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Mon mignon, laisse-moi te claquer les fesses

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À quoi reconnaît-on un grand livre ? À l’opulence de sa couverture ? Alors, en voici un qui risque de passer inaperçu, petit opuscule orange et noir parmi d’autres résidents d’une collection peut-être sous-estimée (les «Mimolettes» et leur pagination modeste mais renfermant combien de trouvailles). En tout cas, voici ce que peut laisser croire l’apparence de la chose : un bouquin un peu à côté, une petite expérience comme ça, une bouteille à la mer, un brouillon, une esquisse, la pensée d’un projet à faire, livré comme ça, sans fioritures, sans désir de légitimité, à refaire au propre plus tard, si et quand on a le temps. Et souvent on ne l’a pas, le temps, parce que la bande dessinée, c’est long à faire alors passons tout de suite au prochain chantier.

Autant dire que ce préjugé vole joyeusement aux éclats dès lors que l’on passe un peu de temps avec ce nouveau livre de Lucas Méthé au titre inhabituellement long. «Mon mignon» du titre, c’est Sébastien, et celle qui veut lui claquer les fesses, c’est Caroline. Le titre ne contient absolument pas le moindre début du sarcasme que j’avais cru y voir. Les deux protagonistes sont des enfants de sept ans, c’est à dire qu’ils ont les sept ans des personnages de Peanuts, c’est à dire qu’ils n’ont pas vraiment tout à fait sept ans. En outre, ils dialoguent un peu trop bien, leur vocabulaire est un peu trop pointu et leur capacité d’analyse, un brin trop sophistiquée. «Trop», c’est à dire trop pour des vrais enfants de sept ans tels que vous en trouverez dans le premier terrain de jeu venu. L’enfance chez Méthé ressemble plutôt à un paysage de conte de fées : incertain, mouvant, fantastique, terrifiant, subordonné aux événements, en d’autres mots poétique. Pourtant, cet âge n’est pas qu’une suggestion, qu’une licence accordée à l’imagination : ces sept ans sont dits, répétés et rien moins que réels.

Réalisme poétique, dirons-nous donc, avec la voix posée du professeur qui doit bien classer ça quelque part sinon où allons-nous ma bonne dame. Déjà, oublions Peanuts, je n’aurais pas dû parler de ça, on pensera que ce livre est une suite de saillies croustillantes dites par des enfants qui ne grandiront jamais. C’est le contraire : Sébastien et Caroline grandissent, c’est même la tragédie de Mon mignon, parce qu’à chaque case nos héros perdent un peu plus de leur enfance, ce n’est pas évident au début mais plus on va dans le livre et plus cette contradiction s’installe dans l’esprit du lecteur, entre l’envie de résolution et le désir que ça soit comme avant, quand ça ne faisait pas d’histoire, quand Sébastien et Caroline découvraient qu’ils s’aimaient tout en s’étonnant de l’étrangeté de ce sentiment nouveau. Mais à chaque case, l’idylle avance comme le pion sur l’échiquier : dans une seule direction inéluctable qui finit par épeler, non pas la fin de l’innocence, ce serait grossier, mais néanmoins une transformation aussi subtile qu’irrémédiable de ladite innocence. On appellerait cette transformation «corruption» mais le mot taperait trop dur, là encore, les personnages n’y survivraient pas, les difficultés de leur relation n’en seraient que pathétiques et désespérées et ce qui est certain c’est que ce livre est tout sauf sordide.

Danger des mots, de leur sens alourdi par l’usage, qui en disent trop, qui ne conservent que leur acception la plus banale, celle qu’on ne prononce plus tant elle va de soi (ou alors oui, mais pour ça il faut faire de la critique), mots que Méthé libère, remplace par des situations : il ne dit pas, il montre, et de fait tombe pile sur ce qui est quoi. C’est ça la bande dessinée, c’est l’art de ne rien dire explicitement, de laisser les scènes parler pour elles-mêmes. Case après case.
Je reviens là-dessus parce que ce livre est très dense. Il n’est jamais contemplatif. Chaque dessin ajoute ostensiblement au récit en même temps qu’à l’ambiance, tout est lié. D’où l’impression, qui s’installe rapidement, d’un univers qui se construit, de l’ouverture graduelle d’une brèche vers un monde qui n’est pas tout à fait le nôtre mais que nous apprenons à comprendre parce que nous le découvrons sensiblement au même rythme que ses protagonistes, qu’on dirait venant de naître là, sur la page.

Et ce rythme est donné d’emblée, il ne change pas, il coule comme chez nous les minutes : chaque bande de Mon mignon fait rigoureusement trois cases, autant de battements qui totalisent un souffle. Chaque page en comporte quatre, de ces respirations : douze cases en tout. Si bien que même en 38 planches, on en aura vécu pas mal, des battements et des respirations. Ce livre de Lucas Méthé est extrêmement dense, lisez-le lentement, d’ailleurs vous ne pourrez faire autrement. L’ellipse entre chaque bande et la suivante, déjà, force l’arrêt, inspire le retour en arrière, la précoce seconde lecture.
Ces ellipses peuvent apparaître brusques, je les trouve brillantes : elles empruntent, après tout, au monde familier du strip quotidien (ça nous fait repenser à Peanuts, faisons avec), mais sans s’encombrer du fardeau d’une chute comique quoique parfois dans Mon mignon il y a chute, parfois comique. Étrange paradoxe : il faut à la fois lire ce livre comme une collection de strips et pas du tout. On pourrait dire qu’il s’agit d’une suite de courtes scènes, ce serait oblitérer le fait que nous sommes en face d’un vrai récit et pas seulement d’une chronique, qu’il y a transformation et qu’à la fin on n’est plus du tout où on en était au début. Ce livre, autrement dit, c’est une collection de gros quelque chose.

Tout dans ce livre est vrai, non pas le «vrai» que le lecteur avide appose sur le signet du blogue autobiographique quotidien, mais le vrai de vrai vrai qui, répété maintes fois, ne sera jamais autrement que vrai. L’étonnante lucidité des protagonistes, leur candeur extrême, toute cette immédiateté des sentiments ne fait que souligner l’évidence de son déroulement. Ce livre parle de la cruauté du cœur honnête et de l’amour franc, ce n’est pas une affaire de nuances et de sous-entendus. La peur de Sébastien est celle de tous les enfants attachés à leur enfance, leurs pas prudents, réfléchis, jamais de précipitation, gardons la tête froide, allons de l’avant mais modérément, acceptons la tempête mais cherchons l’abri. Caroline est sauvage, elle croque dans tout ce qui est juteux et sucré, même si c’est trop tôt pour faire ça, un jour elle comprendra, en attendant : qu’elle souffre, qu’elle essaie de s’y faire en silence.
Leur rencontre est un coup de foudre, comment pourrait-il en être autrement ? J’ai connu des filles comme ça, moi aussi, moi aussi j’étais un grand timide plein de bonne volonté, elle aussi elle essayait de contrôler ses pulsions comme elle pouvait, elle aussi finissait par faire de la peine à tous les garçons à qui elle claquait les fesses, moi aussi je me révélais lâche, égoïste, moins qu’aimable, on est demeuré bons amis, je la déteste encore un peu autant que je l’adore toujours (un peu), et je pense bien qu’elle pense à moi aux lendemains de séparations particulièrement difficiles avec des hommes particulièrement odieux.

Ce que ce livre raconte, c’est une rencontre, mais sur un plan bien plus profond que l’on pourrait croire lorsque l’on entend le cliché : «C’est le livre d’une rencontre». Rencontre entre deux êtres humains, entre deux mammifères, entre deux idées, entre deux stades, entre deux comportements, entre deux sexes. Chacun essaie d’y comprendre quelque chose à l’autre, dans sa particularité (Sébastien, Caroline) et sa généralité (garçon, fille). Y parviennent-ils ? Oui, dans un sens.
Tiens, voyons ce livre comme un essai, justement : un essai sur la relation amoureuse, dont les conclusions (celles qu’on peut en déduire, en tout cas) me semblent fort justes et applicables à bien des situations. Mais on n’y est pas encore tout à fait. Ce qu’il faut comprendre de ce livre, je pense, c’est que ce n’est pas tant le récit d’un garçon qui tombe en amour avec une fille pas plus que d’une fille qui tombe en amour avec un garçon, c’est bien le récit de la rencontre dans sa complétude : dans chaque personnage il y a l’autre en miroir et même dans leur dissociation les deux ne font qu’un.

Et Mon mignon, pour raconter cette rencontre, prend la forme du poème, c’est à dire qu’il relate rien d’autre que l’aventure mentale des protagonistes tout en matérialisant leur idylle. Non pas le poème comme suite d’images délicates (quoique celui-ci n’en est pas exempt) : plutôt le poème comme hygiène du récit, le taureau que l’on prend par les cornes, le vif du sujet dans lequel on tranche sans ménagement ni remords. 38 pages, disais-je, dépourvues de silences, silences que l’on devine se blottissant entre les cases, servant de feutre, d’isolant, permettant que chaque image existe de la manière la plus forte possible.
Cette densité du récit, cette dureté poétique relève finalement, autant que d’un projet esthétique, d’une visée à proprement parler éthique : pas une parole de trop, fi des explications trop évidentes, pas un élément qui n’appelle qu’à soi, aucune fioriture, que de la vérité brute. Comme si le temps était compté, comme si les pages étaient en nombre limité, que l’espace était restreint. Notre auteur semble abhorrer la frivolité et en tout cas il s’interdit formellement de radoter : et là, je me prends à regarder ma bibliothèque et à compter tous les livres trop longs, trop légers, trop tape-à-l’œil, qui sèment leur fragrance agréable, peu envahissante, et qui ne disent jamais rien vraiment.
Celui-ci, pour compenser, il faudrait que je l’encadre, mais ce serait justement déjouer l’éthique d’un livre qu’on dirait fait pour être trouvé par hasard, d’ailleurs les âmes sœurs ne se découvrent pas autrement.

Et le miracle, c’est que cette force et cette intransigeance ne font pas un livre austère. Serré, oui (comme le café) mais pas austère. Car dans ce livre respiratoire, il y a toute la place pour les larmes, le plaisir, la certitude du bonheur autant que l’amour pur et simple. Chacune des cases de ce livre est une fenêtre d’où on peut s’évader et dans ces 38 pages il y a autant de bifurcations, de cachettes, de filigranes que, si l’on est suffisamment patient et observateur, on lit sans peine ou mieux, que l’on investit soi-même de ses propres souvenirs d’enfance, non pas ceux, bruyants et prétentieux, des parcs et des classes de neige, plutôt les tourbillons silencieux qui habitaient nos nuits, ce temps où chaque minute qui passe vous coupe le souffle, la découverte non pas seulement de l’amour mais aussi de la pensée et finalement de soi-même. Je le dis, je le répète avant de le ranger et de l’oublier parmi les autres (mais comment on fait, pour oublier ?), ce petit livre est très, très grand.

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Chroniqué par en janvier 2009