Tokyo Tribe2

de

En Mars 2006, Inoue Santa mettait fin à une aventure débutée huit ans plus tôt, en menant Tokyo Tribe2 à sa conclusion. Au fil des douze volumes de la série, auxquels il faut rajouter le Tokyo Tribe original, clairement inscrit comme un point de départ et Born 2 Die (ré-intégré dans l’histoire dès les premières pages du premier volume), on peut suivre la construction d’un univers tout personnel et l’évolution d’un auteur.

Car Tokyo Tribe2 est une grande fresque qui construit sur ce qu’Inoue Santa a déjà mis en place, mais développe plus encore son TOKYO fantasmé : au-delà de Shivuya, Bukuro et autres Shinjiuku, on s’attaque désormais à Yokohama, Machida, pour même pousser jusqu’à Wong Kong.
Une fois de plus, les familiers de Tokyo pourront noter la «relecture visuelle» qui s’opère sur la ville, touchant les lieux mais aussi les magasins, depuis le 9-Front de Shivuya (profitant d’une homonymie bienvenue) jusqu’aux inversions entre Mendy’s et WcDonald’s, ou encore le repaire des Saru de Musashinokuni — le Pennys du coin. Une relecture imparfaite, dans le sens où quelques détails échappent à la transformation, faisant apparaître une sorte de vibration troublante entre le réel et ce fantasme, comme si le «vrai» Tokyo ne demandait qu’à émerger.

<img1413|right>Si Tokyo sert de décor, l’histoire puise joyeusement son inspiration dans les guerres de gang américaines, les oppositions côte Est / côte Ouest, et une fascination sans borne pour les bad boys. On retrouvera donc toute une galerie de personnages plus grands que nature, que ce soit du côté des «bons» aux allures de légendes, ou des «méchants» dont la cruauté et l’immoralité ne connaissent pas de limite.
Et, en filigrane, on pourra reconnaître certaines personnalités du rap US — comme ce Sleepy des 045 Bulldogs de Yokohama aux allures immanquables de Snoop Dogg, Don Cheechy des Thugs de Machida qui évoque furieusement the Notorious BIG, ou encore le «Chef» et ses faux airs de Raekwon, et Iwao qui pourrait bien être la doublure de Doctor Dre.
Il est clair qu’Inoue Santa est fasciné par l’idée d’un Tokyo underground, où sexe et violence sont monnaie courante — et de se permettre sans complexe les scènes les plus osées, qui se révèlent parfois pas franchement indispensables. Mais cette approche «dure» ne tient pas longtemps — Inoue Santa est un bon gars au fond, et à l’image de son grapheur qui tagge «LOVE» sur les murs de la ville, il sera avant tout question de bons sentiments dans ce récit : fraternité nouvelle ou amitié trahie, amour impossible et retrouvailles longuement attendues.

Alors que le premier Tokyo Tribe fontionnait principalement à l’enthousiasme, on ne peut que noter la maîtrise qui s’installe au fil des volumes, que ce soit au niveau de la narration, qui multiplie les personnages sans trop perdre le lecteur, ou au niveau du dessin, qui, s’il garde quelques moments de maladresse, a très franchement progressé et donne lieu à des moments d’illumination.
Inoue Santa ne se bat plus avec le médium, il s’amuse avec. Témoin ce chapitre du volume 8 entièrement réalisé en vue subjective, qui n’apporte pas grand-chose en soi en dehors de la performance — mais c’est clair, il se sent à l’aise.
Un autre aspect marquant de Tokyo Tribe2, c’est bien entendu le soin particulier accordé aux couvertures et à la présentation des volumes — format inhabituel et packaging soigné. Depuis la tranche fluorescente du volume 3, le volume 4 imprimé en noir brillant sur noir mat, les autocollants du volume 6, le logo en relief du volume 12 … Tokyo Tribe est plus qu’une série, c’est un concept qui se décline à l’image des logos multiples qui émaillent les couvertures et les pages de chapitres, des compilations CD, des t-shirts et des figurines que l’on peut aller se procurer dans la petite boutique Santastic !Land au cœur d’Harajuku.

Le TOKYO de Tokyo Tribe existe, vit et vibre. Et Inoue Santa est à fond dedans, à la fois dans son activité créatrice et dans ses goûts musicaux, mais également physiquement — le temps d’une rapide apparition de l’auteur dans son œuvre, sous les traits d’un personnage gentimment ridicule qui se la joue complètement.
C’est d’ailleurs à la fois la qualité principale de cette œuvre, et sans doute le principal reproche que l’on peut lui faire : Inoue Santa se passionne pour ce qu’il est en train de créer, y met tout son être[1] — mais par excès d’enthousiasme, se montre aussi parfois assez complaisant face à certaines scènes inutiles ou outrancières, faisant de Tokyo Tribe2 une œuvre-univers imparfaite mais unique.
Reste à savoir si, après s’être investi autant, et avoir vécu intensément dans l’univers de Tokyo Tribe au travers de ses personnages, Inoue Santa sera capable de tourner définitivement la page et d’aller explorer d’autres horizons.

Notes

  1. Comme il l’indique dans sa postface, c’est son expérience de chômeur à glander dans les family restaurants qui est la base des portraits de ses personnages.
Site officiel de Inoue Santa
Site officiel de Glénat (Manga)
Chroniqué par en septembre 2006