Journal de lecture (mai-juin 2017)
Deuxième partie : Mort & vif (Jef Hautot / David Prudhomme, Futuropolis), Le Premier bal d’Emma (Sophie Dutertre / Donatien Mary, éd. 2024) et Vies de Marko Turunen (Marco Turunen, FRMK).
Résumé des épisodes précédents : une liste constituée de cette suite de mots — le blanc le noir la forme l’empreinte le récit — apparaît soudain dans l’espace des constellations à un personnage de fiction qui tient un journal de lecture. Qui est-il ? D’abord quelqu’un qui se demande si la dénomination de critique qui lui est parfois accordée a vraiment un sens, tant il se plaît à indiquer à ses lecteurs des indications pour se perdre. Il est envahi par des réminiscences de lectures parfois très anciennes qui s’entrechoquent à des souvenirs qui, bien que plus récents, ne cessent de le quitter. Il se demande quelle est la vraie raison de son assiduité à écrire, ayant à portée des ouvrages qui lui plaisent et parfois le fascinent. C’est une histoire de reconnaissance avant tout. Une manière de remercier. Il n’écrit jamais contre, ne polémique pas, ne donne pas de leçon, ne trie pas le bon grain de l’ivraie. Il poursuit une quête interminable dont l’écriture n’est qu’une des possibilités. Comme il est piètre communiquant, ce qu’il produit n’est pas aisé à faire passer, même s’il accorde le plus grand crédit aux intuitions de ses lecteurs, pensant que ce qui compte, c’est de frotter leurs intériorités à la sienne, bien plus que d’élaborer des plans de bataille, des théories avant-gardistes, de forts savantes cuistreries, tout en jouant un peu avec tout ça, mais ruiné, ramassant dans ce champ de ruines des fragments, vestiges et choses de peu, composant des collages, se laissant souvent guider par le son, ce qui le conduit à laisser beaucoup de choses en suspens, à ne pas résoudre entièrement les énigmes (alors, oui : le critique serait cet enquêteur, détective bien plus porté sur la matérialité et la force poétique des indices qu’il relève que sur ce en quoi ils seraient à même de lui permettre de classer le dossier).
De la mémoire, on croit qu’on en a tant en réserve qu’on l’imagine parfois inépuisable, en éternel enfant qui retenait si facilement les récitations du primaire. Mais il faut bien reconnaître qu’il suffit parfois d’une seule nuit pour effacer une bonne part des traces de la lecture de la veille (le contraire est cependant possible : il arrive que l’on reprenne un roman abandonné depuis au moins un an en plein milieu d’un chapitre et qu’on y replonge sans problème à l’instant même du redémarrage de la lecture, retrouvant instantanément tous les noms, les lieux, l’intrigue et même ce qui est irréductible à toute formulation). Reprendre au jour le jour son corps à corps avec telle ou telle œuvre, c’est le quotidien de qui ne veut pas simplement se divertir mais dialoguer avec (car il s’agit bien de ça : dialoguer — et non prendre le pouvoir, comme le font tant de spécialistes qui, à force, se sentent ô combien supérieurs à l’auteur de l’objet qu’ils prétendent glorifier par leur prose critique).
Rendre compte — de quoi ? Et comment ? Parfois, on prend des notes, on griffonne des idées, on recopie des mots, voire des phrases. Pour ces livres qui me font écrire ce journal (je préfère ce mode d’écriture à tout autre, car il me semble plus honnête, ouvert à l’inachevé, au fragmentaire, aux ruptures et à diverses pulsions d’ordre autobiographique qui font que vous ne pouvez plus passer pour un juge prétendument objectif. Cet usage du « je », de malveillants juges en habit de prétoire vous le reprocheront. Certes, on n’est pas en manque d’artifices pour le maquiller, mais à quoi bon ? Tout bon lecteur — aussi attentif qu’ouvert — comprendra à l’instant même la part d’humour qui règle et dérègle cette affaire), je m’en suis dispensé et me rends compte qu’avec le temps qui a passé depuis qu’ils ont été refermés et même rangés, j’ai perdu une assez grande partie de mon vécu de lecteur (même s’il me suffit d’ouvrir tel ou tel de ces livres au hasard pour retrouver une sensation qui me prouvera instantanément qu’un jour — une heure, une minute, une seconde –, « j’y étais » ! En pleine exploration et y prenant du plaisir).
J’ai quand même noté quelque part : reprendre la lecture pour en tirer quelques lignes, sinon il sera trop tard. Il y a urgence, non de peser la valeur de telle ou telle œuvre, mais de témoigner de ce vécu et de passer le relais. Ce mot : vécu me fait rire, mais je n’en vois pas d’autre si je songe à ces arts vivants qui n’ont cessé de s’étendre et dont la bande dessinée fait partie — depuis toujours.
Je rajoute juste pour qui n’aurait pas saisi ce qui anime ces pages qu’on peut effectivement considérer révoltantes eu égard à certains principes puritains & professionnels : je ne m’intéresse qu’aux sensations et aux frottages. Il ne s’agit jamais de produire de « discours sur », ni de théorie, et encore moins de jugement. D’où encore une fois ce « je » qui ne pourra qu’irriter certains regards culpabilisateurs, mais qui est, en partie, un être fictif (je ne me reconnais pas toujours, à la relecture, dans ce « je » dont nombre de propositions me sont venues comme dans un état second ; il me semble cependant n’y avoir aucune raison de les censurer, sauf quand elles prennent la forme d’assertions trop rigides).
Les « objets de lecture » sont ici honorés pour ce qui sont : transformateurs de forme et vecteurs de plaisir. Il se s’agit pas de leur attribuer des notes, de les résumer et ainsi les réduire, de les analyser même (au sens académique, scolaire), mais de s’y frotter avant de commencer à écrire, mais seulement quand on sent un courant passer, en se laissant porter par lui, comme dans une rivière.
3.
Mort & vif, un récit de Jef Hautot, dessiné et mis en couleurs par David Prudhomme (publié par Futuropolis) est un merveilleux labyrinthe, anachronique et prospectif, ironique et gracieux, fantastiquement graphique et profondément politique, touchant à l’essentiel de ce qui fait la vie, donc, entre autres, à la mort qui ne cesse de lui insuffler de l’énergie et de lui donner sens. Je me souviens de la découverte de ce livre (j’en parle comme si cela s’était passé, il y a des lustres, mais, en fait, ça a dû avoir lieu, il y a entre deux et trois mois) et de ce réflexe qui m’avait commandé d’attendre un peu avant de rentrer dans la narration : de faire comme si Mort & vif avait été écrit dans une langue étrangère ; comme si ce n’était pas réellement un problème de ne pas comprendre, puisque le dessin « disait tout » : il suffisait d’ouvrir grand les yeux et de bien régler son regard. Finalement, une fois passé ce petit temps de suspens, la plus grande surprise aura été de pouvoir le lire comme on le fait d’une bande dessinée « classique », de la première case, en haut à gauche, à la dernière, en bas, et de s’apercevoir que ça marche : le récit fonctionne à merveille ; et d’ainsi réaliser clairement que ce travail si singulier de mise en page est aussi au service de l’histoire.
Deux ou trois mois ont passé, donc deux ou trois fois rien, mais où, quand même, Hollande a cédé place à Macron, où la gauche de gouvernement s’est effondrée encore plus rapidement que la vieille droite républicaine, où les « insoumis » n’ont pu qu’en partie capitaliser dans la nouvelle assemblée leur belle performance d’un jour (d’un printemps précoce où les espérances — parfois synonymes de croyances — ont retrouvé en chemin quelque viatique). Du coup, l’attente de l’écriture n’aura pas été vaine : relire ne serait plus simplement recouvrer ce qu’on a oublié, mais peut-être, en comprendre autrement la fable. Je me rends compte que cette tension en permanence entretenue, liée au cauchemar social, à la chute de l’homme dans cet abîme créé par le libéralisme, m’était restée en mémoire et que c’était dû, essentiellement, à la persistance du dessin, certaines images ayant été, au premier regard, gravées dans la rétine : il me suffisait, avant même de reprendre l’exploration du livre, de fermer les yeux pour les faire revivre et, croyez-le ou non, c’est un phénomène rare qu’il convient de souligner.
(Notes de relecture — juin 2017) Personnage longiligne, sans relief et noir (avec deux yeux rouges lumineux, comme les revenants d’Oncle Boomnee, le film d’Apichatpong Weerasethakul) : Philippe, le bien-nommé Flip par sa bien-aimée qui le quitte alors qu’il est sur le point d’achever à son intention une Tour Eiffel en clés à sardines (volées — car il travaille dans le secteur des ouvre-boîtes et autres objets jadis indispensables, mais devenus brutalement obsolètes, ce qui va causer sa perte : de repères, surtout, car le mouvement de ce livre en forme de road movie panique est traversée — ou passage — d’enfer en paradis). Mort & vif est un titre d’une grande justesse. Dans la nuit furieuse où tant d’événements, d’échanges (et aussi de silences) ont lieu, les frontières tremblent entre ce qui demeurerait vivant et ce qui serait à l’agonie, dans les parages de la mort (décomposition infinie de tout, cauchemar sans fin qui ne trouvera d’issue que dans ce passage, là où les choses enfin se renversent, dans cet envers qui, loin d’être un enfer, est un paradis). L’histoire est irracontable, même si elle pourrait, en apparence, l’être assez facilement — mais à quel prix ? La réduire à un résumé serait passer à côté de ce qu’elle offre à son dessinateur : pouvoir amplifier à sa guise les palpitations du récit, les illuminer ou, au contraire, les atténuer, les obscurcir, jouer avec un clavier de plus de 88 notes pour en tirer quelque chose de si singulier qu’on ne saurait en parler avec les mots du « rapport critique » (qui est parfois un rapport d’autopsie et trop souvent un rapport comme on en frappe à longueur de nuit dans les commissariats).
Relisant, je ne vois qu’une chose sur laquelle appuyer le commentaire : le dispositif de chaque planche qui ne contient jamais, entre les cases (ou prétendument telles), ce fameux « blanc inter-iconique ». Ce qui pourrait être une simple manière de faire (partagée depuis longtemps par quelques auteurs — comme Bretécher pour ses Frustrés, ou, bien auparavant, Herriman pour certaines planches du dimanche de Krazy Kat). Mais, cette fois, cela ouvre quelque chose de neuf : la possibilité, enfin concrète, d’un authentique labyrinthe où dérouter la sacro-sainte linéarité, permettant au lecteur de changer spontanément d’échelle, tout en le laissant libre de suivre comme il le désire (y compris de la manière la plus courante : de haut en bas et de gauche à droite) l’histoire qui lui est racontée.
Dispositif formel des plus inventifs : passionnant pour le regard et terriblement efficace pour la narration. Bande dessinée quittant l’enfer de ses conventions (la terrifiante force de l’habitude qu’ironisait Thomas Bernhard) pour le paradis de la forme, aussi libre que judicieusement contrainte. David Prudhomme dit que son personnage (Flip) est un trou dans la page. Il est aussi un « plein » : voire un trop plein qui déborde. On oscille sans cesse, avec ce livre, entre excès et retenue. Et c’est vertigineux. En permanence au bord du précipice, le lecteur reprend pied en acceptant, à la fois de se laisser entraîner, et de prendre distance en dégustant, comme un mets des plus rares, la chance de pouvoir plonger en surface dans l’abstraction la plus radicale : celle qui permet de retrouver le plus concret du monde qui a nom sensation.
4.
Le premier bal d’Emma est un ouvrage travaillé à quatre mains par Sophie Dutertre et Donatien Mary (publié par les éditions 2024) dont une première version avait été publiée en feuilleton dans la formule de Lapin (à L’Association) démarrée en 2009. Pour ceux qui auraient à disposition cette revue, il est intéressant de comparer la prépublication (en noir et blanc, inachevée — cette formule s’étant arrêtée brutalement au bout de deux ans et huit numéros) et le livre extrêmement abouti qui paraît, cette fois en couleurs (qui semblent avoir été pensées dès l’origine du projet), huit ans après.
Le premier bal d’Emma raconte une histoire particulièrement foutraque, quoiqu’au fond familière, car elle reprend un certain nombre de clichés — au bon sens du terme — relatifs aux noces (archaïques, carnavalesques, éthyliques, mélancoliques, mais toujours vivement rythmées, comme chez Stravinsky qui a orchestré ses Noces pour quatre solistes, chœur mixte, quatre pianistes et six percussionnistes) telles qu’on se les raconte — ou se les racontait dans les siècles passés. Emma vient (nous dit-on) d’avoir seize ans. En baronnie, c’est l’âge pour se marier, il faut donc, pour cela, rejoindre le « bal travesti », car c’est là où elle pourra perdre la tête et, ainsi, ressentir du plaisir et trouver chaussure à son pied.
On se dispensera une fois de plus d’énumérer les péripéties qui sont nombreuses (accident de la route impliquant aussi un carrosse et une camionnette de boucherie, rencontre amoureuse avec un tigre, savant fou poursuivi par des soldats démembrés, et autres représentations excessives en tous genres) et me semblent avant tout prétexte, pour les deux signataires, à rivaliser d’invention graphique (il est souvent question de greffe — et on pourrait reprendre ce mot pour dire qu’elle a pris et pas qu’un peu). Ici l’imprimerie est à la fête, à commencer par ce feu d’artifice technique qui se manifeste directement sur le support : quel mélange risqué, et le plus souvent réussi, de manières de faire, à la fois traditionnelles, savantes et « en roue libre », où les quatre mains s’expriment sans frein apparent (sinon celui que leur(s) savoir-faire(s) contraint — l’aventure étant aussi, et peut-être avant tout, incitée par un goût commun pour certaines expérimentations d’un passé encore proche dont les auteurs auraient la nostalgie). On sent bien, à la lecture, les tensions entre ce qui est tamponné par exemple et ce qui est tracé, ce qui est au pochoir et ce qui est fait aux crayons de couleurs (mais peut-être que les choses se sont-elles passées autrement ; ce qui est frappant, c’est bien davantage l’hétérogénéité des techniques employées ; l’œil se régale souvent à deviner comment c’est fait, mais il doit parfois se tromper et on se dit que l’essentiel est dans cet accord entre l’idée et sa réalisation ; et dans l’équilibre étrange entre ce qui se raconte et ce qui est donné à voir).
Songeant à ce que j’ai mémorisé de ces deux auteurs quand ils signaient seuls, je suis quand même épaté par la fusion de leurs styles qui est tout sauf un acte d’amour « parfait ». On pourrait même proposer que ce sont les hiatus, les syncopes (comment dire ?) qui nous procurent le plus de sensations. Projet musical ? Sur ce duo, l’éditeur nous donne cette indication : « le « riff » endiablé de Donatien Mary et les solos ensorcelants de Sophie Dutertre nous emportent avec énergie et liberté dans cette fuite en avant brillante et survitaminée. »
Quoi qu’il en soit, cet ouvrage superbement réalisé qui pourrait faire croire qu’il s’agit d’un livre pour enfants dans le goût d’un jadis retrouvé (et, une autre fois, plutôt d’un essai pour en sortir de ces catégories — de ces enfermements dans tel ou tel genre, explorant quelque chose qui aurait la chance de n’avoir pas encore de nom) fait définitivement oublier le feuilleton Lapin et ses planches en noir et blanc plutôt grises. Là, il faut que ça pète ! Et ça explose effectivement. Même si on se surprend à s’arrêter assez souvent sur des détails qui nous conduisent à ralentir, à rester un certain temps en méditation, à retrouver du calme, de la patience : merveilleuses zones où, légèrement à l’écart du bruit furieux, goûter les saveurs fines, délicates, de silences colorés.
5.
Vies de Marko Turunen est un livre en trois parties (Vie de Marko Turunen, un récit écrit et dessiné par Marko Turunen ; Le fantôme colonial, un court récit dessiné par Tea Tauriainen sur un scénario de Marko Turunen ; Le fantôme colonial : la passion du combat, un roman de Marko Turunen contenant quelques illustrations du même) publié au Frémok (FRMK). Voici déjà cinq fois que je recopie le nom de Marko Turunen. Il y a cinq ans, à Angoulême, ce dernier nous avait raconté que, s’étant rendu compte qu’il avait environ 200 homonymes en Finlande, il avait cherché à savoir ce qu’ils faisaient dans la vie, quel était leur métier. D’où ce projet de composer une Vie de Marko Turunen comme si ces 200 individus portant le même nom n’étaient qu’une seule et même personne. Une vie d’une certaine ampleur fabriquée à partir de deux centaines de vies brèves. Et c’est là où, tentant d’articuler quelques mots à son sujet, il est plus que jamais nécessaire de dialoguer avec lui à la première personne. Dire : je chemine dans ce livre aussi dense que peu encombrant, aussi prenant qu’il est léger, comme en terre étrangère… Et de retour rapporter, non pas d’anecdotes (ou alors au moins deux cents), mais des souvenirs que nul ne saurait épingler sur cette page comme on le fait de papillons. Sentiment d’étrangeté, comme si la relation ne se ferait plus d’auteur à lecteur, et encore moins de lecteur à critique, mais de personnage de fiction à personnage de fiction. Réminiscence : c’est moins par savoir que l’on connaîtra Turunen que par mimétisme.
Revenons rapidement sur la densité propre à cette « Vie » (première partie de ce livre en trois parties). Le nombre de cases par page (disons plutôt : demi-page) est généralement assez élevé. Quant aux bulles et aux mots qui y sont enfermés, n’en parlons pas, ça fuse de partout. Il y a quand même quelques zones muettes, mais où le son ne se serait pas éteint (la tête qui lit n’est jamais en repos). C’est vraiment un livre qu’il est nécessaire de relire plusieurs fois — et à chaque fois plus lentement, en tentant de mieux jouer ce jeu du mimétisme, sans chercher justement à savoir ce qui se dissimulerait derrière tout ça.
Grande fluidité. Jamais rien d’ardu ou de repoussant. Rien de lisse non plus. Il faudrait pour en parler se montrer être aussi drôle que l’auteur. Pas facile. Je me souviens avoir écrit sur Ovnis à Lathi (son précédent livre) en ayant attrapé la grippe et donc pas vraiment dans mon état « normal » (le titre de ce texte était « Je » est un Alien). Ces derniers jours de printemps où s’achève ce journal de lecture, c’est la canicule : il fait une chaleur écrasante, jour et nuit. Ça fait donc deux fois que, lisant, relisant, prenant des notes, les raturant aussitôt, je me trouve dans un état second dû à des hautes subites de température. Peut-être convient-il à ces ouvrages d’une sidérante singularité…
Dans le court roman qui forme la troisième partie de Vies de Marko Turunen (Le fantôme colonial : la passion du combat) comme dans la première où il est en quête des preuves de l’existence historique de Tarzan, on croise un certain Professeur A que l’on peut aussi rencontrer dans la « vraie vie », mais sous un autre nom. Je ne dirai pas de qui il s’agit, mais les liens qui les unissent ne sont pas anodins. La cartographie de ces Vies est assez vaste et semée d’indices plus que troublants. Marko Turunen — celui qui est le dénominateur commun de tous les Marko Turunen — a gardé un pied dans l’enfance (le FRMK le présente ainsi : « Plus qu’un homme ordinaire, Marko Turunen se révèle un grand enfant blessé, un personnage légendaire qui découvre au fin fond de la jungle sa véritable vocation : lutter contre le mal et l’injustice ») et il se dessine d’ailleurs ainsi : petit, à la tête et au nez un peu ronds, entouré d’êtres plus grands et bien mieux précisés, graphiquement, que lui (comme son « épouse » Amaï, fantômette improbable qui fait écho aux personnages féminins des précédents livres de Turunen). On peut noter dans la partie « roman », une certaine maniaquerie à accumuler des détails aussi minutieusement formulés qu’incongrus et dont l’effet premier est de freiner toute avancée du récit (lui évitant ainsi le statut de roman d’aventures). Il bâtit ainsi une histoire singulière en manipulant (pétrissant ? Turunen fut apprenti-sculpteur dans sa jeunesse) divers clichés de manière toujours inattendue. Un côté roussélien à la sauce afro-finlandaise ou amazonienne ? Possible. Cette vie de Marko Turunen est d’abord la somme de celles qui s’agitent au plus profond de lui. Une fois de plus, nous sommes invités à pénétrer dans une tête et c’est irracontable. On ne peut que se mettre dans la peau d’un agent de voyage qui clamerait aussitôt à qui pénètre son agence : venez, venez, vous allez voir, ce sera votre prochaine destination et vous ne regretterez pas le voyage.
On l’aura compris : de tous les livres de cette pile, c’est celui qui résiste le mieux à toute tentative de réduction (si l’on songe au fait que bien des interprétations sont de cet ordre) et la meilleure réponse que l’on pourrait lui faire serait d’en produire un autre (ou tout autre chose : un montage sonore, un opéra de chambre) aussi ambitieux et non un compte-rendu, même modestement consigné dans un journal de lecture. Donnons donc, en guise, non de conclusion, mais d’au revoir, la parole à l’auteur, répondant (sur du9, au moment de la sortie d’Ovnis à Lathi) aux questions de l’excellente Jeanine Floreani (encore un pseudo dont je ne trahirai pas le secret) : « Pour moi, écrire, c’est s’attacher à flatter les contrastes les plus forts. Je joue avec des éléments de la culture populaire et d’autres éléments plus savants comme l’autobiographie. Je viens d’un milieu populaire où la culture et le bon goût n’étaient pas vraiment présents. Ma chambre était peinte de sept couleurs différentes, c’est vous dire. Et je vous passe la taille de l’horloge accrochée au mur du salon de ma mère. Non, je crois que je reste attaché à ce choc de mes études supérieures, durant lesquelles je découvris tout un pan de la création artistique, sans pour autant m’y diluer totalement. Je n’ai jamais réussi à me fondre dans ce moule non plus, et depuis je reste en suspens entre ces deux approches artistiques que j’essaie de faire résonner. »
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