
Temps de Canard
Rassemblant une série de dessins d’abord publiés dans le supplément week-end de la Tribune de Genève, Temps de Canard est une collection de dessins pleine page, dotés d’une légende mais sans aucun phylactère, et sans autre lien mutuel que la présence récurrente et fantastique d’un petit canard blanc dans chaque image.
Dans la controverse théorique qui oppose Thierry Groensteen,[1] et Harry Morgan[2] ce recueil n’a pas sa chance : même Morgan, qui admet contre Groensteen la possibilité qu’une image unique soit narrative, semble réclamer pour cela qu’y soit présente une séquence au moins implicite : un enchaînement cause-effet, une situation évidemment montrée comme le résultat ou la préparation d’une action.
Rien de tout cela dans Temps de Canard, dont le moteur se tient au contraire dans l’absence de ces liens. Le recueil de Tirabosco déplace en effet le mécanisme séquentiel de la narration classique, qui ne recherche plus les éléments de rythmicité ou de causalité inter-iconiques, mais concentre au contraire le regard du lecteur dans une image chaque fois unique, totale, carrée, aux bords lourdement soulignés de noir, comme pour enfermer l’œil et l’avertir que tout, absolument tout ce qu’il y a à comprendre est enfermé et enveloppé là, sous ses yeux.
Mais c’est que le principe sériel est ailleurs : tout au long de ces 71 images, on retrouve comme on l’a dit ci-dessus un identique petit canard blanc, plongé dans des situations incompréhensibles, grotesques, baroques, délirantes, glauques, bizarres. Chaque image porte une ambiance particulière, mélange des ingrédients surchargés de connotations, de sorte que tout est fait pour que le lecteur cherche à comprendre : il y a tant de pistes, d’échos, de clins d’œil que, certainement, cela veut dire quelque chose. Puis on passe à la page suivante, et c’est à la fois un autre univers, tout aussi plein, tout aussi chargé d’énigme et de sentiments contradictoires, et toujours le même monde absurde et fantastique qui décline une autre de ses facettes.
L’imperturbable canard blanc traverse ces tableaux de genre féériques ou obscurs, où l’on croit reconnaître au passage une variation sur Delacroix, une ombre de Warhol, un zeste de Hopper, un hommage à Frida Kahlo, un morceau de Carlos Nine. La maîtrise formelle de Tirabosco au pastel gras est hallucinante, et chaque image est d’une incroyable richesse, cent fois regardée et cent fois généreuse de ses histoires implicites. Ce suisse maîtrise son sujet comme dix surréalistes belges.
L’amateur se délectera particulièrement devant le Cavalier arabe attaqué par un canard, Le vendeur de tongs tibétain, La soudaine extinction des Mexicains, ou La triste fin de Casimir. Le fan de Star Wars tombera à genoux devant L’apparition du grand hamster asthmatique ; le chantre de la modernité adorera Un après-midi avec Le Corbusier ; les cinéphiles chériront le coup de griffe de On the road with Jean-Luc Godard ou le cross-over incongru de Pierre Richard et de King Kong dans Le retour du grand poilu à la petite robe rose.
On ne peut toutes les citer : mais qu’on ne s’y trompe pas, Tirabosco ne joue pas seulement la carte du décalage délirant et ludique. Il propose aussi des ambiances atrocement précises (L’attente, Les grandes résolutions), des qualités de nostalgie ou de lassitude infiniment détaillées (La dispute, La magie de Noël), des inquiétudes nauséeuses (Les claquettes, Les marionnettes). Sa palette est gigantesque, et il semble s’être intégralement engagé dans chaque image, de sorte que chaque image à son tour diffuse un pouvoir de fascination effrayant et presque dérangeant.
Bref, il faut avoir Temps de Canard dans sa bibliothèque, pour se repaître l’œil de ces images isolées qui sont pourtant toutes autant d’histoires contractées, riches de toutes les bibliothèques et de toutes les pinacothèques du monde. Car c’est bien le monde lui-même que le canard parcourt ainsi, en digne représentant de la bande dessinée éternelle[3] : de Donald à Herbert de Vaucanson en passant par Canardo et Juanalberto, c’est la cohorte des canards dessinés qui se presse dans les pages de Tirabosco comme dans les allées d’un improbable musée de l’absurde, dont la beauté plastique augmente encore la séduction.

Super contenu ! Continuez votre bon travail!