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Plein les yeux

de

Un homme voit rouge et c’est le drame.
Cette monochromie primaire, sanguine, est à l’image (ses images) de sa pulsion vive, saturée, devenue fatale pour avoir cru en tarir la source, puis cherchant à en faire sens pour ne pas être rattrapé par la réalité aux arêtes constrastives, incolores et autrement tranchantes.

Plein les yeux est un polar. L’énigme, l’enquête, l’en quête, est entièrement axée sur l’interrogatoire du présumé coupable. Et si il y a deux morts, il n’y a qu’un seul crime dont il s’agit moins pour les inspecteurs de savoir comment et qui, mais pourquoi il a été commis.
Cette double mort confond notre vision binoculaire et manichéenne, en même temps que l’interrogé ajoute au confus en donnant sa version des faits et de la réalité, offrant littéralement sa vision érubescente au noir et blanc habituellement dédié au genre policier.

Dès les planches 2 et 3, les principes sont posés grâce à leurs deux cases respectives mises en parallèle. Le blanc est au réel, le rouge à la vision subjective, narrative, d’un homme logiquement sans visage se défendant confusément devant soi et les autres d’être le coupable. Le noir est le lien, l’entre-deux contrastant qui fait voir et donne le ton de l’histoire.

Le discours/témoignage est en blanc sur fond noir dans la typographie (mythique) des «machines à écrire», s’ancrant alors sans aucun doute possible dans le genre du récit et la réalité administrative de la situation. Comme nous sommes dans une bande dessinée, sa particularité est d’être confrontée à l’image tout en la rejoignant dans la subjectivité du point de vue.[1] Le hiatus nait de cette confrontation où l’image affirme une autonomie grouillante, populaire et populiste dans le spectaculaire et la standardisation.

L’intelligence de ce livre est d’affirmer son questionnement, de provoquer l’enquête ou l’énigme consubstantielle au genre qu’il incarne, non pas dans le récit mais dans les images. C’est dans celles-ci, dans leurs discordances d’avec la réalité, leur affirmations de clichés datés «rétro actif», que la solution se cache et qu’un moi coupable s’y oublie. La lecture devient une analyse, celle d’une construction imaginaire, rêvée,[2] fantasmée et délirante, imbibée d’une culture (ou d’une mixture) et fuyant des causes plus concrètes (chômage, frustration, maladie) qu’il s’agira de «dé-couvrir» pour mieux voir la réalité d’un passage à l’acte cauchemardesque.

Cause(s) entendue(s), Plein les yeux joue la saturation visuelle[3] pour devenir énigme graphique littérale (qui s’appuie sur les lettres) et un objet étrange semblant tout droit surgit des années 80 et de leur obstination expérimentale à interroger les années 50 (et début 60). A ces impasses passées rétro moderne par trop souvent gratuites, Keko échappe heureusement en charpentant son livre d’une histoire solide et structurante.
En tant que bon polar, cet album en a alors les qualités (le questionnement, l’énigme) et les défauts (dans les réponses données, ici l’alcoolisme par exemple).[4]
Mais heureusement l’auteur donne le dernier mot à ce monde risquant d’être trop dualiste, trop noir et blanc, par une dernière image justement, celle de la photographie qui a dévoilé la réalité de l’acte commis au coupable mais qui, sans être en couleur, se pare d’aplats rouges qui ne sont surtout pas celui du sang versé… Une belle fin «abîmante» par une image au statut indiciaire (dans le récit) posant une ultime fois la question du rapport à la réalité.

Notes

  1. La réalité se pare de bulles dialogiques et laisse les narratifs en sous-titre à la vision subjective du présumé coupable.
  2. Au sens où l’entend la psychanalyse. Notons que Keko fait aussi habilement référence à La tempête de Giorgione et à l’Histoire de Nastagio degli Onesti de Botticelli, œuvres qui questionnent aussi cette ambiguïté entre fantasme, rêve et réalité. Voir sur cette œuvre de Botticelli le très beau livre de Georges Didi-Huberman : Ouvrir Vénus, Gallimard, collection «Le temps des images», 1999.
  3. Collage, juxtaposition, détournement, etc.
  4. Ce défaut est surtout un point de vue personnel, je ne suis pas très amateur de policier car je reste le plus souvent déçu par leur fin.
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Chroniqué par en juillet 2006