Pinocchio
Winshluss fait partie de ces comiques qui convoquent l’humour pour étouffer leurs angoisses existentielles. A quoi reconnaît-on l’humanité ? Où nait-elle, et comment la cerner ? Voilà les interrogations qui abondent sous ses récits faussement potaches où le héros — qu’il soit l’androïde Monsieur Ferraille, le primate Smart Monkey ou, dans le cas présent, le pantin Pinocchio — est par essence déshumanisé. L’odyssée, dès lors, ne cherche pas à ramener ces créatures vers les hauteurs d’une humanité d’où elles auraient été injustement déchues. Au contraire, elle démontre ô combien l’Homme, aussi, est un monstre, puisque ces héros supposés sans âme font preuve d’un entendement et de comportements comparables aux nôtres.
Avec Pinocchio, Winshluss développe le thème jusqu’à rejoindre la pensée des philosophes dualistes. Il divise les aventures de Gemini le Cafard et du petit pantin (soit la conscience et le corps) en deux récits parallèles qui s’opposent par leurs techniques narratives (un muet et un parlant) et leurs esthétiques (un en noir et blanc et un en couleur). A la clé, l’espoir de percer ce mystère : les hommes agiraient-ils si mal s’ils prenaient la mesure des conséquences ?
Comme on pouvait s’y attendre de la part de ce vieil ouvrier du rire qu’est Winshluss, la réappropriation de conte de Collodi est absolue et virtuose. En surface, il modernise l’imagerie pour faire du pantin Pinocchio un robot, de Monstro un poisson nucléairement modifié, et de Geppetto le menuisier, un savant militaire. En substance, il repeint intégralement l’univers à son image, c’est à dire en un manifeste de la désillusion qui retourne comme un boyau à saucisse l’esthétique du merveilleux américain des années 50 pour en dénoncer l’idéologie consumériste. Les références à la publicité, Walt Disney ou Tex Avery, la trame colorée à gros points des bandes dessinées de nos enfances… tout est sali, dépouillé, torturé par un trait qui ne saura jamais trancher entre cynisme et, sentiment de plus en plus prégnant dans son œuvre, mélancolie.
D’une certaine manière, on peut dire qu’il y a toujours eu chez Winshluss cette hésitation, ou cette guerre intérieure, du stupre et de la poésie, du rire et du désespoir. Avec Pinocchio, sans contestation possible, la tristesse l’emporte, nourrissant de ses plus beaux tableaux, expulsant le second degré hors des dialogues et des péripéties, pour ne plus se faire sentir qu’au détour des images. Acmé formelle d’un des plus grands auteurs français en exercice, Pinocchio marque aussi l’apogée de sa vision de l’humanité : celle d’un bonhomme de bois chargé de rappeler que c’est nous, les pantins de chair.
[Chronique précédemment publiée dans Les Inrockuptibles.]
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