Artefact présente Tante Leny !
L'Underground hollandaise exportée en France
Les années 1970 sont un moment-charnière dans l’histoire de la bande dessinée : avec l’essor simultané de l’underground, des revues, des fanzines, des technologies de reproduction abordables (comme la miméographie, la ronéo, et l’offset), et des librairies spécialisées, on a assisté au développement d’une culture commune et partagée organisée autour de la bande dessinée, d’un réseau international qui se trace autour d’acteurs passionnés. Artefact a pris ses racines dans une telle culture, à travers Falatoff mais aussi par leur activité de livraison et de vente par correspondance : le fanzinat, c’est aussi le relais d’autres publications, et les auteurs et revues d’abord distribués par les gens de Falatoff intégreront par la suite le catalogue d’Artefact. Prenant cette source dans ce réseau sous-terrain, les éditions Artefact se font alors le porte-parole d’une underground internationale en important puis traduisant les espagnols d’El Víbora, les italiens de Frigidaire, Tatsumi, Martí, Shelton, et puis bien sûr les hollandais de Tante Leny presenteert !
Fondée la même année que Falatoff, en 1971 et éditée depuis La Haye par Evert Geradts et Leny Zwalve, Tante Leny venait combler un intérêt croissant pour les comix américains et la culture graphique underground. Depuis 1965, les Pays-Bas faisaient leur contre-culture avec le mouvement anarchiste et anti-autoritaire provo, nourri sur une culture de l’imprimé (revues, pamphlets, tracts). Dans cette lancée, le magazine Hitweek, rebaptisé ensuite Aloha, jouera ensuite un rôle majeur, avec une attention toute particulière pour le graphisme. Comme le décrit Willem dans sa préface à l’anthologie d’Artefact : Hitweek « était ce qu’on obtient si on mélange Actuel, Libération, Rock&Folk et Charlie-Hebdo plus une mise en page délirante, si vous vous pouvez imaginer cela … Bon, ce journal se distinguait des autres par son apparent manque de censure et par être ouvert pour tout. C’est pourquoi il fonctionnait comme magnète pour tous ceux qui croyaient avoir quelque chose à dire. » ((Willem, « Préface », Tante Leny présente !, volume 1, Artefact, 1977.))
Hitweek et surtout Aloha publieront des auteurs américains comme Robert Crumb, Victor Moscoso, Gilbert Shelton et des classiques comme Krazy Kat, mais aussi tous les dessinateurs hollandais — Willem, Theo van den Boogaard — parmi lesquels ceux qui formeront le cœur de Tante Leny : Evert Geradts, Marc Smeets, Joost Swaarte, Aart Clerckx, Peter Pontiac, Harry Buckinkx.[1] C’est dans ces pages que grandit Tante Leny presenteert !, qui sera publiée jusqu’en 1978.
Publié en 1977, avec en coin de page le label « edition falatoff », le premier volume d’anthologie Tante Leny présente ! sera aussi le premier ouvrage véritablement publié par Artefact. En août de la même année, le fanzine Falatoff avait déjà mis en vitrine la panoplie des dessinateurs hollandais rassemblés autour de Tante Leny.[2]
Les deux couvertures sont signées Joost Swarte, et pourtant elles semblent dessinées par des pattes différentes. Le fanzine reproduit une case tirée et agrandie de « Van ruilen komt huilen »[3], avec une grosse voiture américaine en plein dérapage, tracé gras, tout en rondeurs, cylindres, et bourrelets — un style rubber hose qui rappelle directement les voitures de Mister Natural : c’est bien Robert Crumb et le comix américain qui transparaît en première page.
La couverture de l’anthologie Tante Leny présente !, elle, est fragmentée par une concaténation de cases qui se chevauchent et qui s’encastrent plutôt qu’une image singulière.
On y retrouve une voiture américaine, à l’arrêt cette fois : la dynamique n’est plus centrée sur un seul objet en mouvement, mais sur une multitude de détails et d’actions éparpillés sur la page.[4] L’immeuble rejoue la planche de bande dessinée. La référence est non plus Crumb mais Hergé : une esthétique que Swarte, en savant historien de la bande dessinée, définira, également en 1977, comme celle de la klare lijn, de la ligne claire.[5]
Joost Swarte a rapidement connu un succès international, il sera rapidement publié en France non seulement chez Artefact mais aussi Futuropolis, avant de passer outre-atlantique dans RAW, qui lui ouvrira par après les portes du New Yorker. Mais alors que l’on identifie Swarte a une signature graphique « minimaliste », entièrement basée sur une continuation personnelle de la ligne claire, l’hétérogénéité graphique du Swarte des années 1970 aide à traduire le rôle qu’ont joué pour lui les dynamiques collectives telles que Tante Leny presenteert ! Cette hétérogénéité stylistique de Swarte parle en effet pour toute la famille de Tante Leny presenteert !, qui n’aura jamais cessé d’osciller entre références locales et internationales, européennes et américaines. L’influence première, ce seront les États-Unis, sans aucun doute : Robert Crumb, Victor Moscoso, Bill Griffith et leurs pairs servent ici véritablement de modèles. Les contributions d’Aart Clerckx, en particulier, reflètent l’influence de Crumb, avec cette préférence pour les hachures et un trait plus gras, les gros mollets, la référence partagée à E.C. Segar et les frères Fleischer, ainsi que la subversion underground du funny animal.
Non seulement Robert Crumb et ses pairs servent de modèles pour l’underground hollandaise, mais les Pays-Bas partagent une culture commune des funny animals avec la génération américaine. Alors que le marché franco-belge s’est rapidement « désaméricanisé » après la seconde guerre mondiale, la bande dessinée américaine restera une influence très forte aux « périphéries » de la bande dessinée européenne occidentale : aux Pays-Bas, le magazine Donald Duck est publié depuis 1952 et y fait figure d’institution.[6]
Tout comme Crumb est nourri aux comics de Dell, Evert Geradts, l’initiateur de Tante Leny, est obsédé par Carl Barks. Le good duck artist revient constamment dans ses œuvres : non seulement dans ses parodies animalières (« Moe Koe » et « Marion McKay’s All-Animal Orchestra »), mais aussi dans plusieurs histoires de « Jan Zeiloor »/ »François Feuille » qui jouent sur son obsession pour Donald Duck (l’une où Suusje/Susy se débarrasse de sa collection ; l’autre où Jan se retrouve téléporté dans la première histoire de Donald Duck, qu’il tente vainement de réécrire[7] ).
De plus, Geradts écrira plusieurs fois au sujet de Carl Barks dans Tante Leny presenteert !, reproduisant des pages refusées par Disney, ou lamentant les conditions dans lesquelles ses œuvres ont été traitées.[8] On ne s’étonnera donc pas trop que Geradts ait poursuivi, à partir des années 80, en tant que scénariste pour Donald Duck.
À côté de cette influence américaine, il y a ensuite toute la couche hergéenne, inculquée très tôt à travers le prisme déviant des Bob et Bobette de Willy Vandersteen. La bande dessinée de presse flamande a toujours eu ce brin d’improvisation, d’absurdisme et d’anarchie qui contraste avec l’esthétique de la ligne claire : quand Vandersteen est invité à contribuer à Tintin, ce ne sera pas sans un rappel des normes à suivre — un récit linéaire, bien construit et documenté, un trait et une anatomie soignée. C’est peut-être un raccourci, mais Tante Leny presenteert ! semble retenir quelque chose du côté baroque et anarchique qui caractérise le dessin de Vandersteen : Ever Meulen, d’ailleurs, en offre un pastiche dans une page qui dépeint la famille de Bob et Bobette en joyeux trafiquants de stupéfiants. Au-delà de ce clin d’œil, la corporalité anarchique des personnages de Vandersteen — des corps qui s’animent par des mouvements exubérants, rendus par un trait déformant — se retrouve encore décuplée dans l’underground hollandaise, que ce soit chez Geradts, Clerckx, ou Buckinx.
Le côté plus rigoureusement hergéen se retrouvera quant à lui chez Joost Swarte, Ever Meulen et Marc Smeets. Ce dernier, figure si particulière du groupe, sera d’abord oublié des anthologies d’Artefact : l’éditeur français remédiera à l’erreur en consacrant son deuxième numéro d’A4 Comix au travail de Smeets.
L’ouvrage sera d’ailleurs un des seuls livres de l’auteur, dont l’œuvre s’est entièrement basée sur l’inachevé.[9] Son travail graphique est sans doute le plus difficile à saisir ; comme le décrit Bruno Lecigne : « Ce n’est pas la faillite du récit classique que dénonce l’œuvre de Smeets ; elle vante plutôt la vertu incomparable de l’inachevé, du fragment, où tout repose sur un effet de suspension, une attente interminable ».[10] En quelque sorte, Smeets représente l’aboutissement de la veine absurde qui caractérise l’entièreté de Tante Leny présente !
Mais on aurait tort de vouloir cerner trop facilement l’underground hollandaise comme un pot-pourri de Crumb et d’Hergé : il faudrait encore parler de Peter Pontiac et des histoires elles-aussi archi-fragmentaires et inachevées ; du style de Harry Buckinx, parfois presque proche de la gravure ; de la remarquable Peti Buchel, dont le récit « Anatolia » évoque l’esthétique pop des Aventures de Jodelle de Guy Peellaert ; et bien sûr de Leny — véritable personnage éditorial de la revue (qui rend hommage au réel travail éditorial réalisé par Leny Zwalve, un rôle comparable à celui joué par Françoise Mouly pour RAW ). On ne peut pas aisément assimiler Tante Leny. Bruno Lecigne écrivait qu’ »en France on n’a pratiquement traduit et diffusé en albums que les auteurs aisément assimilables et dont les signes pouvaient prêter à récupération. Moto, joints, naturisme ; la niaiserie et le manichéisme français ont transformé les accessoires d’un folklore satirique en slogans du premier degré — l’irrécupérable devenant alors du bizarre, de l’insolite ou, redoutable trahison, du “non-sens” ! »[11] À travers ses deux anthologies Tante Leny présente ! et les albums connexes (Rêves de grandeur de Geradts, A4 Comix de Smeets et Titul et Titula de Buckinx), Artefact semble justement œuvrer à l’encontre de cette récupération, faisant l’éloge d’un groupe d’irrécupérables weirdos.
[Une version abrégée de ce texte est apparue en 2016 dans Gorgonzola n°22; merci à Maël et Gwendal Rannou pour leurs commentaires et relectures.]
Notes
- Malgré le manque d’une histoire véritablement complète de Tante Leny presenteert ! ou même de la bande dessinée underground hollandaise, on pourra néanmoins se référer au chapitre que Bruno Lecigne leur consacre dans Les Héritiers d’Hergé, Bruxelles, Magic Strip, 1983, p.59-61 ; à l’article de Patrick Rosenkranz, « Tante Leny and the Dutch Underground Press », Comic Art, n°7, 2005, p. 26-45 ; à la biographie de Mark Smeets par Piet Schreuders, Mark Smeets. De triomf van het tekenen, Amsterdam, Scratch Books, 2016 ; ainsi qu’à l’excellent portail Comiclopedia.
- « Les Confessions d’une tante », Falatoff, n°38/39, août 1977.
- Publiée à l’origine dans Modern papier, n°9, 1972.
- La couverture de Swarte avait été à l’origine utilisée pour le n°17 de Tante Leny presenteert ! (1974).
- Joost Swarte, Kuifje in Rotterdam : De klare lijn, 1977.
- Voir le célèbre article de Pascal Ory, « Mickey go home ! La désaméricanisation de la bande dessinée (1945-1960) », Vingtième siècle : revue d’histoire, n°4, octobre 1984, p. 77-88. Les publications de Disney deviendront également de véritables institutions en Italie et dans les pays nordiques, qui fourniront bon nombre d’artistes à l’entreprise Disney (avec une filiale majeure en Italie).
- « Jan Zeiloor, de rolletjes omgedraaid », Tante Leny presenteert, n°13, 1973.
- Voir Tante Leny presenteert, n°9 et n°10, 1972. Pour une remise en contexte de la « découverte » de Carl Barks comme figure d’auteur, voir Bart Beaty, Comics versus Art, Toronto, Toronto University Press, 2012, p. 79-82.
- A4 Comix, n°2, 1977. Il s’agit d’une reproduction du numéro 15 de Tante Leny presenteert !, 1977, numéro entièrement consacré à Marc Smeets.
- Bruno Lecigne, Les Héritiers d’Hergé, Bruxelles, Magic Strip, 1983, p.61.
- Bruno Lecigne, Les Héritiers d’Hergé, Bruxelles, Magic Strip, 1983, p.60.
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