La bande dessinée muette

de

Introduction
I) La bande dessinée muette
II) Apparition d’une bande dessinée muette contemporaine
III) Langage et thèmes de la bande dessinée muette contemporaine
A) La bande dessinée muette avec bulles
B) La bulle et ses images
– C) Les thèmes
– D) Personnages et décors
– E) Cadrages et couleurs

IV) Le futur de la bande dessinée muette contemporaine est-il muet ?
Conclusion
Annexes

III) Langage et thèmes de la bande dessinée muette contemporaine

Dans le premier chapitre, nous avons distingué deux types de bandes dessinées non verbales : celles qui utilisent des bulles et celles qui n’en utilisent pas.
Les bandes dessinées entièrement muettes avec des bulles sont un phénomène récent. Elles augmentent le champ de la bande dessinée muette et en font le deuxième en importance avant celui des illustrés.[1]

A notre connaissance, le premier album de bande dessinée muette entièrement avec des bulles apparaît en France dans les années quatre-vingts avec la publication, par les Humanoïdes Associés, de Soirs de Paris d’Avril et Petit-Roulet.

Avant d’aborder les thèmes puis les personnages et les décors de la bande dessinée muette, nous allons d’abord étudier les bandes dessinées muettes avec des bulles.
Nous analyserons aussi la nature de ces bulles afin de comprendre pourquoi et comment cet espace antérieurement uniquement réservé aux textes et conçu pour eux, peut accueillir aujourd’hui des images.

Nous essaierons de voir aussi quels types d’images s’y logent, quel statut elle leur donnent afin de mieux appréhender les grandes thématiques, personnages, ou décors qu’utilise la bande dessinée muette. De cette manière, d’éventuelles différences avec les bandes dessinées muettes utilisant des bulles pourront ainsi, être mises en évidence.

Nous terminerons ce chapitre par l’étude du cadrage, des plans et de la couleur dans la bande dessinée muette. Ainsi, nous essayerons de voir dans quelles perspectives narratives leur usage se distingue de celui de la bande dessinée classique, tout en essayant d’étayer davantage les analyses qui auront précédées.

A) Les bandes dessinées muettes utilisant des bulles

La bulle représente à la fois le for intérieur du personnage qui l’émet et un forum, un espace public à la vue du lecteur.
La présence d’images dans une bulle n’a rien de gênant puisque la nature d’une bulle est en partie iconique. Elle est une frontière visuelle entre le texte et l’image qui peut évoluer et s’adapter[2] en fonction du locuteur (son caractère, son état psychologique, etc.), de la nature du message (si c’est un cri, par exemple, le ballon va alors se hérisser pour en montrer l’intensité), et du médium.[3] La présence d’images en son sein ne pose donc pas de problèmes visuels majeurs.

Quel que soit le continent, les bulles avec des images ou des pictogrammes apparaissent relativement souvent.
En 1947, par exemple, Franquin faisait déjà un usage assez fréquent de ce genre de bulles dans les premières aventures de Spirou, qu’il reprenait à la suite de Jijé (fig.3 et 4).
On trouve aussi cette irruption de l’image dans la bulle chez Tezuka, dans une histoire d’Astroboy datant des années cinquante.
Dans les années trente, Pat Sullivan avec sa série Felix le chat faisait un usage très novateur des bulles contenant des images. Entre les mains de son célèbre personnage, elles devenaient souvent des objets qui le sauvaient des situations les plus délicates ou créaient de merveilleux gags (fig.5).

La nature de ces images, faisant irruption dans un espace initialement dédié aux textes, est majoritairement d’ordre symbolique. Elles traduisent des états émotifs extrêmes par leurs situations et leurs juxtapositions incongrues dans le continuum texte.

Les bandes dessinées avec bulles contenant des images nécessitent une homogénéité plus grande avec le style graphique général de la bande dessinée. On les trouve donc essentiellement dans les bandes dessinées humoristiques ou semi-réalistes.

Avec les années quatre-vingts, la bande dessinée atteint (du moins dans sa tendance la moins commerciale) sa maturité. C’est une appréhension du médium et de ses spécificités narratives qui s’y affirment mais aussi une compréhension de ses spécificités graphiques.
Avril et Petit-Roulet témoignent de ce double intérêt en maintenant les bulles sans utiliser aucun texte verbal et en pratiquant un style graphique «ligne-claire».
Si aujourd’hui ce mouvement de fond de la bande dessinée des années quatre-vingts apparaît comme une stylisation d’un style ou un maniérisme inspiré des écoles franco-belges des années cinquante et soixante, c’est en partie à cause de son exploitation publicitaire intensive.
La ligne-claire était, surtout à sa naissance en 1977, un phénomène de transgression et de subversion des codes d’une bande dessinée se déclarant moderne et s’adressant à la jeunesse. En s’esthétisant, en devenant plus référentielle, la ligne claire est devenue à la bande dessinée ce qu’a été la post-modernité en architecture ou en art : un mélange de «traditionnalisme et de nouveauté, de formes contemporaines, de mises en scène et de regard vers le passé».[4]
C’est cette volonté qui anime Avril et Petit Roulet. Le façonnage du livre fait lui-même l’objet de cette attention avec sa tranche entoilée comme les albums des années cinquante ou soixante. Le scénario est de forme contemporaine, une sorte d’étude de mœurs «des jeunes gens modernes» du milieu des années quatre-vingts.

A sa sortie, en mars 1989, l’album Soirs de Paris n’a pas eu un impact comparable à celui d’Arzach. Les deux livres ont en commun, par contre, un souci esthétique de l’image et la structure en quatre chapitres.
Dans Soirs de Paris, chaque chapitre forme une histoire d’une dizaine de planches en moyenne. Toutes ont pour titre le nom d’une rue parisienne : la première s’intitule «26 rue Fontaine» et fait onze planches (fig.6 et 7), la seconde «63 rue de la Grange aux Belles» fait dix planches (fig.8 à 10), la troisième «52 avenue de la Motte Piquet» fait elle aussi dix planches et, enfin, la quatrième «66 rue des Champs Elysées» — la plus longue — compte quatorze planches.
La première histoire se passe dans le 9ème arrondissement, la seconde dans le 10ème, la troisième dans le 7ème et la quatrième dans le 8ème. Ces chiffres forment une suite qui laisse à penser que les auteurs avaient l’intention de faire une histoire se passant dans les vingt arrondissements parisiens, un peu comme Léo Malet (1909-1996) avait désiré le faire avec son personnage Nestor Burma.
La fin de Métal Hurlant en 1987, les difficultés et le rachat des Humanoïdes Associés et un essoufflement de la tendance ligne-claire, à la même époque, peuvent en partie expliquer la mise de côté d’un tel projet.

Par la suite, les bandes dessinées muettes utilisant des bulles ont été beaucoup plus nombreuses. Elles ne s’attachent plus simplement à décrire des états d’âme mais des raisonnements et des pensées.
Ces utilisations n’ont pour l’instant pas encore l’ampleur qu’ont pu en donner Avril et Petit-Roulet. Les bulles d’images témoignent certes d’un usage contemporain mais qui reste encore ponctuel dans les récits, ce qui leur donne souvent l’apparence de béquilles à l’expression.
Actuellement, Soirs de Paris reste unique par sa dimension et son propos.

Avant de voir quels types d’images les bandes dessinées muettes avec des bulles utilisent, nous allons essayer de comprendre la nature de cet espace initialement dédié et conçu pour les textes.

B) La bulle et ses images

1) La bulle

Une bulle, qu’elle soit utilisée dans une bande dessinée muette ou classique, a toujours la même structure que l’on peut diviser en deux parties.
La première partie, que nous avons appelée noosphère ou autrement noologique, est le lieu où se dévoilent les pensées des personnages sous la forme de textes ou d’images.
La seconde est appelée embrayeur. Elle désigne ce qui émet la bulle, ce qui en est à l’origine.
L’embrayeur indique où se situe le personnage ou l’objet émettant un discours. L’émetteur de ce discours peut être englobé, entouré, perdu dans un paysage comme dans un plan panoramique par exemple. L’embrayeur d’une bulle indique à la fois le locuteur et la direction du son.
«Embrayeur» est une notion développée par le linguiste Roman Jakobson (1896-1982) pour désigner «les signes vides» comme les adjectifs démonstratifs «cette», «cet» ou les pronoms personnels comme «je», «tu» etc. Ces mots ont la particularité d’avoir des «référents (…) (qui) (…) ne cessent de changer» et tout le monde se les approprie dans une conversation.[5]

Le terme noosphère est employé uniquement dans son sens étymologique, c’est à dire «sphère de pensée» et non dans le sens que lui en donnait Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955), son inventeur, qui la superposait à la biosphère dans un cadre évolutionniste.
Nous utilisons aussi le terme noologique dans son sens littéral, celui de «langage de la pensée», essayant par là de montrer une certaine neutralité face aux différents modes de retranscription : images, systèmes syllabiques alphabétiques, idéogrammes, etc.

Dans une bulle, les limites de la noosphère peuvent parfois ne pas être dessinées ; par contre, l’embrayeur est toujours présent. Au pire, il se résume à un simple trait comme par exemple chez le dessinateur italien Frederico Del Barrio (fig.12) ou l’américain Shane Simmons.
Ce trait n’est pas simplement une sorte de slash, il peut varier de taille, onduler, se hérisser suivant l’état et les propos du personnage qui l’utilise, comme le montrent plusieurs cases de Longshot comics.

Cette faculté est générale à la bulle. Le trait de son dessin est soumis au style graphique des images mais il traduit aussi la modulation de la voix et son intensité. Un personnage qui crie, par exemple, produira un bulle hérissée (fig.13, bulle 4). La voix peut être extériorisée (donc audible) mais aussi intériorisée comme dans le cas de la bulle nuageuse (fig.13, bulle 2). Dans ce dernier cas, c’est majoritairement la typographie (sa taille, sa forme ou sa couleur) qui prend en charge la modulation de la voix et son intensité.

Le cartouche ou encadré récitatif n’est pas une bulle sans embrayeur, il s’agit plus d’un discours parallèle sur l’image.
Il existe aussi des encadrés narratifs qui, par leurs formes et leurs dispositions, peuvent être confondus avec des récitatifs mais qui ne contiennent que des discours de personnages ou de narrateurs. Le cadre de narratifs est l’équivalent de la voix off au cinéma.
L’embrayeur semble avoir disparu mais il est simplement déplacé. Au lieu d’être à l’extérieur et accroché au cadre, il est dans le cadre ou dans l’espace que contient le cadre. Dans le premier, il est un type, une forme ou une couleur du cadre et dans le second cas, il devient une couleur de fond au texte narratif ou la forme typographique de ce texte.

Dans un extrait d’Elektra Assassin de Frank Miller (scénario) et Bill Sienkiewicz (dessin), on peut voir l’agent Garrette pourchassant sur un pont la voiture où est enfermée Elektra (fig.14). Les pensées de Garrette sont dans les cadres bleus et celles d’Elktra sont dans les cadres blancs. Les auteurs n’ont pas utilisé d’embrayeurs composés d’une succession de bulles allant croissantes ni de noosphère nuageuse pour signifier que les personnages sont dans leurs pensées. Ils ont préféré les cadres de narratifs pour des raisons de lisibilité leur permettant aussi de faire ce dialoguer les deux protagonistes par l’intermédiaire de la transmission télépathique.
Des dialogues peuvent aussi utiliser ce même système. Dans le comix Aliens vs Predator (fig.15 et 16), les deux premiers chapitres sont ainsi composés de dialogues de textes narratifs. Ici, le caractère des personnages importait peu (nous savons juste que l’un s’appelle Tom et l’autre Scott), la seule nécessité était la présence d’un dialogue entre deux personnages pour éviter d’avoir une bande dessinée muette virtuellement contenue dans la volonté commerciale de faire se rencontrer deux stars de cinéma qui sont deux créatures extraterrestres (Alien et Prédator) aux discours muets car imperceptibles à nos sens.
Dans ce comics, l’embrayeur se limite aux cadres des narratifs et à leurs successions (fig.16, strip 1) : un discours, un cadre ; une réponse, un cadre, dans un rythme binaire bien marqué pour éviter toute confusion. On peut considérer ce genre d’utilisation de cadres narratifs comme extrême (qui se trouve d’ailleurs vite limité dans ce comics[6] ), tout comme l’est aussi l’utilisation de bulles sans frontières «noosphériques» chez Del Barrio ou Shane Simmons. Le fait que dans Alien vs Predator, ces cadres de narratifs le soient pour une bande dessinée muette avortée en est ici que plus intéressant.
Contrairement à la bulle, le cadre de narratifs n’est pas actuellement utilisé dans des bandes dessinées muettes. C’est pour cette raison que nous maintenons pour ce travail une nette distinction entre bulles et cartouches de textes narratifs.

La bulle doit être aussi comprise comme une ponctuation du texte. Elle indique le personnage qui parle mais aussi, comme nous l’avons vu, l’expressivité du son qu’il émet (comme la bulle hérissée de Franquin (fig. 13, bulle 2) par exemple).
Les points d’exclamation, les virgules, les points d’interrogation, etc. tous ces signes typographiques prennent eux aussi en charge l’expressivité d’un texte. La bulle a en plus une dimension spatiale que lui donne ce statut intermédiaire entre signes iconiques et signes purement typographiques. Elle est entre le signe de ponctuation et ce que Christian Metz appelle la «macro-ponctuation» en désignant par là les blancs laissés, par exemple, entre différents paragraphes.[7]
La bulle prépare à la fois un espace au texte et améliore son expressivité, ceci étant d’autant plus nécessaire qu’il s’agit de transcrire la parole et toute sa richesse d’inflexion dans un médium bande dessinée aux textes essentiellement dialogiques.
La bulle participe de façon plus ou moins importante à la mise en place d’une circulation pour le regard mais sa fonction est d’abord de ponctuer le texte dialogique. Inversement, le cadre de(s) texte(s) récitatif(s) a d’avantage pour fonction de ponctuer l’image tout en mettant en place, là encore, un chemin de circulation pour le regard. Tout cela concerne bien évidemment les bandes dessinées modernes car dans les illustrés c’est avant tout l’image qui ponctue le texte.

Nous avons utilisé le terme ponctuation dans sa définition la plus courante c’est à dire celle de l’écrit et de la grammaire. Au cinéma, ponctuation a un autre sens, il signifie «( …) l’ensemble des procédés marquant le passage d’un plan à un autre (…)».[8]
Dans ce sens, une bulle est aussi une ponctuation car elle marque le passage d’un plan intérieur à un plan extérieur, du plan interne du personnage avec son univers intérieur inclus dans l’univers extérieur celui du décor : deux plans visibles au lecteur.
Cette définition de la ponctuation se justifie surtout pour les bandes dessinées muettes avec bulles où une image dans une bulle peut être aussi présente que celle de la case. Une image dans l’image où, comme dans Philémon et la mémémoire de Fred, le personnage peut passer de l’image de la case à celle de la bulle (fig.17). La frontière de la noosphère avec l’image de la case est ponctuante et la séquence décrivant le passage du personnage de la case vers la bulle, rapproche les deux plans de la définition de plan au sens cinématographique, c’est-à-dire comme une succession d’images.

Dans une bande dessinée, la bulle est à la fois le support d’un son, un moyen et une participation à sa retranscription. Pour les physiciens, un son se divise en trois parties : le timbre, l’intensité et sa fréquence ou hauteur.
Il est intéressant de retrouver ces caractéristiques dans une bulle. L’embrayeur assume une partie infime de la description du timbre en indiquant le locuteur. La majeure partie est assumée par l’expressivité et le style du dessin décrivant le locuteur et son état (souriant, triste, grand ou petit, enfant ou vieillard, etc.) ainsi que par le texte et sa typographie (comme par exemple, la typographie gothique désignant les Goths dans Astérix Légionnaire et leur accent rendu par des changements de l’orthographe des mots dans leurs dialogues.[9]

La noosphére traduit le plus souvent l’intensité du son, fonction qu’elle partage avec la typographie des textes pouvant varier de taille et de grosseur de trait.
Dans une bande dessinée muette avec bulles, la taille et la variation de la noosphère prennent majoritairement en charge l’intensité du son si l’image n’est pas de type symbolique (car dans ce dernier cas, la taille ou l’épaisseur du trait de dessin d’un symbole, par exemple, peuvent assumer l’essentiel de ce rôle).
Dans une bande dessinée classique, la hauteur est assumée par les lettres et leur phonétique. Dans une bande dessinée muette avec bulles, c’est le dessin qui prend la relève, de manière plus ou moins subtile et plus simultanée, par une multiplication ou une économie des détails de l’image dans la bulle.

De par cette différenciation entre embrayeur et noosphère, la différence entre phylactère et bulle apparaît-elle aussi plus clairement. Le phylactère est un espace où un texte se déroule en prenant l’embrayeur lui-même pour noosphère. Les rubans déroulant la parole deviennent alors la solution esthétique et graphique la plus évidente. Ils sont une sorte d’étirement maximum de l’embrayeur en une bande assez longue pour y mettre la parole, c’est à dire une ou des phrases, et assez large pour y accueillir des caractères calligraphiés.
Le phylactère n’intervient aucunement dans l’expressivité du texte. Le phylactère est une matérialisation de la parole se déroulant alors que la bulle est davantage une matérialisation de la pensée, c’est-à-dire un état de l’esprit réfléchissant. La pensée s’exprimant le plus souvent par la parole (et l’écrit fixant la parole), l’amalgame entre phylactère et bulle a naturellement été fait. C’est dans cette distinction que l’on pourra peut être légitimer l’apparition de la bulle.[10]

A cet égard, le terme «fumetti» qui définit, en Italie, les bandes dessinées mais aussi et au pluriel les bulles elles-mêmes, est peut être un des plus justes.
Il s’inspire en effet du terme désignant les nuages de vapeur d’eau que l’on émet en expirant quand il fait très froid et l’étymologie du mot esprit vient justement des mots latins «spiritus» et «spirare» signifiant respectivement souffle et souffler.
On peut donc dire que «Fumetto» désigne à la fois l’aspect matériel de la bulle (son côté nuageux ainsi que le support matériel du son : l’air), sa fonction de ponctuation (les périodes où reprendre son souffle dans un texte, le rythme pour mieux le lire) et sa fonction symbolique, transparaissant dans la lointaine origine étymologique du mot esprit (traduire la pensée comme «spiritus» (souffle) réfléchissant).
En quelque sorte, et quelque soit la température, la bulle est le souffle de l’esprit. Le mot «fumetto» donne un poids à l’air support du son (penser vient du mot peser) pour traduire la pensée des personnages dans l’image.

Nous avons déjà évoqué la fonction de «ponctuatrice» et de guide du regard, de la bulle. Nous avons vu aussi qu’elle avait une fonction de plan distinguant et juxtaposant un univers extérieur et un univers intérieur. A cette fonction de juxtaposition entre l’image (en case) et l’espace de la bulle s’ajoute celle de superposition du plan de la bulle à la profondeur de champ de l’image de la case.
La bulle est une surface qui masque une partie de l’image. Elle a une présence en perspective. Elle peut se superposer à l’image de la case, au cadre de la case ou à d’autres bulles. Inversement, un personnage ou des objets peuvent aussi se superposer à la bulle (ex. : Tezuka fig.22, et Avril et Petit-Roulet, fig.8) et cette superposition peut être plus ou moins partielle suivant les cas, la taille de la bulle etc…

Par sa présence physique en tant que plan, elle contribue aussi à l’introduction ou au renforcement d’une profondeur de champ.
La primauté du discours verbal fait que cette profondeur de champ est la plupart du temps niée par la bulle. Si l’on imagine une case où les dialogues sont importants, la taille des bulles couvrira d’un à deux tiers de l’image, le plan sera américain, rapproché ou gros plan pour que l’on puisse voir les personnages, ce qui impliquera peu de décors et de profondeur de champ. Dans ces cas-là, la dimension spatiale de la bulle dans son rapport à la perspective de l’image de la case est niée.
Certains auteurs arrivent à exploiter graphiquement cet aspect de la bulle comme par exemple Munoz et Sampayo (fig.18). Ici, les bulles ont plus les fonctions d’une onomatopée, elles sont plus iconisées que verbales (certaines ne possèdent pas de mots ou de phrases mais de simples traits mimant l’écrit et l’alignement des lettres). Elles participent au bruit et au brouhaha du Bar à Joe. Elles montrent à la fois la source sonore tout en se mêlant au nuage de sons, lui-même mélangé aux nuages de fumée de cigarette.
Cette fonction de plan et de superposition peuvent être aussi utilisées dans la création du chemin de décryptage pour le regard. Dans des dialogues, par exemple, la superposition des bulles et leur présence en cascade montrent une autre fonction du plan de la bulle qui consiste à l’exploiter comme rythme et comme ponctuation.
Cette fonction est peu exploitée par la bande dessinée muette avec bulles pour des raisons évidentes de lisibilité.

La position des bulles dans les bandes dessinées muettes varient peu de celles des bandes dessinées classiques. En fréquence, on les trouve plus centrées dans l’image et moins collées aux cadres ou dans les coins, pour bien les démarquer et les montrer.

Les bulles des bandes dessinées muettes ont, par rapport à la taille de la case les contenant, une taille supérieure à la moyenne de celles des bandes dessinées classiques. Elles excèdent rarement plus de deux bulles par case et le nombre de bulles par case influe sur le type d’images qu’elles contiennent et inversement.[11]
La bulle, qu’elle expose une image ou un texte, structure à la fois le chemin de lecture et le rythme du discours. Elle montre ce qui doit être lu/compris en premier. Dans les deux cas, la fonction reste la même. Seule la complexité et l’harmonie de ce chemin de lecture et de ce rythme se trouvent changées dans leur nature.

2) Les différents types d’images présents dans les bulles

L’image se retrouve dans la bulle pour deux raisons :
1) pour traduire ou accentuer le message sonore du personnage émetteur
2) pour traduire ou accentuer l’état psychologique (inaudible) du personnage émetteur.

Par rapport au texte, l’image peut accentuer tel ou tel point par son irruption dans le continuum textuel et par la perception simultanée qu’elle offre.
En Occident, textes et images sont nettement séparés. On ne retrouve jamais un texte et une image dans une même bulle.
Dans la manga, cette situation est possible. Pour montrer, par exemple, des personnages se retrouvant dans une obscurité totale, les dessinateurs utilisent de simples cases remplies de noir où seules les onomatopées et les bulles restent visibles et sont orientées dans la case pour suggérer la source du son ou son déplacement. Pour distinguer les personnages qui continuent de dialoguer, on utilise uniquement le texte et, par exemple, les noms ou prénoms des personnages s’interpellant.
Au Japon, les manga-ka n’hésitent pas à ajouter à côté d’un texte une tête expressive des différents personnages à l’intérieur de leur bulle respective.

Dans notre exemple de scène de complète obscurité (fig.19), la bulle devient ici le lieu ultime du visible. Aoyama Goshô (l’auteur de la très populaire série Détective Conan) est un des auteurs qui utilisent le plus régulièrement cette technique. Il s’en sert aussi lors de scènes de conversations téléphoniques (fig.20).
Dans cette utilisation de la bulle, l’embrayeur n’est pas la tête du personnage mais le dessin de la frontière de la noosphère qui, par la situation de l’espace iconico-textuel qu’il définit dans la case noire, situe le personnage. Dans les bulles de notre exemple, les embrayeurs existent mais ils sont atrophiés dans et au profit de la frontière «noosphèrique».
Ne pouvant désigner le visible, c’est le sens de l’ouïe qui prend la relève. Le son passant par la vue dans une bande dessinée, cette utilisation de la bulle devient une compensation, une traduction de cet aveuglement par les limites «noosphériques». La bulle devient une image sonore, une vision interne de l’environnement invisible ; un environnement perçu à la vitesse du son et non plus à celle de la lumière.

Dans une case d’Astroboy de Tezuka, on peut voir là encore une tête et un texte se côtoyer dans une bulle (fig.21, planche 1, case 7). Dans la page suivante, l’auteur fait comme un écho à cette situation en superposant son personnage de méchant à la bulle (fig.22, planche 2, case 3). Chez Tezuka, cet exemple semble condenser à la fois l’utilisation classique — comparable à celle faite par Franquin par exemple — et celle compensant une imprécision qui n’a pas pu être prise en charge par le langage comme chez Aoyama.

Cette possibilité japonaise est facilitée par l’utilisation d’une écriture idéographique d’origine chinoise. Les idéogrammes sont, à l’origine, des images qui au cours des siècles ont été de plus en plus stylisées.
Dans L’art séquentiel, Will Eisner montre la persistance de l’image dans ce genre de signes en juxtaposant un hiéroglyphe égyptien, un idéogramme chinois et deux de ses dessins au rendu différent (fig.22).[12] Les deux premiers signes signifient l’adoration. Le hiéroglyphe nettement plus figuratif instaure une progression, un passage du figuratif à l’abstrait. En juxtaposant ses deux dessins, Eisner montre la présence de l’image (iconique car dans un rapport analogique avec le réel), dans les idéogrammes.
Par cette juxtaposition, il veut dévoiler à la fois la part d’image des idéogrammes et la part idéographique des images de bandes dessinées.

En analysant les différentes bulles de Soirs de Paris nous pouvons dégager trois types d’images :

1. Les bulles qui utilisent des symboles, comme les signes de ponctuation (d’interrogation et d’exclamation par exemple), ceux représentant des monnaies («$», «FF», «£», etc.), les signes mathématiques («=», «-», «x», «», etc.), des flèches, des pictogrammes, etc. On peut en voir par exemple dans la seconde histoire, à la planche quatre où toutes les bulles utilisent des pictogrammes de type symbolique.

2. Les bulles qui utilisent des icônes représentant des objets, des personnages ou des animaux. Dans la troisième histoire, par exemple, dans la première case de la planche trois, il y a une utilisation d’une image de ce type représentant une bouteille d’eau et un verre.

3. Les bulles qui utilisent des documents bruts, tels quels, comme par exemple : une affiche de cinéma, une reproduction de peinture célèbre, une carte postale, un menu, un formulaire, etc. Dans la deuxième histoire, à la dernière case de la planche huit, on peut voir trois personnages discuter de peinture avec, dans leurs bulles respectives, un extrait d’un tableau de Cézanne, Picasso et Matisse, qui relève parfaitement de ce cas (fig.10).

Cette division reprend celle du système triadique de Charles Sanders Peirce. Pour lui, les signes se classent en trois catégories : le symbole, l’icône et l’indice.
Le symbole est une convention, l’icône une ressemblance et l’indice est de l’ordre de la trace.
Ces catégorisations ne sont pas strictes. Un symbole peut avoir une part d’iconicité, comme les pictogrammes de notre exemple de l’histoire numéro deux. De même, un indice, peut être en partie iconisé, comme dans notre exemple de la planche huit de la deuxième histoire, où les tableaux de Matisse, Picasso ou Cézanne ont été iconisés pour se fondre plus facilement dans l’ambiance graphique générale de la bande dessinée (fig.10).

Peirce affine encore l’icône en la divisant en trois autres catégories : l’image, le diagramme et la métaphore.
L’image entretient «une relation d’analogie qualitative entre le signifiant et le référent»,[13] un diagramme entretient cette ressemblance analogique dans les structures organisatrices et la métaphore à partir d’un «parallélisme qualitatif».[14]

Dans Soirs de Paris, à la planche deux de la deuxième histoire, à l’avant dernière case (fig.8, case 7), , on peut voir une bulle où le personnage s’imagine partant à l’abordage. Nous sommes là en présence d’une icône de la catégorie métaphore.
Les cinq cases précédant cet exemple contiennent chacune une bulle avec une icône de la catégorie image. Comme nous pouvons le voir, il s’agit en fait de la même image mise aux détails, divisée en cinq parties.
Toujours dans le même album, à la planche cinq de la première histoire et plus précisément à la case deux, on peut voir une icône de la catégorie diagramme. Ici, il s’agit d’un schéma décrivant le trucage d’un tour de magie (fig.6, case 2). Dans cette icône, on peut aussi voir la présence de mots et même de phrases comme «cheveux pour masquer le truc». Malgré les apparences, nous sommes toujours en présence d’une bande dessinée non verbale, puisque le verbe («masquer») est sous son aspect nominal de l’infinitif. Tous ces mots dévoilent surtout la part d’indiciarité de cette icône, ce diagramme évoquant un plan schématique rapidement exécuté sur le coin d’une nappe. Cette idée est renforcée par l’absence de couleurs, la présence de parenthèses et de multiples flèches.

Dans les bandes dessinées muettes avec bulles comme Soirs de Paris, ce sont les images de type iconique qui sont le plus utilisées, puis celles de type symbolique et enfin celles de type indiciaire.
Les bulles contenant des images de type iconique servent des discours explicatifs, descriptifs et projectifs. Notre exemple précédent pour distinguer l’icône/diagramme reflète le premier type de discours, celui de l’icône/image le deuxième, et enfin celui de l’icône/métaphore le troisième.
Les catégories iconiques de Peirce n’impliquent pas directement les différents discours que nous avons mis en évidence comme pourraient le faire croire nos exemples précédents.
Dans les pictogrammes de la planche quatre de la deuxième histoire, nous avons un discours projectif à très court terme qui consiste à vouloir inviter une partenaire à venir danser. Ici, il est fait usage d’un pictogramme très iconisé mais dans la catégorie image plutôt que métaphorique.
Les signes de type symbolique sont utilisés pour des pensées immédiates. L’usage le plus répandu est celui de la traduction de l’état de surprise et de questionnement par un point d’exclamation et d’interrogation.
Certains signes peuvent désigner des concepts plus abstraits. Le dessinateur Paz Boïra a utilisé, par exemple, dans une bande dessinée intitulée Le représentant, le signe mathématique signifiant le vide ou un ensemble vide (fig.23).

Les signes symboliques peuvent aussi servir à l’articulation de discours à base d’icônes ou plus rarement d’indices. Toujours dans la même bande dessinée de Boïra, on peut voir que le signe mathématique du vide est au centre d’une transaction concrétisée par le signe mathématique de l’égalité. Autre exemple, dans l’album intitulé Wanted, le dessinateur Bruno utilise le signe mathématique € qui relie deux termes dans une relation d’appartenance. Dans notre exemple (fig.24), l’icône cheval est juxtaposée à ce signe et à un point d’interrogation, pour signifier «A qui appartient ce cheval ?». L’adjectif démonstratif «ce» n’étant pas suggéré par la bulle mais par l’index tendu du personnage.
Dès qu’un discours juxtapose deux icônes ou deux symboles et que cette juxtaposition n’induit pas avec précision la nature de la relation entre les deux signes, les symboles mathématiques sont généralement utilisés pour la préciser.

Les symboles traduisent un état immédiat comme la colère ou le coup de foudre par exemple. Dans notre exemple précédent, l’immédiateté d’une réponse négative — ici le refus d’aller danser — est exprimée par l’utilisation du même pictogramme mais barré d’une croix symbolisant le refus. Le symbole de la croix ramène le pictogramme à sa dimension symbolique en annulant ou dissimulant sa part d’iconicité.

Les images de type indiciaire servent soit à traduire les mêmes types de discours que ceux de l’image iconique — mais en beaucoup plus argumenté — soit à traduire un état, comme pour les images de type symbolique. Comme nous allons le voir, cet état se résume le plus souvent à l’affirmation et la négation.
Dans la case où l’on trouve les personnages discutant de peinture (fig.10, strip 3), on peut comprendre pour celui qui évoque Matisse, par exemple, son discours de deux manières différentes : soit il dit «j’aime Matisse», soit «j’aime la femme du tableau La blouse Roumaine de Matisse qui date de 1940 et se trouve au M.N.A.M. pour ses couleurs, sa technique, etc.».
Cette image indiciaire, reprise trois fois dans d’autres bulles (dont la dernière est barrée d’une croix), implique que le discours se borne à «J’aime Matisse» (et dans le dernier cas «Je n’aime pas Matisse»).
L’excès d’arguments que peut offrir une image de type indiciaire aboutit à une impossibilité de déchiffrement qui en s’opposant à la facilité d’interprétation des habituelles icônes et symboles, provoque par là un état plus ou moins intense de l’ordre de l’acceptation ou du rejet.
Cet excès d’arguments varie selon les lecteurs. Si l’historien d’art reconnaît facilement Matisse, il n’en est pas forcément de même pour un lecteur lambda. L’auteur de bande dessinée doit donc jouer de cette échelle de perception entre les différents lecteurs. C’est pour cela que la plupart des images indiciaires dans des bulles sont des extraits, c’est à dire partiellement visibles pour tronquer les arguments et qu’elles restent suffisamment indéchiffrables pour laisser n’importe quel lecteur dans un état de rejet ou d’acceptation.[15] Ces deux états sont, bien entendu, à relativiser à la narration ou bien à l’expressivité des personnages.

Dans Soirs de Paris, on peut voir aussi que le dessin de la frontière «noosphérique» et la taille des bulles accentuent les différents discours.
Les bulles y sont de trois sortes : ovoïdes avec un trait régulier, ovoïdes avec un trait ondulé ou carrées avec un trait ondulé.
La fréquence de l’ondulation montre ou confirme la densité argumentaire du discours (c’est le cas par exemple pour la bulle contenant une icône de la catégorie diagramme, où l’ondulation est très rapide, fig.6, case 2).
De manière plus générale, le trait ondulé montre chez Avril et Petit-Roulet une proposition, un projet. L’ondulation suggère l’immatérialité, le peu de présence et l’absence d’action immédiate possible.
Le trait régulier montre par contre un argument pour une action ou un discours immédiat, passionné, ancré dans le présent. On y trouve des images fortement symboliques (comme l’exemple de l’invitation à venir danser déjà évoqué plus haut, fig.9) ou de type indiciaire (comme l’exemple de Matisse, fig.10).
La parole argumentaire se trouve dans des bulles carrées et ondulées. Elle explique et doit convaincre. Plus le discours est dense et analytique, plus l’ondulation est fréquente et resserrée (exemple du schéma, fig.6, case 2).

Tous ces exemples témoignent aussi du fait que la bulle change la perception de l’image qu’elle contient.
La bulle, nous l’avons vu, a d’abord été un espace dédié au texte. Cette connotation reste ancrée dans la bulle, même dans une bande dessinée muette l’utilisant.
La connotation est d’autant plus forte que la bulle traduit la pensée ; traduction qui s’est toujours faite majoritairement par le langage parlé et écrit.
La bulle est de ce fait un lieu connoté verbal. Toute image en son sein se trouve verbalisée par le lecteur. Ainsi, dans les albums de Fabio, une image d’assiette remplie de nourriture signifie «manger» ; reliée à la diégèse elle peut signifier «vouloir manger», «avoir faim» ou par exemple «chercher à manger» (fig.25).
Sans cette bulle, cette image n’aurait pas signifié une action. Une image dans une bulle suggère tout un ensemble d’actions et de verbes.
Dans le contexte diégétique ou celui immédiat de la case, les différentes actions suggérées sont affinées et éliminées pour n’en garder qu’une. Un temps est alors donné au verbe.
La diégèse ou le contexte immédiat de la case conjugue et valide un verbe parmi tous ceux suggérés par l’image dans la bulle.

La position de la bulle dans l’espace de la case peut aussi donner un temps à l’image qu’elle verbalise.
Une bulle avec image, placée dans la partie gauche d’une case, aura tendance à se conjuguer au passé, alors qu’une bulle placée sur la droite aura tendance à se conjuguer au futur ou au conditionnel. De la même manière, une bulle centrée ou occupant tout le haut d’une case aura tendance à exprimer l’immédiateté et le présent. Cette notion de temps est induite par notre mode de lecture occidentale de la gauche vers la droite et le trajet que met l’œil pour en décrypter le message.
Dans la planche numéro deux de la deuxième histoire de l’album Soirs de Paris (fig.8), on peut voir dans l’avant-dernière case que la bulle est placée vers la droite pour montrer que le personnage à lunettes ira aborder une jeune femme.
Dans la planche quatre de la même histoire (fig.9), on retrouve là encore ce système pour toutes les invitations de ce même personnage à lunettes. Elles sont mises sur la droite pour signifier la phrase au conditionnel «Voudriez-vous aller danser ?». Dans la quatrième case, un autre personnage — féminin cette fois-ci — invite quelqu’un à danser. La bulle est centrée et indique ou confirme un présent puisque l’on sait que les personnages sont au milieu de la salle où tout le monde danse.

Cette disposition de la bulle n’a pas un caractère décisif dans la détermination du temps du message. C’est la diégèse et l’espace immédiat de la case qui priment dans sa détermination voire nient cette possibilité signifiante de la bulle.
Dans la plupart des cas, la position de la bulle ne fait que confirmer ou accentuer le temps qui a été déterminé.

Pour résumer notre analyse de la bande dessinée muette avec bulles nous utiliserons la distinction de Claude Cossette pour décrire le rôle du texte associé à l’image.[16]
Pour lui, on adjoint un texte à une image pour quatre raisons :
1) pour sujettiser (à qui appartient ceci par exemple)),
2) pour verbaliser (donner un but ou «mettre en action»),
3) pour qualifier (grand ou petit par exemple),
4) pour le circonstancier (dans le temps ou dans un lieu).

Dans une bande dessinée muette avec bulles, la «sujettisation» se fait par l’embrayeur de la bulle. La verbalisation se fait par l’espace noologique. La qualification est exprimée par la juxtaposition (des images) qui peut être à l’intérieur de la bulle, mais aussi entre l’image de la bulle et l’image de la case.
Enfin, la circonstanciation se fait principalement par des moyens détournés (horloge, journaux, etc.) que nous détaillerons plus loin. Toutefois la position de la bulle peut indiquer un temps au discours et celle de l’embrayeur peut indiquer précisément la position d’un personnage dans une plan d’ensemble.
La bande dessinée muette avec bulles peut de cette manière remplacer la majorité du discours verbal qui lui était associé.

Pour terminer cette partie, notons le cas d’une bande dessinée d’Andreas ou un personnage s’exprime par l’image, sans émettre de bulles. Il est muet et non télépathe (fig.26 et 27).
L’auteur résout ce problème en faisant dessiner son personnage sur le sable. Il exprime par l’image sa pensée.
Les cases où il dessine sont comme des bulles inversés. Le cadre de la case est la frontière noosphérique et le bras du personnage à la fonction d’embrayeur. Il désigne le discours et le réalise (dans tous les sens du terme) en même temps. Ce personnage dessine d’ailleurs avec son index[17] qui dans le sens sémiologique que donnait Peirce à ce mot, le rapproche de la fonction de l’embrayeur.[18]
Andreas alterne les images du personnage dessinant pour que l’embrayeur de la case/bulle suivante ait sa source (fig.27, strip 1).
Cette séquence muette fonctionne comme une bande dessinée muette avec bulles, mais à l’échelle de la planche.

Notes

  1. Voir chapitre I et Annexe II, schéma 3.
  2. Pierre MASSON : Lire la bande dessinée, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1989, p.29.
  3. Une bulle peut s’adapter pour montrer le médium de transmission comme la radio, ou les liaisons téléphoniques par exemple. De manière plus générale, la bulle par sa forme, son aspect flottant comme un ballon ou un nuage donne une matérialité indirecte au médium universel du son : l’air.
  4. Anne CAUQUELIN : L’art contemporain, Paris, PUF, collection « Que sais-je ? », n°2671, 1993, p.96.
  5. Rosalind KRAUSS : «Notes sur l’index», in Peinture et philosophie t.2, Paris, Macula, 1979.
  6. Pour éviter une certaine monotonie et baliser le regard, les cadres de narratifs ont été multipliés au sein de l’argument d’un personnage. Dans ces cas là, les prénoms des deux personnages et la ponctuation des phrases interviennent pour remplacer l’embrayeur. Le statut du cadre change, il n’est plus narratif mais récitatif. Il devient un discours parallèle à l’image qui a pour unique fonction de faciliter et rythmer le chemin du regard déchiffrant les images.
  7. Martine JOLY : L’image et les signes, Paris, Nathan, 1994, p.20.
  8. André GARDIES et Jean BESSALEL : 200 mots-clés de la théorie du cinéma, Paris, Cerf, 1992, p.168.
  9. Le timbre est aussi appelé «l’image d’onde» par les acousticiens. Celle ci est généralement représentée par un type de courbe sur un oscilloscope. Une simple courbe sinusoïdale par exemple, représente un timbre très précis. En théorie, un dessinateur pourrait utiliser ces courbes, s’en servir de frontière «noosphérique» est ainsi traduire très précisément le timbre de son émetteur.
  10. Le mot phylactère vient de l’hébreux «Tephillim» désignant les bandes de cuir contenant des versets que les Juifs portent sur eux, au front et au bras gauche pendant leurs prières. En Occident, le phylactère contient le plus souvent la bonne parole, c’est à dire un texte sacré.
    La bulle dans le sens de noosphère semble apparaître quand la parole transcrite se désacralise massivement (au XVIIIième siécle) aidée en cela par des améliorations techniques permettant la reproductibilité en grand nombre et rapidement, de textes mais surtout d’images jusqu‘alors uniques. L’image se charge de nouvelles significations/possibilités, elle peut devenir pamphlétaire. Les caricatures/dessins de presse apparaissent avec leur liberté de ton et de parole. Deux fonctions que les bulles permettent d’améliorer comme nous l’avons vu. Leurs premières traces dans l’Angleterre de William Hogarth (1697-1764) en deviennent que plus naturelles, ainsi que plus tard vers 1896, leur utilisation systématisée par les grands quotidiens américains, pour une bande dessinée devenue de presse.
  11. Des images de type symbolique utilisent majoritairement des bulles moyennes ou de petites tailles, alors que des images de type indiciaire et iconique utilisent majoritairement des bulles moyennes ou de grandes tailles.
  12. Will EISNER : La bande dessinée, art séquentiel, Paris, Vertige Graphic, 1997, p.17.
  13. Martine JOLY : Introduction à l’analyse des images, Paris, Nathan, collection «128», 1994, p.29.
  14. Id. ibid.
  15. Cette mise en «extrait» augmente l’indiciarité de notre image en bulle, elle en augmente le côté trace.
  16. Claude COSSETTE : «Image/texte et espace/temps», in Communication et langages n°34, Paris, 2ième trim. 1977, pp. 8-10.
  17. Ce personnage extraterrestre ne possède que trois doigts mais la forme de sa main permet de voir qu’il lui manque un majeur et un annulaire et qu’il possède en plus un auriculaire disproportionné par rapport au notre.
  18. Rosalind KRAUSS, op. cit. note 5, p.166.
Dossier de en août 2006