
Vie de Mizuki (vol.1)
Faire de l’autobiographie en bande dessinée, c’est se raconter mais surtout se dessiner. Il y a donc cette distance qu’il faut apprivoiser, à la fois par le style, la technique utilisée, et le ton choisi pouvant aller de l’humour chargé à la précision descriptive suggérant l’idée de réalisme.
Entre le «je» verbal et le «il» graphique, il y a cette autre quasi-gouttière qui se surajoute, offrant à l’auteur de bande dessinée une dimension à la fois nouvelle et familière où son talent peut se déployer, mais qui interrogera en même temps toute son œuvre précédente de manière bien moins simple qu’un classique récit écrit d’événements personnels successifs et plus ou moins causatifs. Une neuvième chose autobiographique amplifie l’entre-deux images en mettant en jeu celle[1] de son auteur.
Mizuki Shigeru, aujourd’hui nonagénaire, raconte sa vie mais sait que celle-ci se donne à lire par ce qu’il est le mangaka d’une œuvre célèbre et célébrée. Il sait aussi qu’il s’est raconté indirectement dans la fiction. Aujourd’hui il avoue, il témoigne, il structure cette immodestie à laquelle il doit son succès, et se questionne inconsciemment : Mizuki est-il un personnage de bande dessinée ? Mizuki est-il le narrateur ?
L’apparition de ce personnage renard (p.119), de ce jeune Shigeru déguisé, semble répondre à ces deux questions. Comme un gardien «des mondes secrets et inaccessibles» ce pseudo goupil acquiert la fonction d’un yokaï, c’est-à-dire une réponse animiste à un phénomène, mais aussi une pudeur garante des limites de l’accessible. Devenant autonome, cette créature personnelle n’hésite pas à se tourner directement vers Mizuki pour le questionner dans son bureau (p.325), en 2001, dans le présent d’alors, quand il créait son manga. Elle a le statut d’un narrateur restituant décors ou contextes, introduisant des images documentaires qu’elle calibre au ton du récit par sa présence s’affichant paradoxalement neutre par son incongruité.
L’autre aspect important de ce livre est le fait que le rusé Mizuki intègre des pages entières venant de ses œuvres précédentes (NonNonBâ par exemple). Ni recyclage, ni citation, le mangaka montre par là l’extraordinaire sincérité de tout son œuvre, fait la preuve qu’il y a littéralement mis sa vie. Pour lui, à l’heure des bilans où tout semble se voir comme une collection d’images de natures diverses, ces pages sont moins un témoignage d’existence, qu’une justesse et une constance, qui montrent aussi et du même coup de manière plus indirecte, l’intérêt qu’il y a préciser un contexte et à structurer ses souvenirs.
Notons pour finir que cette œuvre de Mizuki s’inscrit dans une tendance relativement récente de la bande dessinée japonaise à parler du manga et de son milieu. De Bakuman à Une vie dans les marges, de I am a hero à Billy Bat, la neuvième chose japonaise devient une source d’inspiration pour nombre d’auteurs nippons. Cela peut-être à force de voir celle-ci appréciée en dehors de ses frontières d’origines, ou bien de constater le resserrement de son marché et la concurrence d’autres médias qui lui feraient prendre conscience de son histoire et de ses spécificités. Vie de Mizuki offre aussi ce rappel que l’histoire des manga ne commence pas avec Tezuka Ozamu. Norakuro de Tagawa Suihô ou Les aventures de Dankichi de Shimada Keizo, tout deux publiés dans Shônen Club dans les années 30, sont évoqués (p.214-215) comme ayant marqué un auteur qui est, rappelons-le, de six ans l’aîné du «dieu du manga».

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