Un Livre

de

Qu’est-ce qu’Un livre ? Il est comme les autres, un «assemblage d’un assez grand nombre de feuilles portant des signes destinés à être lus».[1] Ces signes sont des mots, des phrases, manuscrits à l’encre noire et des ronds de peinture, jaunes, rouges, bleus dans le primaire du cercle chromatique, semblant prêts pour l’éventuel grand mélange additif.

Couverture et page tournée, au commencement est le rond jaune, balle au centre d’Un livre, astre qui fait jour au milieu d’une blancheur totalisant toutes les lumières, qui devient espace, univers, pour un Big Bang sans bang, pour un point solaire comme un nombril, marque-étincelle de tout début, petit bouton commutateur qui s’ignore affichant sa vivacité interne par une couleur dite chaude. Il est sur «on», la machine est enclenchée, c’est confirmé. Tournons donc la page suivante.
Soudainement, une phrase surgit en dessous du même rond imperturbé, n’ayant pas bougé : «Appuie fort sur ce rond jaune et tourne la page». Après la petite cosmologie, un autre commencement, plus spirituel cette fois, par deux verbes à l’impératif présent. Appuyons, tournons puisque le créateur du livre le veut.[2]
Ainsi fait, le rond jaune s’est multiplié tel des pains ou des poissons dans d’autres histoires, dans d’autres livres. Il s’est dédoublé, il a son semblable à sa droite.
«Bien ! Et maintenant appuie sur ce rond jaune encore une fois …». Nous obéissons, puis tournons la page… Les ronds jaunes sont trois cette fois-ci ! ! Le premier rond semble s’être dédoublé sur sa gauche.
«Parfait ! Maintenant frotte doucement avec ton doigt le rond jaune de gauche…» et page tournée, ce rond frotté est devenue rouge comme un métal chauffé ! !

Le dispositif mis en place par Hervé Tullet est remarquable, à la fois par sa simplicité et par ce qu’il convoque, redonnant au livre son statut d’objet naturellement interactif et à la lecture toute son étrangeté, sa magie, celle de la parole lue planifiée, structurante, résonnant en soi jusqu’à changer nos actes, nos visions, nos rêves et notre regard.
Tullet va à l’essence de ce miracle où le point est à la fois la représentation minimal de l’unité[3] et le croisement entre l’abscisse et l’ordonnée d’où l’on étalonne toutes les dimensions, d’où l’on se repère/repèrera. On tourne les pages, la parole donne un sens à ces gestes et actes qui suivent : appuyer, frotter, cliquer, secouer, souffler et incliner. Tout cela se fait sur ou en prenant le livre. Le dernier, celui de claquer dans les mains, se fait avec le livre, marquant une fin de lecture, à la fois par une autonomie retrouvé par rapport à l’album[4] et une quasi marque de joie dans la prise de conscience de ce qu’il a offert.[5]
Un livre devient un espace intérieur en se prolongeant dans celui qui entoure par l’invitation à le secouer (en toutes directions), puis à l’incliner à gauche, à droite, et à le pencher vers soi. Tout cela met de l’ordre dans le livre[6] et surtout dans la perception général de ce qui nous contient.

En titre, le mot «livre» est précédé de «un», non de «le». Il est unique mais pas définitif. Il est l’extraordinaire du livre ordinaire, l’incroyable renouvelé de la lecture, du pouvoir de tourner les pages. Ajoutons qu’il est aussi comme un folioscope tout en mettant en jeu le corps et des notions d’interactivité à la manière de certaines interfaces de console de jeux vidéo[7] ou de téléphone dit intelligent.[8] En un joyeux pied de nez, Il contient l’origine du multimédia et son aboutissement actuel avec une modestie de papier et d’images basiques.[9]

Notes

  1. Le Grand Bob.
  2. Je suis un adulte et je pense naturellement à l’auteur. Un enfant peut se dire «Appuie, tourne puisque la créature» — le livre — «le veut».
  3. Un point qui est aussi un hommage discret par «Petit jaune» au Petit bleu et petit jaune de Léo Lionni.
  4. On ne le tient plus, il ne nous tient plus. La claque de la séparation.
  5. Le geste familier dès le plus jeune âge de l’applaudissement.
  6. On incline ou secoue pour rétablir l’ordonnancement des ronds au sein des pages.
  7. Manettes que la Wii a popularisé par exemple.
  8. L’accéléromètre de l’iPhone par exemple.
  9. Pour être honnête, il est possible aussi (probable à mon avis) que ces nouvelles technologies aient influencé, plus ou moins consciemment bien entendu, la conception de ce livre.
Site officiel de Hervé Tullet
Site officiel de Bayard
Chroniqué par en février 2010