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Une scène dans l’ombre

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«Comment peut-on faire quotidiennement de la bande dessinée depuis une quinzaine d’années sans en gagner sa vie ?» Et surtout, sans obtenir la reconnaissance, et même simplement accéder à la connaissance, du milieu culturel et du public de sa propre ville ? Cette situation des auteurs rennais contraste avec leur vitalité créative. Visiblement taraudé par ce paradoxe, Nicolas Auffray a décidé de consacrer un reportage à cette «scène dans l’ombre», aujourd’hui publié dans ce petit ouvrage. Multipliant les anecdotes, il en livre ce qu’il convient d’appeler une histoire, pas loin d’être exhaustive. Il a recueilli pour cela les témoignages de tous les acteurs qui, de l’intérieur ou de loin, ont observé ou contribué à l’émergence et l’activité de cette scène.

Ce petit ouvrage marquera évidemment tous les fanzineux, qui se reconnaîtront dans la pratique de ces auteurs et dans leurs aventures éditoriales. Mais s’il me parle et me touche personnellement, c’est pour autre chose encore. C’est parce que je vis moi-même à Rennes, où j’ai également fait l’expérience du fanzinat. Cet ouvrage, c’est aussi celui d’un esprit qui a plané sur nous sans même que nous le sachions.

Nous, quatre potes de fac, comme les fondateurs de La Chose, de L’Œuf, des Taupes de l’Espace. Comme eux, c’est en Arts Plastiques, à Rennes 2, que nous nous sommes rencontrés. Certains y ont d’ailleurs suivi les cours de bande dessinée de Philippe Marcelé. Et comme nos prédécesseurs des années 90, il nous a paru évident de créer un fanzine[1]. Comme eux, nous avons mis sur pied une association. Comme eux, nous avons organisé des réunions dans nos chambres d’étudiants, buvant quelques verres autour des planches étalées au sol Jusque-là, rien que de très banal pour le fanzineux. Mais il y avait plus. Où imprimer notre fanzine ? Quelle question ! Nous avons poussé la porte de l’imprimerie Identic. Où diffuser notre fanzine ? Evidence ! Nous sommes allés déposer des exemplaires à la librairie Alphagraph, et puis aussi à Critic ou encore au bar-librairie La Cour des Miracles.

Je parle d’un «esprit» car tout cela nous a paru totalement naturel. Créer un fanzine, pousser la porte de Identic ou de ces librairies était normal, évident, acquis. Et pourtant, on ignorait à peu près tout de ceux qui avaient planté ce décor, qui avaient permis à cet esprit, à ce souffle créatif, à cette émulation de planer sur la ville. A cette époque, je n’avais assisté qu’à une édition des rencontres Periscopages (la cinquième, je crois, la belle affiche était de Jochen Gerner) et je connaissais vaguement les éditions de L’Œuf.

Tout nous a paru évident car d’illustres auteurs étaient passé par là bien avant nous. Les acteurs et intervenants étaient déjà présents : ainsi tout coulait de source, nous connaissions les bonnes adresses sans vraiment savoir d’où nous les tenions… Grâce à son ouvrage, Auffray m’a appris pourquoi nous avions pu faire du fanzinat dans des conditions si propices.

Et pourtant, si aujourd’hui je connais mieux la «scène rennaise», si j’ai rencontré certains auteurs, si je vante partout le travail de Nylso et Marie Saur, si j’ai participé aux évènements organisés par Periscopages (les 24h de la BD), si je suis de très près l’étonnant travail de L.L. de Mars, cet ouvrage est encore parvenu à me surprendre, à m’enseigner beaucoup de choses. Je ne savais pas, par exemple, que c’est Olivier Josso et Laure del Pino qui étaient à l’origine de la lignée, grâce à leur passage aux débuts des années 90. Je ne savais pas non plus que la scène rennaise avait tissé des liens aussi fort avec d’autres groupes, d’autres villes. Je ne savais pas qu’elle avait si bien essaimé que Misma n’est né (n’a pu naître ?) qu’après que El don guillermo et Estocafish aient participé à l’aventure de Chez Jérôme Comix.

Ainsi, l’ouvrage atteint pleinement son ambition : mettre en lumière cette «scène dans l’ombre», montrer combien, en souterrain, elle a été déterminante pour beaucoup d’auteurs et pour beaucoup d’entreprises éditoriales. Ceux qui ne la connaissent pas ou mal la découvriront, ceux qui la connaissent déjà savoureront des anecdotes qu’ils ignoraient encore. Il faudra toutefois accepter une écriture journalistique ultra-factuelle et toute la pesanteur d’un ton scolaire vraiment appuyé. Il faut dire que cet ouvrage a une ambition pédagogique, adressé au «grand public», et plus encore aux habitants de Rennes[2], dont Auffray semble avoir du mal à admettre qu’ils soient dans l’ignorance presque totale de l’existence de cette scène[3]. Malgré son exhaustivité, certains noms sont quand même oubliés (celui qui me vient est Emmanuel Reuzé). Et puis on reste sur notre faim, non à cause d’un quelconque défaut de l’ouvrage, mais parce que ces quinze folles années semblent toucher à leur fin. Jesus Lemoniz (patron de Identic) est décédé, le festival Periscopages s’est sabordé, Alphagraph va fermer. Ce reportage a des airs d’hommage posthume. Bien sûr, ce n’est pas une fin pour les auteurs de cette scène qui continuent tous de tracer leur sillon, y compris pour les plus jeunes (Auffray n’oublie pas de mentionner Delphine Priet-Mahéo ou encore l’équipe renouvelée de l’Œuf). Comme Auffray, il ne reste qu’à espérer l’émergence d’une relève, pourquoi pas parmi les étudiants de Morvandiau, qui a succédé à Philippe Marcelé à la fac. Et aussi parmi les lecteurs de cet ouvrage, tant l’histoire de la scène rennaise est stimulante. Que son esprit soit avec tous !

Notes

  1. Bévue ! ! !, 9 numéros de 2006 à 2010. L’équipe fondatrice et «dirigeante» était constituée de Kaou, Tifenn, Matthieu/Dromadaire Bleu et moi-même jusqu’au n°8, puis Kaou et Matthieu. Le blog existe toujours : http ://bevue.canalblog.com. A la différence de nos aînés, nous n’avons pas soudé un groupe ni tissé de réseau à Rennes. Nous avons publié des auteurs de toute la France au gré de nos rencontres «virtuelles».
  2. Le liront-ils ? Rien n’est moins sûr, mais au Virgin de Rennes, le livre est bien en vue sur une table.
  3. Tout cela me fait penser que la question inaugurale sur le fait que les auteurs ne subviennent pas à leur besoin n’est pas, comme on pourrait le penser, une question «faussement naïve», mais bel et bien une interrogation au premier degré.
Site officiel de Éditions Goater
Chroniqué par en mars 2013