ses personnages archétypiques toujours les mêmes : la jeune fille innocente ; l’entremetteur(teuse) ; les clients», rééd. 2007, Rivages/Poche, p.29.
Site officiel de Kerascoët
Site officiel de Dargaud (Poisson Pilote)
Chroniqué par en juin 2007