Les Vaincus

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En 1532, Francisco Pizarro aborde sur les côtes péruviennes. Aux yeux des Incas qui assistent à son modeste débarquement (trois navires, cent-quatre vingt soldats, quelques arquebuses), les espagnols ne sont pas des ennemis : ce sont les envoyés des Dieux, qui doivent arriver par la mer pour réunifier l’empire inca déchiré par les querelles intestines. Les conquistadors de Pizarro profitent de cette interprétation et de ces querelles[1]  : dès 1533, l’empereur inca Atahualpa Yupanqui est exécuté par Pizarro, et la mise en coupe réglée de l’empire peut débuter. La fortune de l’empire de Charles Quint, à plusieurs milliers de kilomètres de là, va pouvoir s’alimenter de l’or des Amériques.

Cette histoire, on la raconte généralement du point de vue des conquérants : les «lettres de relation» de Cortès sur la conquête du Mexique,[2] les rapports de Pizarro rédigés par son fils Pedro, les controverses érudites sur le droit de se saisir des terres et des vies des «Indiens»,[3] sont les sources à travers lesquelles on lit en général l’histoire des premières décennies de la colonisation de l’Amérique.
Comme son titre l’indique, Franz Duchazeau choisit, lui, de raconter cette histoire du point de vue des vaincus.[4] Les conquistadors sont simplement «les étrangers», peu nombreux, dotés de pouvoirs étonnants, et incroyablement cupides et brutaux. Du point de vue des Incas, et en particulier du point de vue d’Apoo, chasqui (messager royal) et personnage principal du récit de Duchazeau, les espagnols sont des ennemis implacables dont les doutes, les peurs et les conflits internes ne sont pas perceptibles.[5]

Duchazeau choisit de rendre visible, au contraire, la conquête vue par ses victimes : Apoo, qui traverse le Pérou du premier débarquement des navires de Pizarro à Tumbes jusqu’à la prise de Cuzco (plus de mille kilomètres de course de montagne), suit l’incroyable progression de cette poignée de soldats, qui en quelques mois va mettre à genoux l’Empire du Soleil. On voit alors l’envers de la conquête : un empire affaibli par la longue rivalité entre Atahualpa et son frère Huascar, une domination territoriale rendue fragile par les distances et par les antagonismes entre ethnies voisines, une puissance symbolique et religieuse si absolue que son ébranlement rend littéralement fous les Incas.
En attachant le lecteur à un personnage singulier, Duchazeau donne une mesure humaine à cette défaite. Ce n’est plus un événement militaire, ce n’est plus un épisode de la «découverte» : c’est la guerre, impitoyable et incompréhensible, vécue dans la terreur et la violence soudaine et contagieuse (Apoo lui-même devra tuer pour rejoindre Cuzco). A hauteur d’homme, cette guerre plonge subitement les vaincus dans une hallucination apocalyptique : il n’est pas possible que l’empire s’effondre aussi vite, aussi totalement ; il n’est pas possible que les villes et les sanctuaires soient pillés, les femmes violés, les hommes tués ou brûlés, sans raison, sans motif, sans presque combattre. La brutalité même de la conquête rend les hommes fous, vainqueurs comme vaincus, et c’est la folie des vaincus que la lente descente aux enfers d’Apoo rend sensible.

Le récit focalisé dans le regard d’Apoo saisit alors le lecteur, qui partage cette folie horrifiée, magnifiquement portée par le noir et blanc très contrasté, presque lunaire, dans lequel se découpent aussi bien les reliefs de la cordillère que les gestes brusques des soldats. Les épisodes sont scandés en traits durs et précis, estompés de fumées, mettant en valeur par contraste des lumières aveuglantes. Dans les soleils de montagne, ou les ombres des forêts andines, ou les édifices géométriques des villes incas, une géographie et une esthétique se laissent entrevoir, à peine esquissées, renforçant encore le sentiment de leur inéluctable disparition. Autour d’Apoo, soutenu par les encres toujours aussi précises de Duchazeau, c’est un monde qui s’écroule, dans ses légendes et ses symboles comme dans sa vie matérielle.
Après Gilgamesh, après Les cinq conteurs de Bagdad, Duchazeau fait une nouvelle fois la preuve de son sens du récit épique ou légendaire. Mais en le traitant cette fois du point de vue des vaincus, du point de vue des silences de l’histoire, du point de vue de ce qui a péri et dont il n’est, justement, pas de récit, Duchazeau confère à son livre une force et une noblesse rares. Une nouvelle forme de bande dessinée historique, définitivement dégagée des impasses du soi-disant réalisme des années 80, est peut-être en train de naître.

Notes

  1. Comme ceux de Cortès en avaient profité chez les Aztèques de Tenochtitlan en 1520.
  2. Sur la conquête du Mexique aztèque par Cortés, voir les lettres de Cortès à Charles Quint (Hernán Cortés, La conquête du Mexique, La Découverte, 1996).
  3. Comme l’auteur prend soin de donner dès la première page de son livre des références bibliographiques pour accompagner sa lecture, je me permets moi aussi d’en signaler une : à propos de la fameuse controverse de Valladolid (qui ne portait pas sur la question de savoir si les Indiens avaient une âme, mais sur le problème de leur droit de propriété sur leurs terres), on peut désormais lire les textes de Bartolomé de Las Casas et de Juán Ginés de Sepúlveda dans une nouvelle traduction précédée d’une longue introduction : Las Casas, La controverse entre Las Casas et Sepúlveda, introduction, traduction et notes N. Capdevila, Vrin, 2007.
  4. Et pourtant, même pour écrire cette histoire des vaincus, le point de vue des vainqueurs est indispensable : ce sont ainsi des extraits de la Chronica del Perú de Pedro Cieza de León, lui-même conquistador en Amérique latine quelques années plus tard, qui ouvrent et ferment le récit de Duchazeau.
  5. Il ne faut pas oublier que les conflits entre Pizarro et ses acolytes furent constants ; Pizarro lui-même mourut en 1541 de la main d’un de ses rivaux espagnols, exécuté à son tour quelques semaines plus tard par les émissaires de Charles Quint
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Chroniqué par en novembre 2007