La Vie d’une Mouche
La vie d’une mouche, c’est simple. Elle se réveille, se frotte les pattes de devant puis celles de derrière. Ensuite elle vole, elle fonce à la recherche de sa pitance. Heureuse de l’avoir trouvé par hasard, rassasiée, elle rote, elle pète et s’émoustille de ses vents au point de chercher le coït dès maintenant. Là encore rassasiée, elle pétarade à nouveau mais cette fois dans l’annonce d’un soulagement intestinal laissant ces fameux point excrémentiels infimes et pourtant si visibles, nous mettant malheureusement autrement en face de l’existence de cet insecte énervant. Puis à nouveau elle vole, ivre d’une fonction difficile (constipation ?) enfin satisfaite. Elle finit par se cogner sur ce qui se révèle un miroir. Ne voyant en son reflet qu’un autre, un gêneur, elle recule, s’éloigne, s’oublie plus que jamais dans son rôle de mouche en négligeant les dangers fatals du monde, apparaissant ici sous les aspects définitifs (destinaux) et quasi divin (hors proportion dans ce monde de mouche) d’une main humaine.
Publié il y a quarante ans dans le premier numéro de L’Echo des Savanes, La vie d’une mouche apparait comme un jalon important au sein de la neuvième chose, par son mutisme novateur, la liberté et la qualité d’humour de son auteur, et pour avoir inspiré une première fois Lewis Trondheim en 1992.[1]
L’absence de dialogues dans ce récit tient à la fois au statut de bête de l’insecte,[2] mais aussi à sa vivacité, sa rapidité dépassant non pas la vitesse du son mais au moins celui de la parole et du verbe. La mouche comme vibrant sur elle-même, ramenant tout à elle, est aussi la métaphore d’une existence humaine limitée, construisant son identité dans ce court laps de temps. Stade oral, anal, puis phallico-génital, le muscidé passe rapidement par tous ces stades avec succès mais échoue à celui du miroir. Est-ce dû à sa courte vie ? Son mutisme héréditaire incompatible avec l’analyse ? Son statut de bête ? L’auteur s’amuse ultimement de ses éventuelles questions en montrant que cette mouche n’est pas si bête[3] puisque qu’il dessine son âme auréolée s’éloignant (certes un peu frustrée) vers un ciel divin. Insecte volant, son paradis n’était-il pas tout de même ici-bas, dans ce ciel sur terre et dans l’hédonisme des fonctions animales et hors langage ?
L’auteur se joue aussi du vocabulaire de la bande dessinée rondouillarde et catoonesque si commune à l’enfance de sa génération, pour en détourner/interroger certains codes en tant qu’adulte. Si dans ce récit il n’y a pas de verbes, de mots, de phrases, il y a des bulles avec des lettres, ainsi que de nombreuses onomatopées. Tout cela interroge ce qui fait parole et se qui fait bulle. Comme les mouches, bruits et paroles volent. Retranscrits, ils restent, ils deviennent écrits. Pourquoi entourer d’une bulle certains bruits faits par la mouche ? Parce qu’ils viennent de l’intérieur ? Aussi appelée ballon, cette bulle encage-t-elle les mots ou bien les transforme-t-elle en gaz exploitables et inflammables comme une idée, une pensée ? Les signes d’un rot ou d’un pet — gaz expulsés — ont ici curieusement l’aspect d’une bulle qui se distinguerait uniquement par la force d’expulsion. Etc.
Oralité, analité, avec Mandryka, analyste joyeux des profondeurs par la bande, l’humour n’est pas un pet de l’esprit, la parole non plus. Celle-ci n’est pas forcément nauséabonde, témoigne d’une digestion, d’une assimilation et elle sort par où elle peut.
Notons pour finir que cette aventure d’un muscidé témoigne aussi d’une certaine étape dans la perception de celui-ci. Du Coche et la mouche de Jean de La Fontaine, à La mouche qui pète de Michaël Escoffier et Kris Di Giacomo, on passe d’un animal insignifiant, sans conséquences tout en prétendant les avoir favorisées dans leur déroulement heureux, à une mouche dont les flatulences ont autant de conséquences chaotiques que les battements d’ailes d’un lépidoptère. La mouche de Trondheim finissant par devenir énorme rejoint elle aussi cette dernière problématique. Celle de Nikita Mandryka serait en quelque sorte, et là encore, intermédiaire. Certes elle est inconséquente, mais non pas parce qu’insignifiante, mais bien plutôt parce que ne sachant/ne pouvant signifier.
Notes
- cf. Lewis Trondheim : «Les aventures de la mouche à merde», in Lapin, n°2, Paris, L’Association, juin 1992, pp. 22-25. Histoire qui donnera lieu, après un détour par une tentative d’édition au Japon, à l’album La mouche publié trois ans plus tard au Seuil. L’édition d’Alain Beaulet de La vie d’une mouche découpe le récit publié en 1972 pour en faire un album de 24 pages de deux cases chacune, dans la collection «Les petits carnets» évoquant par leur format les «Pattes de mouche» de L’Association. Malgré mon scepticisme de départ, je dois reconnaître que cette mise en page ne nuit pas à l’œuvre, voire lui donne une dynamique supplémentaire. Le récit peut aussi être lu sur le site de l’auteur.
- Cette bande s’inscrivait dans une série/rubrique informelles intitulées «La vie de bêtes».
- Elle est quasi humanisée, car bien qu’ayant six membres, elle a deux mains qui se différencient nettement de ses quatre pieds. Elle vole mais peut aussi se tenir debout.
Super contenu ! Continuez votre bon travail!