Lucas Méthé

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Nombreux sont ceux qui, en cette fin d'année 2019, (re)découvrent Lucas Méthé à travers Papa Maman Fiston, paru en octobre chez Actes Sud BD et faisant partie de la sélection Angoulême 2020. L'année 2019 aura pourtant été une importante pour cet auteur, qu'on ne peut résumer à ce simple livre: elle a commencé avec la publication par l'Atelier du Poisson Soluble des Mystères de Jeannot et Rebecca (avec François Henninger au dessin), avant de continuer avec la parution des deux ultimes numéros de son fanzine, Tchouc-Tchouc, dans lesquels on retrouve les travaux d'auteurs rares tels que Henninger, François Fléché ou Maarten de Man. Autant d'occasions de discuter de l'évolution de ses travaux depuis les années ego comme x et d'évoquer le style très personnel de Tchouc-Tchouc et de ses auteurs.

Voitachewski : On parle beaucoup de Papa Maman Fiston, mais je voudrais commencer cet entretien en parlant de Tchouc-Tchouc dont un numéro, peut-être le dernier, vient de paraître. C’est assez inhabituel pour un auteur expérimenté de lancer un fanzine de ce type. Je me demandais si on doit considérer cette revue comme une sorte de manifeste, si elle constitue votre réponse aux évolutions récentes de la bande dessinée ?

Lucas Méthé : Oh non, c’est pas un manifeste du tout, je n’aimerais pas que ça en soit un. Il s’agissait seulement de laisser la possibilité à des gens que j’estime de montrer ce qu’ils font, « au naturel », puisque c’est ainsi que je crois qu’on peut donner ce qu’on a à donner, et c’est un peu pourquoi j’ai préféré donner à la revue un nom qui à la limite soit un peu ridicule (ou beaucoup ?), mais qui soit ouvert, plutôt qu’un nom qui impliquerait un programme quelconque. Si dans un premier temps il y a eu réaction de ma part, c’est simplement au fait que nous vieillissons et que j’ai pu avoir l’impression à un moment donné que nous étions en train de louper le coche, et avions tort peut-être de continuer à vouloir dépendre, pour nos publications, d’éditeurs et auto-éditeurs qui, s’ils avaient eu la gentillesse de nous prendre sous leur aile quelques années plus tôt, avaient maintenant l’air, les années venant, de vouloir se recentrer sur leurs propres travaux d’auteurs, ce qui est assez logique. Peut-être aussi avions nous finalement aussi des choses différentes à sortir, et n’étions-nous plus vraiment sur la même longueur d’onde. Enfin, je dis « nous », ça ne correspond pas à grand-chose, encore une fois il n’y a aucun programme de groupe de la part des gens de Tchouc-Tchouc. Tout simplement, il me semblait que ces gens faisaient des choses dignes d’être vues, et qu’elles n’étaient pas vues ; d’où le retour à un petit fanzine.
Mais comme je n’ai quand même pas vocation d’éditeur, et que je ne suis notamment pas capable de faire grossir assez la chose pour que l’énergie dépensée me paraisse en valoir la chandelle (on parle d’une cinquantaine ou d’une centaine d’exemplaires, à peu près sans diffusion, c’étaient de tout petits tirages retirés à mesure), le petit Tchouc-Tchouc va en effet s’arrêter là. Je remercie bien les gens qui nous ont fait l’honneur de nous suivre !

Voitachewski : La revue a, je trouve, un petit côté suranné. Probablement par son format, son papier qui semble jauni par le temps, les illustrations de couverture… On dirait un peu un illustré qu’on retrouverait dans un grenier et qui regorgerait de trésors disparus… Est-ce une revue habitée par la nostalgie ? Si oui, l’êtes-vous aussi ?

Lucas Méthé : Pour ce qui est de mes goûts, ma foi, ça se peut. Ce n’est pas terrible à dire, n’est-ce pas ? En tout cas je ne vois pas ça comme une qualité. Pour la revue, c’est vrai que certains auteurs que j’ai ramenés ont un dessin qu’on pourrait qualifier d’un peu vieillot, ou alors il faudrait simplement dire d’un peu en dehors du temps ? Pas dans l’air du temps, certainement, mais ça ce n’est pas un défaut. Je ne trouve pas non plus qu’ils soient « esthétisants », je sens seulement chez eux du naturel ; parce qu’ils sont comme ça, un peu hommes des cavernes (il y en a au moins un qui vit dans une ferme, je suppose avec des murs en pierre, je suppose qu’il ne doit pas avoir chaud l’hiver). Ça peut ressembler éventuellement à certains dessinateurs du temps passé, mais n’est-ce pas parce que les dessinateurs en question avaient eux-mêmes quelque chose d’en dehors du temps ? Il y a ainsi l’usage de la plume, qui permet un tracé qui souvent me touche, non parce que ça fait ancien mais parce que ça donne à voir comment le dessin se fait, ça donne des indications sur la lenteur ou la vitesse d’exécution, sur la pression des doigts, sur l’aisance ou la difficulté, l’attention ou l’inattention soudaine, enfin sur l’état d’esprit ou l’état nerveux dans lequel le dessinateur était. Tout cela me paraît intéressant, touchant, riche, vivant, c’est une « petite histoire » à l’intérieur des petites histoires que les récits proposent.
Pour ce qui est de l’aspect de la revue, ça vient aussi de ce que je n’aime pas trop qu’on associe systématiquement le luxe à la beauté (dans les livres, les revues). Esthétiquement je trouve que c’est faux, et éthiquement ça ne me va pas trop non plus ; c’est logique à la fin que ces deux aspects se rejoignent.
Je vous ai peut-être envoyé un exemplaire qui avait un peu pris l’humidité dans ma cave ?

Voitachewski : Une des caractéristiques de Tchouc-Tchouc est aussi qu’elle combine des illustrations, de la bande dessinée et des textes (vos écrits, mais aussi le journal d’Ambre que j’ai au passage beaucoup aimé !). Cela m’évoque vos premiers travaux (L’Apprenti) par exemple, sans phylactères et dans lequel les images viennent aérer les blocs de texte, sans que lien entre les deux soit toujours évident. Quel est votre rapport à l’écrit ? Y a-t-il dans Tchouc-Tchouc la volonté d’approfondir les liens entre image et texte ?

Lucas Méthé : Il n’y a pas de plan général pour aller dans une direction qui serait un approfondissement entre texte et image, ou quelque chose comme ça. C’est simplement qu’à un moment donné je ne savais plus quoi faire de mon dessin, et j’ai arrêté de dessiner ; par contre j’avais des idées à sortir, et je les ai fait sortir ; quand elles ont tendu à prendre forme de poèmes, j’ai fait des poèmes ; et quand le dessin a voulu revenir, je l’ai laissé revenir, et j’en ai été content. J’ai l’impression qu’un certain naturel dans la venue des choses est un meilleur garant de l’intérêt qu’il y a à les faire, que ne le serait la volonté. Si j’avais voulu que Tchouc-Tchouc ou mes autres travaux soient des manifestes, ç’aurait été des « manifestes en faveur de rien », ou en faveur de l’idée que ce que l’art devrait avoir en vue ne peut pas être défini d’avance.
Mais peut-être qu’en fait j’y mets du mien plus que je ne crois ? Peut-être qu’en réalité je désire une certaine amplitude, c’est possible.

Voitachewski : Je remarque aussi que votre lettrage évolue souvent. Vous l’adaptez sciemment à vos récits ou est-ce que cette évolution traduit une évolution plus générale de votre écriture (au sens graphique) ?

Lucas Méthé : Ah, le lettrage, je me rends bien compte que c’est pas toujours très lisible, sans compter que c’est écrit assez petit, mais c’est pas tellement voulu… Souvent j’écris au moment où je trouve ma phrase, dans une certaine précipitation… Dans le meilleur cas, ça donne peut-être un certain genre d’expressivité ? Les variations que vous décrivez correspondent aux moments où j’essaie de faire des efforts, de bien former mes lettres, d’écrire gros, dans l’espoir qu’on puisse lire ( ! ! !).
Parfois il me semble qu’il faut que ce soit écrit rabougri, ou minuscule, ou comme en chuchoté… Parfois je réécris plus propre, mais ça ne va pas, il faut apparemment que ça frôle un peu l’illisibilité… Mais pas de trop près quand même…
Je ne sais pas, en général dans le dessin, je n’ai pas l’impression de rechercher la maîtrise, c’est à dire que ce n’est pas ce que je cherche en priorité, mais c’est vrai que dans le dessin de la lettre, il le faudrait peut-être. En ce moment, je travaille à des pages dont le texte est écrit d’avance, elles ont une certaine tonalité qui font que je trace plus lentement. Ce sont des pages pour le tome 3 de la « série » Papa Maman Fiston.

Voitachewski : Pour revenir à Tchouc-Tchouc, on y trouve un auteur remarquable et qui fait peu de livres, François Henninger. Vous pouvez nous parler de vos travaux avec lui ? Je sais que vous avez écrit à deux le début d’un épisode de Spirou mais aussi Les Mystères de Jeannot et Rebecca. Les deux ont en commun de s’adresser à un public assez jeune. Comment vous partagez-vous le travail ? Vous avez (eu) d’autres projets ensemble ?

Lucas Méthé : N’est-ce pas que c’est un auteur remarquable ? Ben, c’est quelqu’un d’assez discret, et je suppose que j’ai parfois eu envie de le pousser un tout petit peu à produire un peu plus, simplement pour avoir le plaisir de voir dans quels coins nouveaux il pourrait aller, parce que c’est quelqu’un dont le travail s’épanouit bien (je trouve !) dans une certaine variété : c’est surprenant, inventif, en plus d’être amusant et intéressant. C’est vrai qu’on avait discuté ensemble de la première petite bande dessinée dont vous parlez, dont je n’ose pas dire le nom. Je l’avais embringué là-dedans car je n’aurais pas assumé seul, je suppose, de faire quelque chose d’aussi léger, pour le seul plaisir de l’amusement. Là, ça avait consisté principalement en discussions, discussions de « co-scénaristes » si vous voulez, et par contre pour Jeannot et Rebecca, qui est une petite bande dessinée pour enfants, nous n’habitions plus la même ville et je lui ai donc écrit un texte, un long texte de dialogues de théâtre, avec deux ou trois indications par-ci par-là, très peu de choses, rien sur la mise en page, et il s’est débrouillé avec ça. Je crois que c’est le même système que Thomas Gosselin et lui avaient utilisé pour leur livre Lutte des corps et chute des classes. Là, dans Jeannot, c’est la première fois qu’il dessine pour les enfants, et aussi qu’il utilise la couleur, de l’aquarelle. Ce sont les deux seules fois où l’on ait « collaboré » (c’est bizarre d’écrire ça concernant la première fois qui n’était vraiment pas tellement ce qu’on appelle un travail). Y’a rien d’autre de prévu.
François travaille sur une nouvelle bande dessinée avec Thomas Gosselin. C’est très beau, à nouveau.

Voitachewski : Une des choses qui me frappent, c’est l’évolution entre votre période ego comme x et Papa Maman Fiston. Tout semble les opposer, vous passez d’une bande dessinée autobiographique très intimiste, urbaine, assez sombre, avec des dessins tout aussi sombres et statiques, d’imposants blocs de texte, etc. à une histoire rurale très fantaisiste, avec des personnages délirants…

Lucas Méthé : Oui, je ne sais pas trop quoi dire. Je suppose qu’on a beau vouloir « tout mettre » dans un livre, on ne met jamais en fait qu’une certaine facette de soi et des choses. Et quand un livre est terminé, la face opposée peut réclamer d’être prise en compte, d’avoir voix au chapitre. Ce qui est un peu curieux, car je crois essayer de montrer toutes les faces dans chaque livre. Mais c’est comme de dire toutes les faces dans des langues différentes… En fait, je ne sais jamais dire si mes livres sont très différents ou tous pareils. C’est un peu les deux à la fois.
Ce serait peut-être simplificateur de dire (mais je vais le dire quand même) que peut-être les livres du début étaient plutôt des questionnements, des mises à plat de problématiques, comme un début de nettoyage préalable à autre chose, et après cela, c’est logique peut-être qu’il y ait d’autres livres qui soient autre chose, comme des tentatives de réponses.
Il y a sûrement une sorte d’avancée linéaire, sur la durée, mais il y a aussi une espèce d’avancée en étoile, branche par branche.

Voitachewski : Cette évolution a certainement été amorcée il y a un moment, mais dans Papa Maman Fiston elle atteint son paroxysme — les planches semblent vivre leur propre vie, les cases n’ont pas de cadre, vous mettez en valeur avec une certaine exaltation les textures de la chair, de la terre…  Vous pouvez nous en dire plus ? Vous évoquiez le fait que vous avez arrêté de dessiner pendant un moment, est-ce que c’est lié ?

Lucas Méthé : C’est vrai, j’ai parfois eu l’impression en dessinant cette bande dessinée que j’avais enfin des choses à dessiner, et des choses nombreuses, qui ont en effet à voir avec les textures dont vous parlez, et avec les décors naturels, avec certaines plantes que j’observais avant d’aller dessiner, avec le soleil, le ciel, ou je ne sais quoi d’autre, et tout bêtement avec le fait de placer des personnages dans des décors, ce qui est très intéressant à faire, mais que je suppose que précédemment je ne m’autorisais pas vraiment. C’est bizarre, pendant longtemps j’ai aimé dessiner, mais je ne savais pas vraiment à quelles formes m’attaquer, je ne savais pas quoi faire de mon dessin ; j’aimais d’avantage peut-être l’émotion contenue dans le tracé, que ce qu’il pouvait représenter… Et quand j’ai fini par ne plus pouvoir supporter de reconnaître mon tracé dès la posée de la plume, là ça a été un peu fini. Mais c’est logique, je m’intéressais peut-être plutôt à ce moment-là au domaine des idées, à des choses qui ne gagnent pas vraiment à être représentées. On peut toujours dessiner autour, mais ça n’est pas vraiment une dynamique. Mais ensuite c’est revenu, par un biais plus sensible, je crois parce que je me suis intéressé au monde de la nature, des animaux.
Je ne donne pas tant d’importance au fait qu’il y ait ou n’y ait pas des cases, ça ne me semble pas vraiment fondamental. D’ailleurs, dans le tome 2 à paraître il y a des cases, pour la raison que les personnages existaient, que l’univers existait, et que ce sont donc des idées de récit qui ont mené la barque, ce qui fait que le dessin ne l’a plus menée. Et donc, si les mises en page sont éclatées dans le premier tome, c’est parce que, tout simplement, je voulais laisser s’exprimer le dessin, et ne pas le mettre d’emblée au service de quelque chose. Et pour cela j’ai travaillé dans le désordre, ce que j’avais déjà fait dans 2 Suiveurs, et aussi dans Mon mignon ; ce pourquoi j’avais eu besoin de cases carrées me permettant de composer ou recomposer des planches après coup. Mais ici, le dessin primant, il n’était pas possible de le « caser » en avance, et le plus naturel a donc été d’adopter ces compositions à bord perdu.

Voitachewski : Votre commentaire sur les cases répond un peu à ma questions suivante — sur le fait que vous êtes revenu à des cases et découpages plus traditionnels avec Maman amoureuse de tous les enfants

Lucas Méthé : Voilà, c’est ça. Là, pour cette histoire (Maman amoureuse de tous les enfants est à la fois le titre du deuxième livre à paraître et le titre de la première histoire, car ce sont cette fois des récits courts), là j’ai eu une idée de situation, dont je ne savais d’ailleurs pas vraiment quoi faire, parce que je n’avais pas pensé à Maman pour jouer le rôle ; et puis l’idée m’est venue, et j’ai donc développé cela à partir d’elle, ce qui a d’ailleurs pas mal modifié l’idée de départ. Et donc effectivement, il n’y avait plus qu’à dérouler ce récit, et le dessin, cette fois-ci, devait plutôt le « servir » que le tirer à soi, même s’il y a tout de même une marge de manœuvre. J’ai beaucoup aimé dessiner ce personnage, déployer son caractère à partir du petit nombre d’éléments que j’avais sur elle, et qui étaient principalement son visage, c’est à dire la gamme d’expressions que les traits de son visage pouvaient revêtir. C’est une gamme qui a une sorte de plancher et de plafond, disons entre une forme de grande douceur et une certaine folie, et qu’ils peuvent aussi dépasser bien sûr, mais cela correspond peut-être alors à un franchissement intérieur de sa part. Tout cela se fait au ressenti. Mais c’est vrai que le dessin est plus contenu dans le deuxième tome, l’enrichissement, je crois, se fait par un autre biais.

Voitachewski : J’ai aussi une question sur le titre : Papa Maman Fiston, sans ponctuation. Ça me paraît faire écho à cette absence de case ! On revient là au jeu sur le langage… Cet emploi de « fiston » aussi, c’est une anacoluthe (comme dirait le capitaine Haddock). Vous cherchez aussi à tordre le langage ?

Lucas Méthé : J’aime bien le capitaine Haddock. Quelle apparition !
Le titre, c’est vraiment à l’instinct… mais comme toute l’écriture en général, d’ailleurs. Là, le travail commençait à se préciser assez fort, je n’avais toujours pas de titre, je commençais à craindre que ça devienne difficile (en général, soit ça vient tout seul en début de travail, et alors c’est bien parce que ça fait une sorte de « guide » qui peut recadrer un peu dans les moments où on s’égare — un bon titre, titre poétique, c’est presque un programme, je veux dire un programme pour la sensibilité… Mais quand le titre ne vient pas tout seul, alors c’est la galère, on en est réduit à faire des listes, à chercher une sorte de résumé publicitaire, ce n’est pas agréable). Et donc j’ai trouvé ça, qui m’a tout de suite plu, amusé ; j’en ai parlé, on me l’a un peu déconseillé mais je trouvais ça bien, simple, avec une certaine rudesse, un côté non-apprêté, un côté un peu bête peut-être, bête juste comme il faut !… Avec les virgules, ce serait déjà trop « civilisé », je crois.
Je crois que je fais confiance à tout ce qui « me vient comme ça » et qui m’amuse, me surprend, me secoue, je trouve qu’on doit être à l’écoute de ça et que c’est en fait suffisant, si on le fait bien.
Pour ce qui est du langage, je n’ai pas non plus pour but de jouer à le tordre, je n’aime pas trop d’ailleurs le côté gratuit que peuvent avoir les jeux de langage (enfin, ceux qui sont gratuits !). J’essaie plutôt d’exprimer quelque chose avec précision, je crois, mais cette précision peut passer parfois par la torsion, par une certaine apparence première de bizarrerie, parce que ce qui doit s’exprimer « passe » mieux ainsi, s’exprime mieux ainsi, et alors je l’accepte. Je ne suis pas contre non plus que ça fasse sauter un peu au plafond.
En fait je vise réellement une harmonie, mais une harmonie qui comprendrait des éléments peut-être mal dégrossis, pas pour en rester à une harmonie « basse » mais pour que ce soit réel. C’est à dire qu’il faut que ça englobe ça, et après sachant qu’à un bras on touche cela, il faut voir ce qu’à l’autre bras, en tirant bien, on peut toucher pour que le tout s’harmonise. On peut partir de très bas (très grossier, etc.), et obtenir tout de même une harmonie, ce peut être d’ailleurs le moyen d’avoir une harmonie plus complète, en tout cas une image relativement complète de l’harmonie.
J’ai trouvé que Fiston, comme ses parents, ne peut pas avoir de nom (en fait il en a parfois un, Fiston s’appellerait apparemment parfois Toto, mais Toto ce n’est presque pas un nom, c’est plutôt un gabarit de nom…). Caractériser mieux que ça les personnages m’aurait paru une erreur, ça m’aurait paru trop précis, ou plutôt ç’aurait été une imprécision par rapport au fait qu’ils sont apparus pour moi plutôt comme des tempéraments que comme des personnages de fiction, personnages classiques qui auraient un nom inventé, une histoire personnelle inventée, avec des événements passés qui les auraient construits, etc… ; ce qui ne les empêche pas du tout, je crois, d’incarner quelque chose de vivant en fin de compte, et de plus vivant peut-être que s’ils avaient été moins « nus ».

Voitachewski : vous semblez très attaché à ces personnages. C’est en les développant et les voyant vivre d’eux-mêmes que vous avez décidé de vous lancer dans une trilogie ? Ou est-ce une idée qui vous tenait à cœur depuis plus longtemps ?

Lucas Méthé : Je pensais en avoir fini après le premier tome, mais au moment de terminer j’ai commencé à avoir des idées pour poursuivre. Un ami, lecteur de la première heure, m’avait aussi suggéré de poursuivre, il avait l’air d’imaginer une grande fresque, ce à quoi je n’aurais peut-être pas pensé tout seul. Donc je m’y suis mis, et j’ai réalisé ce deuxième tome presque tout d’une traite, sur une petite année (le premier s’était étalé au moins sur cinq ou six ans, je pense, en travaillant sur de brèves périodes parfois très espacées). Et au moment de finir ce deuxième, il m’a semblé que cette fin pouvait de nouveau être un point de départ. Voilà tout ! En fait ce n’est pas une trilogie. Je ne sais pas ce que c’est.

Voitachewski : Papa Maman Fiston ainsi que Jeannot et Rebecca ont été sélectionnés pour plusieurs prix assez prestigieux. Comment vivez-vous cette reconnaissance tardive ?

Lucas Méthé : C’est bien dans la mesure où il est devenu très difficile pour les livres d’inconnus dans mon genre, et même pour de plus connus, d’avoir une visibilité minimale, qui puisse simplement permettre aux livres d’atterrir dans les mains des personnes qui pourraient être touchées par eux ; tout simplement, ces personnes ont toutes les chances de ne pas avoir connaissance de l’existence de ces livres. Ce peut être difficile alors pour les auteurs, qui ont parfois l’impression d’avoir trouvé quelque chose de beau, ou de très beau, ou de magique, ou de décisif, etc., et qui se décident à le partager, et doivent faire le constat que leurs résultats, dans lesquels éventuellement ils ont pu croire qu’ils avaient mis le meilleur d’eux-mêmes, ne suscitent qu’une indifférence à peu près complète. C’est difficile alors de continuer à penser que ce résultat valait quoi que ce soit, et peut-être n’était-ce pas le cas en effet, mais on ne sait pas. Donc, ces sélections ont l’avantage de sauver certains livres de l’indifférence, et bien sûr c’est désolant de savoir que la mise en valeur des uns se fera forcément encore au détriment des autres, question de quantité…
Si on pouvait être sûr que les livres tombent simplement dans les mains de ceux qui les aimeront, qui en feront le bon usage qui consiste à en retirer quelque chose que l’on aime, ce serait suffisant. C’est tout ce qui importe en matière de reconnaissance, je pense, et en ce qui me concerne je ne vois rien de tardif là-dedans.
En fait tout cela est à la fois important et pas très important tant il est devenu difficile de se réjouir de quoi que ce soit par les temps qui courent. En « off » de l’interview nous parlions d’écologie, parce que ce n’est vraiment plus possible de ne pas en parler, quel que soit le domaine dont il est question. Plus haut je parlais d’harmonie, ce qui me faisait sentir à demi-ridicule, mais ce n’est pas grave. Je voulais ajouter peut-être que ce que j’essayais de dire n’a bien sûr de sens que si l’on trouve que l’harmonie est une chose qui a une existence, je veux dire une existence pas seulement esthétique, dans les œuvres d’art ou autres, mais qu’elle est dans le monde (qui ne se borne pas au monde des êtres humains). Et moi je crois à cela, il me semble, et même je crois qu’il faut croire à cela. J’ai l’impression que l’écologie provient d’un sentiment de respect vis-à-vis de la nature qui ne pourrait pas exister si on n’avait la sensation d’une harmonie globale des choses.

Voitachewski : Votre vision de l’écologie, votre rapport à la nature vous influencent-ils dans vos travaux ?

Lucas Méthé : Je suppose que oui, au moins pour ce qui est de la nature. Il me semble que j’aurais maintenant du mal à représenter un univers citadin, à me passer d’animaux et de paysages, à faire quelque chose qui concernerait uniquement des êtres humains entre eux. Ça ne me semble intéressant de me pencher sur eux que s’ils sont reliés à autre chose.
Il n’y a pas de discours écologique à proprement parler dans ma bande dessinée, mais j’essaie de rester les deux pieds plantés dans un certain sol, de viser un certain type d’énergie à partir de laquelle il me semble que tout ce que je dirai devrait rester correct. (Et, si ça commence à dérailler, c’est probablement le signe que je suis « sorti » de ce terreau-là.) Tout cela ne donne pas nécessairement de vision écologique, mais donne peut-être une vision d’ensemble, de type spirituel ou comme on voudra l’appeler, dans laquelle à mon sens l’écologie figure. Je crois que la nouvelle génération de dessinateurs, les plus jeunes, ont un intérêt pour ces choses, même s’ils n’osent peut-être pas les aborder frontalement (ça demande un certain courage d’en parler), c’est peut-être plus naturel pour eux et c’est une bonne chose. J’ai l’impression qu’il y a moins de cynisme en eux.
Vous me faisiez le compliment de la façon dont le bouquin s’attelle à « représenter la nature, ou même le vivant » (je suis désolé de vous citer, mais votre question n’est pas facile). C’est bien en effet ce que je crois avoir tenté de faire, et en un sens cela s’arrête aussi un peu à cela, à quelque chose d’aussi élémentaire et en même temps d’un peu « vague » (au niveau du discours) que cela.
Peut-être devrais-je être moins « artiste » sur ce point, car s’il y a une chose qui me semble devoir passer avant toutes les autres, c’est bien la sauvegarde de la nature et des animaux ; mais il ne s’agit d’ailleurs pas du tout de ne s’occuper de ces choses que dans le cadre de l’art ou des livres. Je trouve que les enfants qui descendent dans la rue pour l’écologie sont géniaux.

[Entretien réalisé par email en novembre 2019]

Entretien par en décembre 2019