Un autre monde est possible

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Un autre reportage est-il possible ?Le reporter du Petit Vingtième cuvée 2006 a pris de la bouteille : mal rasé juste comme il faut en bon bobo qu’il est, il a néanmoins gardé sa houpette et son désir de s’engager pour son prochain. Il part pour l’exotique Amérique du Sud, mais s’il sera question d’indiens encore «sauvages», ce sera seulement par le discours rapporté de l’écologiste Alain Lipietz : car le prétexte de ce reportage à Caracas est un forum altermondialiste, et le journalisme pratiqué est «embedded», au sein de la délégation française d’ATTAC. L’aventure se devra d’être intellectuelle et collective ; d’où peut-être la difficulté que nos protagonistes éprouveront à s’éloigner du Hilton où on les loge et du parcours balisé des manifestations et colloques organisés. Nos protagonistes, car Tintin se fait ici accompagner d’un comparse encombrant, son dessinateur, quelque peu réfractaire aux charmes de la dialectique et bien plus réceptif à ceux des charmantes Vénézuéliennes.

Les deux personnages sont construits en contrepoint, formant un duo discordant à la Laurel et Hardy, mais à fonction didactique autant que comique : Olislaeger joue le rôle du Huron, non initié et dubitatif, que son comparse s’efforce d’instruire et d’édifier. Le procédé est hélas un peu mécanique et le personnage de Cattan assez horripilant dans son agitation systématique ; Olislaeger, que les débats idéologiques lassent rapidement (il n’est qu’à voir comme il se plaît à enluminer en élève dissipé les quelques exposés théoriques qui émaillent le livre), ne perd pas une occasion de semer son compagnon pour musarder dans les à-coté de la scène principale. Dès lors, une ambiance particulière se dégage bien des dessins, mais ce n’est pas vraiment celle qu’on attend de ce type de reportage sur le vif, dont les reportages de Charlie Hebdo fournissent de bons exemples, ou dans un registre plus personnel, le Pyong Yang de Guy Delisle ou l’Araucaria de Baudoin : des éléments révélateurs d’un climat moral, ou alors des souvenirs personnels qui approfondissent un regard, bien compris comme forcément condamné à une certaine superficialité, qu’il s’agit de tourner en avantage.

Curieusement, le dessin d’Olislaeger a une source politique à travers l’influence de Willem, bien reconnaissable dans le goût pour le jeu graphique sur la typographie ou l’emploi d’aplats noirs qui ne sont pas vraiment des ombres en tension avec un style ligne claire ; mais ce qui est retenu ici, ce sont essentiellement le aspects formels de ce dessin, appliqués à la réalisation de belles compositions contrastées, parfois en pleine ou double page. Le problème est que le dessin vaut plus par la qualité de son style que par ce qu’il représente : les images grouillent de détails charmants, mais on est loin du croquis pris sur le vif ; et si l’on évite l’écueil de la carte postale, on se dit parfois que le dessinateur aurait peut-être pu réaliser un aussi bel album en s’épargnant le voyage et en se contentant de se promener autour de chez lui.

Certes, les personnages sont bien croqués, les anecdotes bien vues ne manquent pas, l’auto-dérision ne fait pas défaut ; mais on a un peu l’impression d’assister à l’égrenage de souvenirs de vacances, avec Besancenot en maillot et lunettes de soleil au bord de la piscine, une soirée en compagnie de la femme de l’ambassadeur, quelques passes de football avec d’authentiques ouvriers et l’inévitable expédition dans une favella… On dirait qu’on assiste aux vacances organisées des altermondialistes français, qu’il s’agit bien sûr de pimenter de juste ce qu’il faut d’imprévu. Mais la vraie rencontre avec les autres cultures peine à se faire, au détour d’une brève rencontre avec des paysans sans terre à la faveur d’une manifestation (mais attention, il faut passer par leur porte-parole), ou avec une délégation cubaine, aussitôt auréolée d’un halo héroïque. Ironiquement, la seule vraie rencontre du livre sera finalement le flirt du dessinateur avec la fille d’un marchand de frites, sans grande illusion sur la portée culturelle de la rencontre.

La scène finale du livre, ambiguë, est assez significative : dans un dernier effort, une tirade sur l’utopie sert de voix off à une ascension en téléphérique de la montagne qui domine la ville ; sortis du brouillard, nos héros découvrent une sorte de Disneyland latino et, dans un développement onirique, se mettent à dévaler la pente déguisés en animaux rigolos, au cri d’«Un autre monde est possible… il est devant nous !» Le monde de la rêverie, certes, pour laquelle, chacun dans son genre, les deux auteurs semblent avoir un talent particulier. Mais celui de l’utopie en marche ? À voir.

Site officiel de François Olislaeger
Site officiel de Hachette Littératures
Chroniqué par en décembre 2006