Extrait de "La Trilogie (No mas pulpo – No mas chorizo – Que cigares)"
La Trilogie (No mas pulpo – No mas chorizo – Que cigares)
Pinelli, je suis longtemps passé complètement à côté. Je connaissais de nom, j’avais feuilleté quelques planches, je n’avais jamais eu le coup de foudre. Le dessin me semblait très touffu, presque brouillon, pas attirant.
Et puis, presque par hasard, il y a quelques semaines, je suis tombé sur le coffret [1] édité par PLG et comprenant la trilogie No Mas Pulpo (1990), No Mas Chorizo (1992) et Que Cigares – Unicamente puros (1993). Non seulement il y a dans le coffret en carton fort trois belles sérigraphies deux couleurs, tirées de trois cases de la trilogie, mais en plus (le croirez-vous) la trilogie est finalement très attachante.
Pinelli est un sale con hâbleur, maladroit, obsédé, alcoolique, râleur, borné, cabochard, et de mauvaise foi. Ces trois récits montrent trois tranches de sa vie, sans idéalisation, sans complaisance, sans souci de l’authenticité non plus.
Dans No Mas Pulpo, Pinelli raconte un voyage à Barcelone avec des amis et sa copine du moment, une israélienne torride à l’accent chuintant. Les moments de grâce, l’ennui, les copains et les souvenirs s’enchaînent à la recherche de la ville elle-même et de ses ambiances.
Enfin avec Que Cigares, à l’occasion d’un retour à Barcelone, le récit se disloque. On avait du mal à suivre, cette fois on ne suit plus rien. Des épisodes se chevauchent, on reconstitue parfois, parfois non. Il faut accepter de se laisser entraîner dans les tentatives de Pinelli pour résumer en même temps une existence, des odeurs, des souvenirs, des ambiances, des ombres fraîches, des promenades nocturnes. Dans le même temps le dessin s’assagit, s’espace, prend son temps. On sent moins d’urgence du trait (mais toujours autant de nids-de-poule dans le langage).
Et dans tout ça Pinelli semble sans relâche chercher un truc qu’il a perdu, ou qu’il n’a jamais eu, un bien-être fugitif, une sérénité enfuie. La maladresse calculée du trait et du texte, c’est le passeport formel qu’il faut pour entrer dans la danse.
Pourtant on reconnaît tout, même les endroits qu’on a jamais vus. Chaque dessin, accompagné de la petite musique du commentaire en voix off, provoque une étrange impression de familiarité. Même les scènes de cul les plus acharnées, dessinées comme le porno le plus académique. Même les poncifs, les lieux communs, les répétitions, la fatigue, la sueur.
C’est un récit sans histoire, dans lequel le langage se tord autant que le trait : Pinelli parle un mélange d’argot mâchonné et de dialecte inventé, avec des traces d’espagnol et des créations incompréhensibles, en massacrant la grammaire et l’orthographe, en torturant la langue pour inventer son propre patois des bas-fonds comme il invente son propre encrage au burin et ses traits creusés.
Cette inventivité qui pase par le mépris total des codes, c’est ce qui fascine dans la trilogie Pulpo Chorizo Puros. C’est finalement à un immense accouchement, personnel et graphique, que Pinelli invite son lecteur. Il lui fallait se créer soi-même dans la destruction de tout le reste, de tout ce qui pouvait être joli, accueillant, facile. Ça vaut la peine de tenter le coup avec lui. On y revient. On en redemande.
Notes
- Pulpo, Chorizo, Puros, La trilogie, de Joe G. Pinelli, PLG, 1993 (ouvrage réalisé par l’Association pour la promotion des « Jeunes Auteurs de Bande dessinée », à Montrouge), le coffret sous carton fort, 180 FF.
- C’est un des trucs qui m’a bloqué au début, mais finalement ça fait partie de la tentative de Pinelli. Le massacre de la langue est aussi nécessaire que la crudité du trait.
Super contenu ! Continuez votre bon travail!