Alentours – Mésaventure dans un moulin à parole

de

Les aventures d’Hergé[1] sont celles du célèbre artiste de 7 à 75 ans. Biographie allusive et informée à la ligne claire affranchie (par l’ombre et les zigzags), elle commence donc en 1914 pour se terminer en 1982, constatant qu’Hergé n’aura jamais franchi la date de péremption qu’il avait fixé a priori dans l’intérêt que l’on pouvait trouver à la lecture de son œuvre.
Réédité récemment, profitant avec raison et comme beaucoup d’autres d’une de ces énièmes occasions de rendre hommage et/ou de vendre mieux le fabuleux roman fresque du siècle dernier, nous nous intéresserons ici, moins à l’album, qu’à un détail — un alentour surgissant — en bas à gauche de la première planche.

Il y a quelques années maintenant, je fus en effet frappé par cette drôle de bulle émise par le jeune Georges Prosper Rémi où l’embrayeur se trouve inversé, introduit dans l’espace d’expression.
On passe soudainement d’un appendice à une fente de l’espace dédié à la pensée du personnage, qu’accentue ici la couleur bleue du mur d’une pièce adjacente.[2]
C’était la première fois que je voyais cela, à la fois dans l’œuvre de Stanislas et dans l’usage habituel des bulles. Il est fort possible aussi, que ce fut la première fois que j’aie été sensible à un tel phénomène, pourtant depuis je n’ai jamais trouvé un usage comparable qui l’ait précédé.[3]

Onzième case d’une planche en comptant treize, le discours du jeune garçon de sept ans surgit ainsi, en réponse à une accusation fausse, point d’orgue où s’accumulent qui pro quo et ennui.
Georges Rémi ne sait pas quoi faire, il est dans une réunion de femmes aux intérêts esthétiques et propos hors de ceux de son âge et de son genre. Ne sachant trop comment s’occuper, il finit par saisir le chat ronronnant passant à ses pieds, provoquant l’envie de s’échapper de celui-ci, dont les gestes vifs attirent l’attention de son frère cadet qui lui tire la queue avec toute l’approximation gestuelle brusque du bébé qu’il est. S’ensuit la catastrophe domestique, la chute des bibelots soigneusement disposés, la fin du concert et ce cercle de femmes recentré sur sa modeste personne tout en lui demandant de s’en exclure immédiatement.
Son insolence est alors défensive, s’affirmant en tant que petit mâle dont la noblesse (héroïque) tiendrait à la fois de son genre et de sa généalogie réelle ou supposée.[4]
Accusé d’avoir le diable au corps, il est remisé en cuisine (lieu coulisse, terre à terre (domestique) et des domestiques) où une feuille de papier et des crayons détourneront (délinéeront) sa confusion enfantine entre imaginaire et réalité. Le démon quitte le corps pour celui du dessin où, en quelques lignes clarifiantes, le portrait du futur héros («cœur pur») s’ébauche à nous de celui artefact de ce bébé frère en devenir comme lui.[5]

Cette bulle malmenée est-elle la conséquence de l’histoire ou de la conception de la case qui la contient ?
N’ayant d’autre document que celui imprimé et définitif, il est impossible de répondre catégoriquement. «Les deux», serait donc la réponse la plus probable pour l’heure.
De manière générale, on constate que Stanislas fait bien en sorte que les embrayeurs s’indexent à la bouche de ses personnages et ce quelque soit la distance entre ceux-ci et l’espace dédié à leurs paroles/pensées retranscrites.
Cet embrayeur semble donc une solution graphique logique, en conséquence, se jouant de l’encombrement de la case ainsi que de son évolution future.[6] Mais celui-ci sert si bien l’histoire et son propos qu’il est impossible de trancher véritablement. L’autre question devient donc : est-ce un petit phallus bleu dressé ou une simple fente de la bulle ovalaire ?
Là encore un peu des deux. Le Hergé de Stanislas, Fromental et Bocquet est devant son discours qu’il affiche et dont il s’auréole mimant son importance. Il se dit, se prétend, s’affirme, s’érige dans ces prétentions de leader naturel, de sang bleu héroïsé, et se fend d’un discours qui débute sa vie d’auteur, de soi, de son identité. Son embrayeur est hampe, axe et déchirure à la fois.
Il s’approprie plastiquement l’embrayeur comme s’il en niait l’interchangeabilité statutaire. Il ne lui obéit pas au doigt et à l’œil, mais en pensée et en parole. Il l’a dressé à sa raison et sa retranscription. Avec lui, il ne découle pas de la gravité, et ne s’insère pas non plus comme projectile du locuteur.
Ici, ce Hergé enfant et fictif, le gobe, l’aspire comme on peut se jouer d’un ballon gonflable avec la bouche.[7] En quelque sorte, ses paroles restent un souffle (le fameux fumetto italien) mais dédié à son aspiration.

Avec la case suivante tout redevient normal. La communication prime à nouveau,[8] les mots retrouvent les hauteurs des cases (verba volant) ou bien leur primauté de plan devant les personnages (qui s’en cachent peut-être).[9]
Les mécanismes des bulles reprennent alors leurs fonctions initiales, le moulin à parole tourne en fonction de l’orientation des souffles des intervenants et l’embrayeur est là à nouveau, comme il faut, pour serrer au plus fort[10] les discours les plus tempétueux comme les calembours[11] que peuvent émettre tous ces étranges souffleurs-acteurs de papier qui hantent les bandes dessinées.

Notes

  1. Par Bocquet, Fromental et Stanislas, éd. Reporter.
  2. Pour rappel, dans mon travail sur la bande dessinée muette, j’avais analysé la bulle en deux éléments distincts, un appelé (pompeusement, j’en conviens) la noosphère (espace dédié à l’expression du personnage par des mots ou des images) et l’autre, l’embrayeur (l’appendice désignant le locuteur, penseur) notion qui j’empruntais à la linguistique de Jacobson, un embrayeur étant un mot variant suivant la situation (ex : «je»). Pour plus de détails voir «La bulle et ses images» ici.
  3. N’ayant pas non plus accès à des archives dignes de ce nom et ne possédant qu’une mémoire humaine standard et faillible, je te rappelle ami lecteur, lectrice mon amour, qu’il est toujours possible de donner des compléments d’infos et de réflexions aux chroniques et dossiers de ce site dédié à l’autre bande dessinée, que ce soit en mots ou en images.
  4. Le père d’Hergé était de père inconnu. La façon dont la mère de celui-ci fut recueillie par la Comtesse Errembault de Dudzeele, a fait supposer que ce père pouvait être sinon de la noblesse, peut-être de la famille royale. Un secret de famille, une filiation lointaine hésitant avec l’imaginaire qui galvanise ici le jeune Hergé.
  5. Paul Rémi a cinq ans de moins qu’Hergé, il est ici l’autre lien généalogique, à la fois concret et symbolique, entre lui et son père et entre lui et les possibles, ceux d’avant comme ceux d’après.
  6. Le positionnement de la mère d’Hergé entre lui et Madame Beulemans dans la case suivante.
  7. Notez bien le bel ovale de ses bulles, belles comme celles faites avec/par un malabar…
  8. Le «mâle» est fait, la bulle s’est dégonflée peut-être par cette étrange soupape, et puis il faut finir par expirer.
  9. Notons que les bruits parasites, le fond sonore plus ou moins excessif peut ici se trouver remisé en décor, derrière les personnages. Mais là, l’embrayeur disparaît puisqu’il ne s’agit pas d’un discours maîtrisé, mais bien d’un bruit.
    La question devient peut être : est-ce le héros, le personnage principal vers qui tout converge finalement, qui oblige, imprime, implique une direction aux discours, une indexation des embrayeurs dans une sorte de polarisation inverse ? Est-ce ici le récepteur héroïque et centripète qui donne un statut aux discours ? Même s’il s’agit vraisemblablement plus de l’histoire que du héros, on peut ici, dans cette scène, se le demander car la femme qui chante fait du bruit pour le jeune Hergé et de la musique pour sa mère. Pourtant tout est décrit comme du bruit par les auteurs, donc comme le perçoit notre futur auteur de la Castafiore.
  10. Le mot «Embrayer» viendrait de «serrer la braie», qui était une «pièce de bois mobile dans un moulin à vent». Source le Grand Bob.
  11. Petit vents ou «pets de l’esprit» pour Victor Hugo.
Dossier de en avril 2007