Ici, maintenant

de

La bande dessinée, c’est de l’espace qui se prend pour du temps. Il n’y a que de l’espace mais la compartimentation produit un effet de temps. Bien sûr, les rapports entre les images peuvent produire d’autres effets et obéir à d’autres logiques (une logique poétique par exemple d’opposition, ou de comparaison) mais une bande dessinée où le lien entre les images ne serait soumis à aucun effet temporel, sur l’ensemble des pages concernées, serait certes encore une bande dessinée mais d’une forme extrême, expérimentale et probablement sans grande descendance.

Le Temps, donc. Cette grande affaire de la bande dessinée. Et pourtant… L’œuvre de Richard McGuire, Ici, vient brusquement réveiller nos consciences engourdies et nous révéler une réalité : la question du temps, en bande dessinée, n’a peut-être pas été tant explorée que ça. L’effet « temps » de la compartimentation a été réduit à une simple succession de moments d’une histoire longtemps linéaire, aujourd’hui parfois plus complexe, avec des allers-retours entre périodes différentes dans l’histoire. Mais pas beaucoup davantage. Or la compartimentation d’un espace est une grammaire aux possibilités beaucoup plus riches[1].

Ici, de Richard McGuire, ouvre une nouvelle voie, à la fois géniale et féconde. Le principe est simple : celui d’un enchâssement. Enchâsser une image dans une autre image et le lien entre ces deux images n’est pas déterminé par une histoire mais par un lieu. Et de façon presque pédagogique[2], McGuire place dans un coin une datation. Ainsi toute l’œuvre, s’articulant autour d’un même axe spatial — le salon d’une maison du New Jersey –, déploie une succession d’images qui sont autant de strates temporelles se chevauchant, se croisant, se répondant parfois. McGuire retrouve une intuition très proustienne : tout espace est travaillé par le temps et ce travail est celui du palimpseste,  un moment à la fois entier et ouvert sur un temps antérieur.

Mais l’intérêt de l’œuvre ne se limite pas à ce dispositif d’enchâssement de strates temporelles. C’est que ce dispositif se révèle très vite, non comme un nouveau moyen narratif, mais comme autre chose. Au début, le lecteur, qui ne connaît rien des intentions de l’auteur, va naturellement commencer à stocker dans sa mémoire vive les strates temporelles –  celle de 1989 qui se suit sur plusieurs pages, celle de 1959, … — avec l’idée d’un puzzle temporel : progressivement, les strates temporelles vont à la fois se compléter et se croiser pour former l’histoire complète du lieu. Mais plus le lecteur avance dans sa lecture, plus il rencontre des fragments de strates temporelles et plus il se dit que cette complexité va au-delà de ses capacités de stockage et de recoupements. Il lâche alors prise. Et comprend enfin que c’est précisément ce que voulait McGuire : non pas que le lecteur soit perdu mais que le lecteur abandonne tous ses réflexes de consommateur d’histoire, qu’il se laisse porter, qu’il écoute.

Qu’il écoute : Ici obéit à une logique essentiellement musicale (McGuire étant d’ailleurs lui-même musicien). Bien sûr, parler de musique ne peut être que métaphorique. Dans son essai sur Paul Klee, Le pays fertile, Pierre Boulez rappelle que la peinture et la musique sont de natures tellement différentes que ce serait une erreur et même un danger pour un créateur d’imaginer une transposition de l’une dans l’autre. Mais ceci étant dit, il montre à quel point il peut y avoir fécondation mutuelle. Ce qui est d’inspiration musicale chez McGuire est que la construction relève d’une composition c’est-à-dire d’une combinaison d’éléments se déployant dans le temps (plus exactement dans l’espace mais un espace construit en images et pages successives qui fabriquent donc dans l’expérience du lecteur une impression de temps — et pas seulement une impression car, après tout, il faut aussi du temps pour parcourir cet espace feuilleté). Et cette combinaison ne cherche pas à représenter ou à raconter mais à produire un effet sensible, une émotion qui court-circuite la raison mais peut néanmoins susciter l’imagination.

En effet, les différentes strates temporelles, même reconstituées, ne racontent pas grand-chose. L’exemple le plus symbolique à ce titre est probablement la strate de 1402 : on voit un indien qui arcboute son arc puis une flèche qui fend l’air. Plusieurs images représentent cette flèche traversant l’air. Mais l’on ne saura jamais quelle sera sa cible, si elle l’a atteinte ou pas. La date elle-même nous invite à ne pas trop nous faire d’histoire : nous sommes avant Christophe Colomb, il n’y a donc pas de dimension historique ou politique — signe d’une résistance à la colonisation, par exemple, tentation qui serait pertinente dans la mesure où la question indienne parcourt l’œuvre. Ce serait également une erreur d’aller vers une lecture trop symboliste ou intellectuelle : la flèche représentée serait la flèche du temps. Non, c’est beaucoup plus simple que cela : McGuire nous donne à voir, à ressentir, le glissement d’une flèche dans l’air. Ce qu’il cherche à rendre, c’est le passage du temps, comme aurait dit Merleau-Ponty. Il est possible d’ailleurs qu’il y ait aussi dans la précision de datation (travail que j’ai qualifié plus haut de pédagogique) une dimension ironique ou en tout cas ludique : nous faire croire à un sens ultime (1402 ? Que s’est-il passé en 1402 ?) alors que le sens est là, évident : non celui de la date mais du temps qui est saisi et retransmis (en 1402, une flèche a fendu l’air).

Bien sûr, de nombreuses strates livrent des moments de vie. Moment de retrouvailles familiales, de conflits latents, de maladie, de mort, de bonheur aussi : rencontre amoureuse, jeux d’enfants… La dimension familiale est présente et à ce titre, la strate de 1973 où la famille se réunit pour une projection de film super8 est une quasi mise en abime de l’œuvre : retrouver des moments de vie. Toute l’œuvre serait un peu comme une projection de films super8 entrecoupés et dont les plus anciens dateraient de 3 milliards d’années. Mais on trouve également des moments liés à l’histoire et la mythologie américaine : rencontre entre les indiens et les colons qui débarquent avec leurs breloques, construction des premières demeures coloniales, urbanisation de l’espace… Il y a aussi toute une mise en scène du temps à travers le mobilier et la décoration de la pièce — autre passage du temps qui dépose ses signes multiples (de même pour les coiffures, les attitudes, les habits des personnages qui apparaissent et disparaissent).

Il faudrait en passant faire une remarque sur la place du langage. Même si l’on ne définit plus aujourd’hui (heureusement) la bande dessinée comme l’alliance du texte et de l’image, McGuire montre également à quel point la place du langage dans la bande dessinée fait partie d’une grammaire aux possibles beaucoup plus riches qu’on ne le pense.  Alors que le langage dans la bande dessinée est utilisé le plus souvent comme un vecteur essentiel de l’histoire (par les informations apportées dans les bulles) ainsi que pour rendre les caractéristiques principales des personnages, McGuire en fait un usage singulier : on est surpris par la banalité et la pauvreté de ce qui est dit. Au début, le lecteur s’appuie sur ce qui dit dans son travail de puzzle. Mais là aussi, il lâche rapidement prise : ce qui est dit n’apportera rien dans la construction de la fiction. Et pourtant, comme on comprend que rien n’est gratuit dans Ici, c’est donc qu’il faut lire autrement ces bulles : comme la flèche plus haut, ce sont des moments, des passages du temps qui sont saisis, et s’ils sont sans valeur narrative, ils sont d’une forte valeur émotive car ils renvoient à notre propre humanité, à notre propre pratique du langage dans notre vie : tout aussi intelligents et cultivés que l’on puisse être, les phrases que nous prononçons dans notre existence ne relèvent pas du collège de France ou du prix Nobel mais sont exactement celles que saisit McGuire : « J’ai perdu mon portefeuille », « c’était quoi ? », « Les plombs ont sauté », « Tiens-toi droite »,  « je réfléchissais à ce que tu disais », « je vais te chercher un verre d’eau »,…

Ce qui fait la force de l’œuvre de McGuire et est plutôt rare en bandes dessinées, c’est qu’au fond, elle nous invite, par sa lecture, à une expérience métaphysique. Ce n’est pas une œuvre autobiographique (même s’il est facile de deviner que des éléments autobiographiques sont présents, ce que confirme l’interview de McGuire dans le n°8 de Kaboom[3] ) parce qu’elle insère tous ces morceaux de vie dans une perspective temporelle gigantesque qui va de trois milliards d’années avant notre ère à l’an 2314. Ces morceaux de vie se trouvent ainsi enchâssés dans une perspective temporelle qui relève d’un point de vue quasi divin. A ce titre, McGuire n’est pas du tout proustien (dont l’expérience du temps reste attaché aux expériences d’un moi) mais plus proche de Tolstoï. L’effet de cette perspective est qu’elle réduit nos vies si importantes à des traces très fugitives dans le Temps physique des choses. C’est une œuvre puissamment humaniste, qui interroge au fond la présence des hommes sur terre. Et l’émotion qu’elle produit est celle de notre radicale humilité. Nous sommes poussières et probablement condamnés au néant. La dernière strate d’ailleurs, celle de 2314, se résume à un simple chiffon ou une feuille de papier froissée. C’est peut-être tout ce qui restera de l’humanité sur la planète Terre. Il y a d’ailleurs une dimension pessimiste de McGuire dans sa représentation du futur : un déluge survient en 2111 et si les Terriens continuent de survivre et même de faire du tourisme (strate de 2213), la strate de 2313 représente une apocalypse post-nucléaire.

Je parlais de Tolstoï. Peut-être faudrait-il aussi rapprocher McGuire de Pascal : c’est une expérience semblable de lecture, une expérience qui nous rabat le caquet et nous renvoie à l’humilité de notre condition. Mais la différence avec Pacal est que McGuire le fait avec une beaucoup de tendresse pour les êtres humains et nous invite à savoir saisir ce qu’est le bonheur humain dans sa dimension simple et fugitive. Au fond, il détourne la phrase célèbre de Pascal : « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose qui est de ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre ». En nous forçant à demeurer dans la même pièce à travers l’éternité, McGuire nous fait entrevoir un peu du bonheur des hommes.

Notes

  1. C’est l’idée que nous défendions déjà, Barthélémy Schwartz et moi-même, dans la revue Dorénavant dans les années 1980.
  2. Les successeurs de McGuire en viendront probablement à supprimer cette béquille comme jadis les fondateurs de la bande dessinée moderne ont supprimé le texte sous l’image.
  3. Au sein de l’excellent dossier qui lui y est consacré.
Dossier de en avril 2015