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Puppy & Alive

de

1.

Bien que s’étant éclipsé du lieu où on avait plaisir à le retrouver chaque semaine et ayant ainsi déjoué nos habitudes (on ne l’en blâmera pas, bien au contraire), Luz continue à nous donner, régulièrement, de ses nouvelles. Je sors à l’instant d’une bibliothèque publique où je m’étais rendu afin de consulter certains journaux. J’y ai découvert, un peu par hasard, quelques pages nouvelles de sa main — dans les Cahiers du cinéma par exemple : variations sur les Misfits de Houston, lent feuilleton en devenir à raison de deux pages par mois. Chroniquant ici même, il y a un an environ, La légèreté de Catherine Meurisse, je m’étais un peu penché sur Catharsis (qui marquait la renaissance du désir de dessiner, disons, comme on respire) et Ô vous frères humains (qui, malgré quelques pages jouissives, pêchait par l’emprise paralysante du pathos, en tant que trace insistante et lourde du tragique — la lecture ne pouvant retrouver son souffle qu’en prenant distance avec l’humanisme revendiqué pour se délecter du trait en tant qu’empreinte matérielle de l’auteur, « frère humain »). Il était alors difficile de lire ces deux livres sans avoir pleinement conscience des événements qui les avaient fait surgir, qui leur avaient injecté une nécessité autrement plus forte qu’une cure de silence afin de panser certaines plaies intimes et ainsi retrouver une forme de sérénité.

L’histoire de Luz — sa biographie — est d’abord celle de son trait, virtuose, mais rebelle à l’usage d’un trop habile savoir-faire (qui pourrait être en mesure d’altérer sa puissance d’invention). Il est un des rares dessinateurs à tirer profit de la rapidité d’exécution dont sa main est capable. Il peut même dessiner les yeux fermés, en dansant, comme désorienté, la tête dans les nuages — le cerveau (son « Archimède », d’une lucidité graphique des plus vives) entretenant en permanence sa capacité de commander le geste qu’il faut pour obtenir sans douleur un tracé qui frappe juste. Quoi qu’il fasse, où qu’il aille, il demeure un des meilleurs héritiers de la fameuse « bande du square » (Hara-Kiri, Charlie, etc.). Et c’est bien pour cela qu’on se réjouit de la parution de ces deux livres plutôt épais qui offrent à tout regard un peu aguerri de multiples occasions de faire la fête.

Puppy, sorti en plein hiver chez Glénat (collection 1000FEUILLES), appartient à ce qu’on appelle « bande dessinée muette ». Autrement dit, on n’y trouve nulle part ne serait-ce qu’un mot, à l’exception de rares inscriptions gravées principalement sur des tombes (ainsi que huit fois le mot pizza sur un carton et quelques enseignes de magasins — en général illisibles), avant qu’un épilogue en deux planches nous offre quelques lignes explicatives (mais qu’il convient de ne déchiffrer qu’au terme du parcours). Les pages ne sont pas numérotées (après un rapide décompte, on obtient environ 160 pages dessinées). Alive, publié au début du printemps chez Futuropolis, est nettement plus « bavard ». Mais on peut sans grand dommage l’appréhender en recueil de « pur » dessin, souvent pris sur le vif, à dévorer des yeux avant même de se plonger dans l’agencement (parfois foutraque) des mots. Ici les pages ne sont pas davantage numérotées (volonté de l’auteur ? Pur hasard ? Il doit y en avoir un peu plus du double que pour Puppy ; disons grosso modo dans les 380). Les deux ouvrages sont de grand format : ils nous offrent de quoi sentir, de quoi lire, de quoi écarquiller les pupilles, de quoi s’égarer.

2.

Commençons tout d’abord par traverser Puppy qui s’ouvre par une citation de Lovecraft : « Je m’étendais là sur le sol moussu, rêvant à des choses étranges et singulières ». L’étrangeté du monde est probablement le seul sujet qui vaille la peine d’être creusé toute une vie. Le premier mot qui vient à l’esprit à première lecture, rapide, est tornado. Tornade, cyclone. On entend alors du bruit blanc, une danse macabre jouée avec des instruments faits d’os, humains ou animaux, troués ou non (mix de sons soufflés et percussifs) : quelque chose d’enjoué, animé par cette liberté retrouvée, renforcée par l’abandon du langage (écrit comme parlé), sinon celui — moins tyrannique — qui fait naître le trait.

Puppy est un chien zombie, un locataire (en concession plus ou moins perpétuelle) du cimetière d’Asnières : canidé mort-vivant, beaucoup plus drôle, car plus insaisissable, moins convenu, que ces zombies humains, lents et maladroits. Puppy est un rêve de dessinateur : une composition en noir et blanc à partir d’un signe (ou idéogramme) fermement tracé, empreinte en perpétuelle métamorphose, variable à l’infini, mais toujours identifiable, même si parfois réduite à trois fois rien (cherchant un livre dans ma bibliothèque, je suis tombé par hasard sur un exemplaire du Chien Roi — livre de Michel Butor illustré par Pierre Alechinsky — et j’y ai trouvé, en 4e de couverture, l’esquisse d’un clebs plus ou moins bâtard au pinceau, en noir et blanc, comme jetée, sans repentir, qui m’a aussitôt fait penser au Puppy de Luz : belle rencontre). Le plaisir de faire éclate à chaque page : rien d’exsangue ; ça coule, ça circule. L’ombre portée du meilleur Tim Burton (celui des cimetières sous la lune, mais où Bernanos se serait absenté) se décèle çà et là. Cette explosion de traits, de tâches, de blancs en réserve, de toutes manifestations ô combien animées (et plus ou moins spontanées) d’un visuel en délire, produit ses effets, telle une cure partagée entre auteur et lecteurs : véritable thérapie qui aurait don de décrasser le regard, de remettre en question les frontières incertaines entre la nuit et le jour, entre conscience d’avoir, quoi qu’il en soit, les pieds sur terre et emprise de ces rêves qui nous conduisent au-delà des limites de notre enfermement collectif — nous font perdre le sens de la gravité (et ce, dans tous les sens) ; bref : nous donnent le vertige et, in fine, nous font retrouver (paradoxalement ?) la joie d’arpenter la terre ferme, les yeux, comme on dit, pleins d’étoiles (mais sans la mièvrerie qui s’attache à cette expression).

Luz est le nom d’artiste de Renald Luzier, simplement composé des trois premières lettres du nom de famille. Mais, que ce soit par volonté ou par hasard (par simple chance), il nous fait entendre, et peut-être avant tout, le mot lumière. À l’énoncé de ce calme bloc (sonore, ici-bas, mais bref, contracté), on attend que lumière soit faite sur ce qui nous environne et que nous ne voyons pas, alors que Luz le perçoit avec acuité. Y-a-t-il une mort après la vie ? Nul ne le sait (la mort, ce sont toujours les autres — les défunts — qui en parlent le mieux ; mais ce qu’ils en disent, nous y comprenons goutte, car leurs derniers râles agonisants ne peuvent que nous renforcer dans notre devenir sourd-muet). Mais il y a une vie du dessin que les mots ont bien du mal à saisir (ce travail de mise à nu est sans fin… Nous l’entretiendrons néanmoins, envers et contre tous, jusqu’à notre dernier soupir).

3.

Passons maintenant à Alive : sacrée pièce de résistance dont la traversée s’avère bien plus éprouvante qu’une nuit blanche passée devant (ou derrière) les platines. Programmons de la musique en « fond sonore » (choisir des disques parmi les plus éloignés de la « playlist » de Luz — à l’instant où cette « chronique » se fait, tout en se défaisant sans cesse : Mozart, Schubert et Stravinsky). C’est parti.

rarement parcouru un livre de manière aussi saccadée… je fonce, ralentis, fais de brèves pauses, marque de longs arrêts, saute des images, des croquis, des strips (peu, en réalité — tous m’intéressent)…  je passe des lignes de texte (beaucoup, finalement ; ce n’est pas qu’elles soient inintéressantes, ou mal écrites… plutôt trop érudites, trop précises au sujet de groupes, de musiciens, dont je ne sais rien et au sujet desquels j’ai le désir de rester ignorant). J’ai conscience, bien entendu, que ce livre n’a pas été composé en cinq minutes ; il en a fallu des années… (deux décennies probablement) ; mais ce qui sidère en premier lieu, c’est cette force du poignet : jamais de crampe ?

Le génie de Luz, c’est de saisir comment la musique (dont il ressent pleinement les effets en ouvrant le corps à entier à l’écoute) lui offre en permanence l’occasion de devenir ce qu’il est. Il la comprend à sa manière, c’est-à-dire sans jamais l’appréhender en tant que langage (je ne parle évidemment pas d’analyse — ce n’est pas son problème ; et quand bien même ce serait le mien, je tente ici d’en faire abstraction), sans jamais hiérarchiser son « contenu » autrement qu’en se fiant à ce comment les sons le traversent (car, parfois, le corps fait barrage et alors la musique se brise contre lui : rien ne passe et, par conséquent, rien ne pourra être « mis en écho » par le dessin). Aussi ne faut-il pas nécessairement s’y connaître (comme lui s’y connait ; s’il n’a pas acquis de boîte à outils pour saisir comment ce langage — cet alive : débordant de vie et fort peu académique — fonctionne ou non, il a la mémoire pour lui, et la passion) pour en goûter l’extraordinaire transposition graphique. Il dessine véritablement les lignes de tension imprimées par la musique qu’il écoute et qui le fait jouir. J’en aime certains parcours, certaines lignes, certains courts-circuits, en ce domaine que Jean-Michel Espitallier appelle « le rock et autres trucs ». Je les retrouve ici et là dans Alive. Mais le plus souvent il est question de groupes — de formations apparemment sérieuses et documentées — dont je n’ai jamais entendu parler et qui, si ça trouve, me gonfleraient au moins autant, à l’écoute, que cette chanson française avec laquelle je partage avec Luz le désir de prendre la plus grande distance possible… Et alors ? Les grands bonheurs sont muets. Réduire ce livre à un travail de fan serait regrettable. Certes, fan, il l’est (comme son ami Jean-Christophe Menu peut l’être aussi, avec ses collections de vinyles, de t-shirts et autres fétiches divers et variés). Mais, on peut n’en avoir cure car ça circule plus que bien dans ces quasi-400 pages ; ça parle selon les codes d’un langage qui est ce que vous voudrez, sauf du blabla généré par la ratiocination acnéique adolescente (cet entretien ad vitam æternam rock&folkeux que la conversation avec Manœuvre en préface d’Alive — recopiée à la main… Bon sang, jamais de crampe Luz ? — pouvait laisser craindre… mais il n’en est rien). Et parfois, bonheur intense, on tombe sur quelque chose de partagé : on se remémore, grâce à cette quête de vérité, toujours en devenir, du trait, de ce concert où nous étions, l’auteur et nous, en bord de scène (où nous l’avons d’ailleurs vu dessiner) — la seule lumière se projetant sur la page étant celle de son nom, donc de son regard, la seule qui vaille…

Le temps passe. J’écoute maintenant Pelléas et Mélisande de Debussy tout en lisant Il rockait une fois (ou Claudiquant sur le dancefloor). Et ça marche ! Je lis : « Robert Wyatt ? Batteur du groupe pataphysicien (comprenez musicalement libre) Soft Machine, qui, devenu paraplégique, composa depuis sa piaule d’hôpital l’un des disques les plus intenses du siècle passé Rock Bottom. » Et aussitôt, Luz et moi (et vous-même lisant ces mots) habitons le même monde : celui qui nous incite à traduire avec les moyens du bord la même aspiration à une totale liberté — musicale, graphique, « intellectuelle » (rêve fugitif, voire insaisissable — mais que proposez-vous d’autre ?).

Aussi faudrait-il maintenant rendre enfin muette la machine à produire du commentaire, mais non sans avoir, une fois encore, répété ce tout dernier mot qui demeure le seul apte à traduire, en toute simplicité, le devenir auquel, plus que jamais, en ces temps de manque, nous aspirons, nous, « frères humains »… Stay tuned : stay alive

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Chroniqué par en avril 2017