Extrémités héroïques

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Avec deux numéros récents publiés coup sur coup en janvier 2012 (n°3849 et n°3850), le magazine Spirou a mis en avant deux de ses séries qui, ainsi juxtaposées, représentent chacune les extrémités de la chaîne du livre.[1] Le premier chaînon en serait L’atelier Mastodonte, publié depuis août 2011 ; le dernier en serait Animal lecteur qui a fait sa première apparition en janvier 2006.

Pour ce qui est de la série la plus récente, certains y verront avec raison la continuation d’une tradition inaugurée au sein du magazine par Pauvre Lampil, et poursuivie un temps par le Gang Mazda il y a un peu plus d’une vingtaine d’années. C’est Lewis Trondheim qui est semble-t-il à l’origine de ce «Mastodonte». Il renouvelle intelligemment le potentiel de ce quasi genre «marcinellien» en ayant fait en sorte que les différents strips qui composent cette série soient un entrecroisement de regards des six auteurs qui partagent l’atelier.[2] En cela il se sert d’une expérience acquise au sein de la bande dessinée dite «indépendante» et pratiquant l’autofiction, où l’on pouvait trouver à l’état d’ébauche ces croisements de regards entre auteurs, éparpillés à travers différentes revues et/ou albums.[3] Pour le numéro «spécial Angoulême», où plus d’une vingtaine de pages sont consacrées au «Mastodonte», ce cercle d’auteurs a été étendu à d’autres noms connus : Stan et Vince, Vives, Plessix, Bouzard, Frantico, Sapin, Capucine, etc. pour que cet «atelier» de la maison Dupuis s’étende à un festival où l’on aura pu constater une fois de plus son absence, uniquement si l’on néglige la présence de sa maison-mère, le groupe Média Participations.

Si L’atelier Mastodonte est une des ces énième diffusion/acculturation des acquis et découvertes de ce que Hugues Dayez avait nommé «la nouvelle bande dessinée»,[4] il montre aussi l’autonomie que peut prendre l’avatar décrivant l’auteur s’auto-biographiant. L’atelier Mastodonte est une fiction, est Trondheim s’y dessine comme dans Approximativement, Désœuvré et ses Petits riens.[5] Est-ce là une autre des ces versions de ce syndrome de la bande dessinée où l’auteur se retrouve supplanté par ses personnages ? Lewis Trondheim (pseudonyme d’auteur) va-t-il devenir le nom d’un personnage de bande dessinée ? Si cette autonomie n’est pas fondamentalement nouvelle[6] elle le devient ici dans la mesure où l’on passe d’une représentation clairement autobiographique, glissant vers celle d’un personnage de série. Une nuance qui passe facilement inaperçue puisqu’elle se trouve relativisée par le simple fait que chacun des dessinateurs ne reprend pas les avatars de ses camarades d’atelier, mais crée d’autres représentations.
Six autrement associés,[7] dont l’un, doublement fondateur, glisse d’une hydre — animal mythologique — à une sorte d’animal disparu, un dinosaure ouroboros réifié et sans tête (repoussante), pointant sa mine dans son trait d’origine qui en serait en même temps la fin puisqu’il s’agit de sa queue.[8]

Animal Lecteur serait dans un autre registre, il se consacre à la vie d’un libraire spécialisé en bande dessinée et de ses relations avec sa clientèle. Libon signe le dessin, Salma se charge du scénario. Cette série aux strips aussi verticaux que ceux de «l’atelier» sont horizontaux, est à ma connaissance la première bande dessinée consacrée majoritairement au métier de libraire.[9] Certes il s’agit d’un regard sur cette faune étrange d’une librairie spécialisée en neuvième chose, mais dont l’animal dominant reste bien le libraire. Il y s’agit moins de lectures que de mésaventures et d’anecdotes, voire parfois d’inquiétudes portant sur un métier passant jusque là inaperçu. Reposant sur un jeu de mot évident, le titre interrogera : Le lecteur de «bédés», voire de Spirou, ne lit-il que des séries ? Les lecteurs de «bédés» sont-ils des agneaux/moutons ? Ce libraire lit-il de manière cannibale (sauvage), qui relèverait d’une psychopathologie ? Etc. Cet humour en titre est paradoxalement le meilleur marqueur de l’appartenance de cette série à la catégorie de celles humoristiques sur des professions, que l’éditeur des Femmes en blanc ou des Psys a été un des premiers à commercialiser. Oui, lecteur n’est pas un métier, mais libraire en fournit les moyens les plus éclectiques pour s’en approcher indirectement, et lui donner un statut de quasi professionnel en même temps que celui d’expert en diversité faunique «bédéphilique».[10] Même si le sous-titre actuel de la série est «La BD dont vous êtes le héros», sous-entendant par là que c’est bien le public la lisant à tout âge qui serait croqué, Animal lecteur — et au fur et à mesure de son évolution — désigne désormais pour nombre de ses lecteurs ce libraire spécialisé dont le métier, la passion peut-être, a des allures d’une folie douce. Ce slogan, aux allures de test où l’on pourrait s’évaluer, se trouver en tant que héros, renforce habilement une complicité ou chacun reconnaîtra l’autre plutôt que celui qu’il serait.

Ces deux séries mises côte à côte (dont l’une participe à l’édito du magazine par sa présence en page 3) posent de nombreuses questions comme celles-ci par exemple : Pourquoi cette «héroïsation» actuelle des deux extrémités de la chaîne du livre ? A quelles éventuelles évolutions de l’image de celles-ci renverrait-elle ? Cette perception «héroïque» ne réduirait-elle pas non plus et par trop le monde de la bande dessinée à un microcosme curieusement autonome hors d’autres influences ? Une réduction à un cercle que certains pourrait éventuellement percevoir comme une position défensive inconsciente vis-à-vis des T.I.C. remettant si fondamentalement en cause le statut d’auteur et le métier de libraire ? A l’inverse, ces deux séries ne seraient-elle pas plutôt le symptôme d’une compréhension plus pointue, ou pour le moins plus divers, de la bande dessinée dans ses actuelles dimensions auctoriales et commerciales ? Quid alors des chaînons intermédiaires ? Seraient-ils «inmontrables» ? Etc.

Dernier point : le lecteur, le présent/absent de ces séries. Si l’on devait le chercher dans les deux couvertures des numéros déjà évoqués, nous avons dans l’un un jeune voleur de manga, dans l’autre un de ses quémandeurs de dédicace, ici patibulaire, fan de Libon, et donc lecteur de/en série potentiel. Le lecteur ferait-il peur à ce point ? Serait-il perçu comme un voleur ?
Si ces deux clichés font sourire, ils témoignent aussi de cet inconnue qu’est le lectorat de bande dessinée d’aujourd’hui que certains se plaisent toujours à croire massivement masculin et amateur de séries. Certes, L’atelier Mastodonte et Animal lecteur reflètent aussi le magazine où ils sont publiés et qui pense toujours avoir un public majoritairement très jeune. Un lecteur en enfance, ne parlant pas par conséquent, tout à l’intransigeance et l’exigence de son état. Reste que la question pourrait être aussi celle d’auteurs «grands enfants» dans leur humour et anciens petits lecteurs dans leurs souvenirs, et percevant le lectorat dans ces deux limites ?
Le plus certain est que de cet «animal» insaisissable dépend la vie de l’auteur comme celle du libraire spécialisé. Devant cet inconnu, les auteurs se croqueraient eux-mêmes, tel qu’ils sont, étaient alors lecteurs, ou tels qu’ils voient achetés ou offerts les livres qu’ils lisent et surtout réalisent. Deux séries, deux cas d’autoreprésentation, l’une directe, l’autre indirecte, de narcisses somme toute joyeux, cherchant et précédant dans leurs rires et leurs simagrées reflétées, ceux-là même qu’ils espèrent et leur donnent envie. Qui cherche à manger qui, finalement ?

Notes

  1. Si l’on part du principe que celle-ci commence avec les auteurs et se termine avec les libraires
  2. A ces regards s’ajoutent parfois ceux qui y passent ou y séjournent.
  3. Qui se trouveront cristallisés bien plus tard par le récent Quoi !, ouvrage évoquant la dissociation de L’Association et envisagé bien avant la crise de cet éditeur. Notons aussi que l’un des cadeaux de L’Association à ses adhérents fut une nappe en papier couverte de dessins des six associés, comme celle sur laquelle dessinent les six auteurs de l’atelier Mastodonte sur la couverture du numéro annonçant leur arrivée au sein de Spirou.
  4. Expression éponyme d’un ouvrage édité en 2004 par Frédéric Niffle, actuel rédacteur en chef de Spirou.
  5. Il aurait pu changer de registre graphique par exemple, se dessiner en S.D. (super déformé) comme certains manga-ka dans de courtes bandes présentant, ponctuant ou concluant parfois leurs livres.
  6. Moebius a poussé très loin cela dans les volumes d’Inside Moebius, avec des représentations de lui-même témoignant de grandes étapes dans sa vie.
  7. Avec son septième eux aussi, un Mokeït qui serait Tébo, décrit ici par ses pairs comme scatophile léger au stade anal persistant.
  8. Notons qu’un mastodonte désigne spécifiquement un mammifère fossile géant et non un reptile. C’est Lewis Trondheim qui a semble-t-il conçu nom et logo des «Mastodontes». Le même qui avait conçu celui de L’Association.
  9. Depuis l’on peut citer l’album Moi vivant, vous n’aurez jamais de pauses ou comment j’ai cru devenir libraire de Leslie Plée, publié en 2009, qui évoque la librairie mais aussi les dérives managériales dans les grandes surfaces dites «culturelles» ; ou La librairie de Tofy, blog d’une libraire de la librairie Yéti à Cholet (spécialisée en bande dessinée), qui, depuis quelques années, raconte les déboires quotidien de son métier et en a fait un premier album.
  10. Il y aurait aussi éditeur, mais en général il se limite à l’exclusivité de la maison pour laquelle il travaille. Peut-être pourrait-on voir la vie d’une éditeur/rédacteur au sein de certains gags d’Achille Talon ou de Gaston Lagaffe, puisque ces séries se sont déroulées au sein de rédactions de magazines se confondant avec les comités éditoriaux des maisons qui les soutenaient ?
Dossier de en février 2012