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Le Roi des Mouches

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S’essayer à décrire Le Roi des Mouches débouche presque toujours sur un long inventaire des influences et références que l’on peut y trouver. C’est ça, ou opter pour un résumé en forme d’enchaînement de relations tarabiscotées (Eric sort avec Marie mais continue de convoiter Sal qu’il avait chipée à Damien son meilleur ami qui s’est tué, tout en lorgnant aussi sur Karine, qui couche avec Becker dont le pote Ramos va confier un sac mystérieux à Marie, etc. etc.) qui mènerait à penser qu’il s’agit là d’une sorte de telenovella romantique, alors qu’il n’en est rien. Préférons donc les références.
La plus évidente, tout d’abord, puisqu’elle s’étale à chaque page : des échos de Black Hole dans ce trait et cet encrage denses, mais aussi dans l’exploration de l’adolescence à la sensualité/sexualité dévorante, évoluant dans l’ambiance un peu intemporelle de la «suburbia». Pour continuer dans la bande dessinée américaine, on y trouve aussi des échos de Ice Haven, dans la narration éclatée en multiples monologues intérieurs qui ne se croisent jamais, soulignant l’incommunicabilité de ces personnages, poussant le lecteur à redécouvrir le monde successivement au travers de leurs yeux.
Chacun y trouvera aussi des réminiscences de la littérature américaine (encore), selon son propre parcours — pour moi, c’est le Moins que zéro de Brett Easton Ellis que j’y retrouve, dans l’errance des solitudes et le détachement désabusé. Le cinéma, aussi, que ce soit du côté du Big Lebowski des frères Cohen (et son univers de «white trash» obsédé par le bowling) ou de l’œuvre de David Lynch où rôdent formes grotesques et esprits funestes.
Et puis enfin impossible de passer à côté de l’allusion du titre, annoncée dès la première page, comme une promesse de chaos et de violence à venir.

Loin du Far West, cela se passe quelque part dans l’Est, non loin de la frontière Allemande. Les marques de l’Amérique sont là (le mall, la cafétéria aux allures de diner), mais leurs couleurs sont fânées, passées, reliquats d’un simulacre auquel plus personne ne croit vraiment. On est quelque part dans les années 90, peut-être au tournant du millénaire.[1] Pas moyen de s’échapper — l’univers semble clos, enserré entre des montages et des forêts, à tel point qu’un champ parsemé de pylônes à haute tension peut prendre des airs d’étendue sauvage.
Dans ce bocal, les mouches s’agitent et se croisent, se rencontrent et se battent. Dans cette humanité en déliquescence, les couples se désagrègent lentement, les familles toujours au bord de la rupture, les rencontres ne pouvant être que violentes ou sexuelles. A la différence du Black Hole de Charles Burns, les adultes sont présents ici — mais tout se mèle, la séparation entre ados et adultes n’existent plus, les mères se font prédatrices mais sont tout aussi perdues que leurs filles, alors que les hommes ne parlent que jeux ou jouets.
Et bien sûr, il fait chaud, étouffant même. Il y a bien un hiver qui passe, mais il est à peine évoqué durant une séquence du premier volume, avant de laisser place à un nouveau printemps, à de nouvelles chaleurs, dans tout les sens du terme. Chez Burns, le blanc du papier laissait une respiration, un espoir presque — ici, la couleur occupe tout, sous un ciel qui n’arrive jamais à être véritablement bleu, et que l’on imagine aisément «bas et lourd comme un couvercle».

Par petites touches, par séquences (immanquablement de 5 ou 7 planches), le récit se tisse et évolue, passant d’un personnage à l’autre, se laissant envahir et guider tour à tour par leur voix. Revenant encore et encore à Eric, qui trône au milieu du jardin de sa mère, et qui endosse parfois les attributs du Roi des Mouches[2] et contamine tout ce qu’il touche.
D’un malaise à l’autre, Mezzo et Pirus continuent leur œuvre au noir et suivent les trajectoires de ces êtres en perdition, qui hésitent entre l’autodestruction et l’espoir déraisonné du retour dans le ventre de leur mère — «l’origine du monde»,[3] faisant écho au «Hallorave» du premier volume, autre point de départ (pour le récit cette fois-ci). Sans espoir et prisonniers de leur animalité, la mort serait-elle pour eux la seule véritable délivrance ?

Ambitieux et maîtrisé au point d’en être parfois glacial, Le Roi des Mouches est une œuvre dense et imposante, qui revendique trop de références ou d’influences pour n’être qu’un vague produit dérivé — il s’agit peut-être de brouiller les pistes, mais surtout d’utiliser cette «matière à raconter», de puiser dans ces récits en provenance de l’autre côté de l’Atlantique et d’en produire un récit véritablement unique.

Notes

  1. Comme le laissent entendre quelques allusions musicales, aux raves et à Pulp en particulier.
  2. Belzebuth, seigneur des mouches et des ordures, prince des démons et chef suprême de l’empire infernal.
  3. Qui s’ouvre sur une vision d’Adam et Eve dans leur nudité originelle, le serpent surgissant dans les cases suivantes.
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Chroniqué par en octobre 2008