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L’ Ombre aux Tableaux

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L’ombre aux tableaux, dont le titre sonne comme une nouvelle d’Edgar Poe, raconte l’histoire extraordinaire d’un peintre maudit qui rencontre le succès et l’amour à titre posthume. Dès la première page, Arthur Cornier est représenté en train d’accomplir un sinistre rituel dont la mise en scène fait penser à un suicide. Mais point de fuite dans l’au-delà, juste un subterfuge pour duper l’hôtelière à qui il doit de l’argent et filer à l’anglaise. Le destin va alors mettre sur sa route Carlos, prince du macadam roublard et attachant, qui s’empresse de lui enseigner l’art et la manière de survivre dans la rue, et Arianne, sœur d’un galeriste célèbre, qui reconnaît son talent en tombant par hasard sur l’une de ses toiles. Le sort du peintre est scellé mais J.-C. Denis prend le temps de familiariser son héros avec cette nouvelle vie de laissé-pour-compte en lui faisant parcourir les lieux qui vont devenir les siens (hall de gare, wagons désaffectés, quais de métro…). L’épisode de la vente de la première toile, qui aurait pu être un moment charnière de l’histoire, devient presque anecdotique en étant noyé au milieu d’une série de pages décrivant l’errance du peintre. Arthur n’envisage nullement cet événement, que l’on devine essentiel dans le cours de l’intrigue, sous des auspices favorables et s’irrite simplement du prix dérisoire auquel Carlos a cédé la toile. Car le peintre n’est déjà plus que l’ombre de lui-même, il s’enivre pour se tenir chaud et suit à la trace son nouveau guide en s’accrochant désespérément à son nécessaire de peinture comme s’il contenait les dernières bribes de la fortune.

La chance tourne, mais sans lui. Cette impression est confirmée par l’alternance de séquences narratives mettant en scène sa descente aux enfers et les prémices de son succès dont il est tenu à l’écart.[1] La brasserie où Arthur et Carlos croisent Arianne pour la première fois et où les toiles du peintre ont été abandonnées est une passerelle qui rend possible la rencontre entre deux classes sociales aux antipodes l’une de l’autre.
Pourtant, la ligne de démarcation entre ces deux mondes n’est pas si nette : les codes vestimentaires sont détournés (les riches se déguisent en pauvres, les pauvres s’habillent avec les vieilles reliques des riches), les lieux fréquentés (quai de métro, salle de réception, bouge sordide…) sont dotés des mêmes éclairages (un jaune orangé tirant tantôt sur le brun, tantôt sur le vert d’eau). J.-C. Denis confond les différentes classes d’individus en homogénéisant par la couleur l’ensemble des planches qui illustrent de manière très descriptive le petit théâtre de cette société trébuchante.[2] Un dédoublement s’opère, l’homme s’enfonce dans une détresse de plus en plus profonde jusqu’à ce que mort s’ensuive, tandis que son œuvre fait une entrée remarquée dans le petit monde de l’art grâce aux manigances d’Arianne.
En créant de toutes pièces le personnage d’un peintre talentueux issu de la célèbre Trash Can School, elle dépossède Arthur de son œuvre tout en lui permettant d’exister au regard des marchands de l’art. La satire de ce microcosme est empreinte d’un cynisme mordant et la facilité avec laquelle la cote de Corner s’envole démontre les absurdités d’un marché de l’art qui fluctue au gré du hasard. Les langues se délient et les discussions qui se nouent autour du nouveau prodige contribuent à édifier le mythe. Au milieu de cet engouement frénétique où l’ignorance et le snobisme se côtoient étroitement, seul Arnaud, sincère amateur d’art et des courbes d’Arianne, avoue ne pas avoir entendu parler de la Trash Can School.[3] Maître d’œuvre du marché de l’art, l’argent ne fait malheureusement pas le bonheur de tous les artistes : ce n’est pas la transaction financière qui sauve le peintre de l’abîme mais la mort. J.-C. Denis illustre avec beaucoup de finesse un proverbe usé jusqu’à la corde, mais sans doute increvable, puisque cette société cherche sans cesse à le faire mentir.

Si l’on voulait attribuer un genre à L’ombre aux tableaux, ce serait certainement le conte social. L’aspect fantastique est à peine visible, il est juste rendu par un jeu de transparence lorsque le peintre devient fantôme. Ce dispositif subtil et discret n’en engendre pas moins des images dont la charge émotionnelle est forte : la main transparente et désincarnée du peintre tentant en vain de saisir des pinceaux semble évoquer le désarroi de l’artiste devant son incapacité à créer. L’agencement minutieux des décors illustre à lui tout seul le paradoxe de l’expression « conte social ». Les intérieurs habités par ceux qui sont dans le besoin sont très détaillés (la chambre d’hôtel d’Arthur, l’atelier-taudis de Baba…) et ce graphisme très réaliste vient entériner la dimension sociale de l’œuvre. Au contraire, le décor de l’atelier sous les toits qui héberge la relation amoureuse balbutiante entre Arianne et le fantôme Arthur est épuré à l’extrême pour focaliser l’attention sur cette rencontre presque irréelle.
Sans l’intrusion du surnaturel qui se matérialise par la transformation du peintre en fantôme après sa mort, une histoire d’amour entre Arianne et Arthur serait tout à fait improbable étant donné le gouffre qui sépare leur situation sociale et leur personnalité. Arianne est une femme consciente de ses atouts qui a confiance en son pouvoir de séduction. Elle préfère être en fourrure plutôt qu’à poil et parade avec assurance dans les soirées, moulée dans un fourreau Alaïa ou dans un sac plastique selon le code vestimentaire requis. Considérée comme une jolie écervelée sans aucune crédibilité professionnelle, elle peine à trouver sa place parmi les marchands d’art et à imposer ses goûts artistiques. L’amnésie passagère dont elle souffre à la suite d’un accident de voiture la rend réceptive au monde des défunts et, de ce fait, elle est la seule personne à se rendre compte de la présence du fantôme.

La magie de leur rencontre opère car tout les deux sont en décalage avec leur réalité : Arianne est mise à l’écart car son comportement étrange la fait passer pour folle aux yeux de ses proches, Arthur est en marge de sa propre existence car il est mort. L’espoir est permis à celui qui n’est plus ou à celle qui semble ne plus être. La mort devient pour Arthur une ouverture sur un champ des possibles, une brèche dans le mur d’indifférence qui cloisonne la société et ses individus. La folie dont on la croit atteinte isole Arianne de son entourage superficiel et l’épaule dans sa quête d’accomplissement personnel. En transformant une chute sociale en ancre de salut, L’ombre aux tableaux devient une utopie, une de celles qui voudraient nous faire croire qu’il n’existe aucune frontière, ni entre la vie et mort, ni entre le rêve et la réalité.

Notes

  1. Vol du portefeuille d’Arthur qui se retrouve totalement démuni / soirée chez Arianne durant laquelle elle arrive à vendre une toile d’Arthur en faisant croire qu’il s’agit d’un jeune peintre américain à succès / déchéance d’Arthur qui sombre dans l’alcool et le désespoir / dispute entre Arianne et son frère au sujet du fameux mensonge qui confirme paradoxalement la « naissance » fictive du peintre Art Corner / soirée déguisée où Arianne remet la toile à son acheteur Arnaud / mort d’Arthur que l’on retrouve complètement raidi par le froid au sous-sol d’un parking.
  2. L’idée même est reprise dans la case (p.11) qui représente les jambes de Carlos (vêtu d’un vieux treillis et chaussé d’une paire de derbys flambants neufs) s’emmêlant dans une corde, lorsqu’il s’enfuit avec les affaires d’Arthur.
  3. La Trash Can School n’existe pas. Arianne invente ce nom en s’inspirant de la réelle Ash Can School («école de la poubelle»), école artistique new-yorkaise du début du XIXe siècle.
Site officiel de Albin Michel
Chroniqué par en septembre 2010