Numérologie, édition 2012

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Début 2007, le Syndicat BD (en fait, le Groupement des Auteurs de Bande Dessinée, au sein du SNAC, le Syndicat National des Auteurs et Compositeurs) voit le jour sous l’impulsion d’un groupe d’auteurs[1]. Tout d’abord positionné comme médiateur entre auteurs et éditeurs, on le voit traiter des affaires telles que les retards de paiement des Humanoïdes Associés (alors sur le point d’être placés en redressement judiciaire), ou la question de l’erreur de fabrication du Vilebrequin d’Arnaud Le Gouëfflec et Obion pour le label KSTR (groupe Flammarion).
Au cours de l’année 2008, la question des droits numériques a pris de l’ampleur, et est rapidement devenue l’une des priorités de l’organisation. Entre autres manifestations marquantes, on notera la mobilisation des auteurs au moment du lancement de la plateforme izneo en mars 2010, avec «l’appel du numérique» qui réunira plus de 1 300 signatures (et non des moindres). Depuis, face au refus de transiger du Syndicat National des Éditeurs (SNE), la situation s’est durcie et a fini par englober l’ensemble de la question de la rémunération des auteurs. Plusieurs auteurs n’ont pas hésité à mettre les pieds dans le plat[2] et évoquer sans détour leur paupérisation progressive.
Après plusieurs années de tractations, un accord entre le CPE et le SNE a finalement été signé le 21 mars 2013 en présence de la ministre de la Culture[3]. Cet accord a pour objectif d’adapter le Code de la propriété intellectuelle aux enjeux du numérique, d’instaurer un Code des usages numériques, et d’apporter certaines précisions au regard de principes juridiques qui étaient inclus dans le Code de la propriété intellectuelle. Présenté comme un accord «historique», il apparaît surtout comme un compromis assez fade, et s’inscrit dans une temporalité encore largement tributaire de l’héritage du papier.

Surtout, les échanges tendus entre auteurs et éditeurs ont mis en lumière une crispation profonde autour de la valorisation des premiers (dans tous les sens du terme) qui dépasse la seule question du numérique et qui, elle, demande encore à être abordée.
L’origine de ces tensions se trouve dans la mutation profonde que l’économie de la bande dessinée a connue au cours du siècle passé (depuis la seconde guerre mondiale), qui s’échelonne grosso modo en quatre phases d’évolution des statuts et des rapports entre auteurs et éditeurs.

  • La première phase voit un contexte dans lequel la bande dessinée n’existe qu’au sein des journaux qui lui sont consacrés. Les créateurs sont sous la tutelle (souvent dirigiste) d’un rédacteur en chef, mais employés comme pigistes (avec un statut de journaliste) ou rédacteurs (et donc salariés), et donc bénéficiant d’une relative sécurité (car uniquement tributaires de l’acceptation de leurs planches). À l’inverse, les éditeurs sont dépendants du succès de leurs journaux, et sont donc ceux sur qui pèsent les risques les plus importants.
  • La deuxième phase voit l’apparition de l’album, et la transformation des éditeurs de presse en éditeurs de livres. Le statut des créateurs reste globalement inchangé, cette seconde vie n’étant accordée qu’à quelques (rares) séries, dont le succès est déjà avéré : seuls les auteurs de best-sellers vont bénéficier de droits d’auteurs sur cette deuxième exploitation de leur travail. Si cette situation peut faire grincer des dents au sein de la population des créateurs (bien peu d’élus ayant le privilège de «passer en album»), elle présente l’avantage d’un risque minimum pour l’ensemble des parties. En effet, l’édition d’albums apporte à l’éditeur un complément de revenu et un support de visibilité qui vient sécuriser la situation des journaux.
  • La troisième phase va marquer un déplacement du marché des journaux (dont les ventes vont progressivement péricliter) vers les albums. Le système de la prépublication tend alors à disparaître, mais la rémunération des créateurs (désormais uniquement auteurs) va perdurer sur les bases d’un statut de pigiste qui n’existe pourtant plus : on reste sur un principe de prix à la page, soit sous forme de «fixe réel», soit sous la forme d’une avance récupérable sur les droits dérivés (prépublications éventuelles, éditions étrangères). C’est seulement la croissance importante du marché (mais également l’augmentation marquée du prix des albums) qui va permettre de voir cette situation paradoxale s’installer durablement.
  • La quatrième et dernière phase est récente, et s’inscrit dans un contexte de crise où les ventes moyennes s’effondrent. Le système de rémunération basé sur un prix à la page évolue progressivement pour être remplacé par des à-valoir (soit des avances sur droits), que l’auteur doit compenser avant de percevoir des droits additionnels[4] — une perspective qui, au vu de l’évolution de la situation économique du marché, devient de plus en plus hypothétique. De leur côté, les éditeurs se retrouvent face à une équation inextricable, ne pouvant plus rémunérer autant les auteurs pour des livres qui se vendent moins[5].

Peu structurés professionnellement, les auteurs ont été amenés à subir ces modifications plus qu’à les négocier réellement. La situation actuelle met surtout en évidence l’asymétrie naturelle qui existe entre éditeurs et auteurs : ainsi, l’auteur est généralement dépendant du seul éditeur pour ses revenus, alors qu’à l’inverse l’éditeur peut s’appuyer sur l’exploitation de l’œuvre de plusieurs auteurs pour assurer son existence. Ce rapport de force déjà déséquilibré se retrouve encore renforcé par le rapprochement de la fonction éditoriale avec celle de la distribution/diffusion.
Enfin, n’étant pas considéré comme travailleur salarié, l’auteur de bande dessinée n’est pas lié au droit du travail, et n’a donc pas accès à toutes les protections que le système social français a établi depuis plus d’un siècle. Certes, par le biais de la création de l’Agessa et de la Maison des Artistes, les auteurs et artistes plasticiens sont rattachés au régime de la sécurité sociale, sans pour autant apporter l’ensemble des protections auxquelles les salariés ont droit (protection contre les accidents du travail et les maladies professionnelles, assurance chômage ou droit à la formation professionnelle continue[6]).

Notes

  1. La page de présentation du Syndicat BD liste treize membres fondateurs : Alfred, Christophe Arleston, Virginie Augustin, Alain Ayroles, Joseph Béhé, Denis Bajram, Valérie Mangin, David Chauvel, Franck Giroud, Richard Guérineau, Cyril Pedrosa, Lewis Trondheim et Fabien Vehlmann.
  2. On se reportera aux messages de Kris, de Fabien Vehlmann ou à cet article de la Charente Libre.
  3. Le texte complet de l’accord-cadre est disponible en particulier sur le site du Syndicat BD.
  4. Il faut signaler ici une évolution paradoxale, considérant l’historique que nous venons de parcourir rapidement : aujourd’hui, la publication d’un album dans un journal est considérée comme une «prépublication», sur laquelle l’auteur ne perçoit qu’un droit de replacement, et non pas un «prix de planche». Cette nouvelle donne illustre parfaitement le glissement d’une économie passée (celle de la presse) vers l’économie actuelle (ressortissant du livre).
  5. Dans les colonnes du Soir, François Pernot (Directeur Général de Dargaud-Lombard et du Pôle Image du Groupe Média-Participations) indiquait d’ailleurs que «aujourd’hui, 60 % des premiers tomes ne dépassent plus 1.300 exemplaires, ce qui signifie que ces albums sont vendus à perte». (in Daniel Couvreur, «La BD franco-belge en eaux troubles», Le Soir, 28 janvier 2013.
  6. La situation concernant la formation professionnelle continue a changé récemment, puisque auteurs et éditeurs y cotisent depuis 2012.
Dossier de en mai 2013