L’enfance trahie : Umezu chez le Lézard noir

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Qui est Umezu Kazuo ? Le public français peut depuis une quasi quinzaine d’années découvrir au coup par coup l’œuvre de celui que l’on surnomme parfois le créateur du manga d’horreur. La notice biographique du Lézard noir nous en livre une photo excentrique et nous prévient que le personnage est effectivement connu au Japon pour son originalité. On l’aurait volontiers imaginé en auteur réservé que l’on ne remarquerait pas dans la rue, mais dont la puissance créatrice se libérerait sur le papier…

D’un éditeur à l’autre : le travail patrimonial du Lézard noir

Cette puissance créatrice, le lectorat francophone a commencé à y être exposé quand Glénat publia L’école emportée, œuvre sombre au scénario simple : une école primaire se retrouve télé-transportée dans un univers lunaire et hostile. Les enfants doivent survivre, essayer de comprendre ce qu’il leur est arrivé et éventuellement trouver un moyen de rentrer chez eux. En parallèle, les parents cherchent à faire le deuil, ou pas…

L’École emportée donne la tonalité de l’œuvre d’Umezu : graphisme sombre, scénarios lugubre et ambiances anxiogènes. Son style graphique participe à cette noirceur à un point extrême : si on y retrouve certes les grands yeux qui caractérisent le style manga ; les regards expriment ici principalement la crainte, l’effroi ou la frustration. Et puis, il y a ces décors, désolés, souvent vides, industriels et pollués. Ces dessins donnent souvent l’impression d’une page qui aurait été trop noircie par une imprimante ou un scan maladroit, avec un rendu plus sombre encore que l’originale. Et aussi ces personnages, souvent raides et figés, en particulier les enfants, souvent aliénés dans ces décors — comme des figurines que l’on aurait posées sur des paysages étrangers. Les traits utilisés pour marquer le mouvement sont souvent maladroits (voir l’illustration du présent article, une course-poursuite médiocrement dessinée et tirée du non moins excellent Je suis Shingo), mais cela ajoute au charme de l’œuvre et donne aux dessins d’Umezu un style très reconnaissable.

(Preuve en est des pleines pages qui servent d’ouverture aux chapitres de Je suis Shingo : Marine et Satoru, les deux héros, errent dans des décors urbains vides et angoissants. Ces illustrations, qui n’ont pas de lien dramatique direct avec l’histoire principale, viennent former un récit parallèle muet et poétique. Le lecteur, tel un intrus, surprend ces jeux d’enfants interdits et secrets — si secrets qu’ils n’apparaissent pas dans le récit principal. J’en reparlerai un peu plus tard. Mais revenons donc à la sortie de la traduction de L’école emportée, en 2004.)

Le livre paraît en petit format, peu onéreux avec une couverture criarde et laide. Le grand public français ne connait encore que peu l’histoire du manga : les œuvres de Tezuka sont alors massivement traduites, et complétées par les livres de quelques auteurs de la revue Garo (en particulier Tastumi Yoshihiro). Glénat, en traduisant la série, cherche probablement à capter l’attention des lecteurs de Tezuka et ne prête pas d’attention à la présentation du livre ou de l’œuvre. Reste que l’apparition des livres d’Umezu sur les étagères des libraires donne accès à un pan insoupçonné des mangas du début des années 1970 et de remettre en perspective les travaux d’auteurs tels que Itô Junji ou Hino Hideshi. Et si L’école emportée est mal publiée, elle bénéficie de la visibilité que lui donne son gros éditeur.
Et de fait, le nom de Umezu Kazuo reste attaché à L’école emportée. Suivent rapidement d’autres traductions : Baptism, autre série sortie en 2006, toujours chez Glénat et avec le même manque de respect de l’œuvre. Et puis, plus rien.

Il faudra attendre près d’une décennie avant de voir le Lézard noir reprendre le flambeau et se lancer dans la parution de recueils de courts récits d’horreur : La maison aux insectes, Le vœu maudit et La femme serpent suivis par Je suis Shingo, premier (épais) volume d’une série.
L’approche du Lézard noir est aux antipodes de celle de Glénat et relève de la mise en valeur d’un patrimoine manga méconnu en France. Elle fait d’ailleurs suite à l’édition anniversaire Umezz Perfection ! parue au Japon en 2005 et qui fêtait ses cinquante ans de carrière. Livres épais à couverture cartonnée, tranches élégantes avec des bandes rouges et blanches, imposantes illustrations au dos des ouvrages et reprise d’un signe de main qui sert de ralliement des fans (japonais) d’Umezu. Ajoutons à cela la préface de Kurosawa Kiyoshi à la Maison aux insectes. C’est de ces ouvrages parus chez le Lézard noir dont je voudrais parler maintenant.

Les traîtres adultes

Un thème fort émerge donc de cette œuvre — et comme chez beaucoup d’autres grands auteurs de bande dessinée, il s’agit de l’enfance. Ou plutôt des liens paradoxaux qui rapprochent mais surtout éloignent l’enfant de l’adulte. Et c’est probablement quand Umezu décrit la complexité et la perversité de ces liens qu’il est à son meilleur.

Ainsi Des yeux, nouvelle issue de La maison des insectes récit riche en sous-entendus psychologiques qui narre la désintégration d’un couple. Une femme fidèle et terriblement attentionnée, Haru, y trompe un jour son mari, Kôzô. Une petite fille, Chisae, épie la scène derrière la fenêtre. Rongée par la peur d’être découverte, La femme adultère commence à souffrir de crises de paranoïa et envisage de tuer la petite Chisae. Pas de culpabilité chez Haru, mais bien l’angoisse d’être dénoncée, découverte et probablement la crainte que Kôzô ne change le regard qu’il porte sur son épouse modèle. Dès lors, le comportement de Haru change et son mari s’éloigne et se met à la craindre : « ma femme me terrifie… le fait qu’elle ne se fâche contre moi me fait peur » confie-t-il ; « une curieuse méfiance commençait à apparaître dans son cœur » ajoute le narrateur. Et Kôzô de tromper sa femme, peut-être pour la pousser à se fâcher contre lui. En même temps, Chisae, petite fille timide et sans amis, devient une jeune femme et se met à travailler pour Kôzô. Les dernières images du récit laissent imaginer une relation plus que professionnelle entre les deux protagonistes. Quant à Haru, elle reste hantée par ses angoisses qui finissent par la défigurer sur son lit de mort. Et Chisae de confier à Kôzô que le jour où Haru s’imaginait espionnée, la petite fille admirait alors une poupée posée sur une étagère dans la pièce du délit. A moins que cela ne soit un mensonge, ou un refoulement…

Les yeux tient plus du drame familial que du récit d’horreur. Il aborde de nombreux thèmes relatifs au couple : la confiance, la vie sexuelle, la fidélité… Il pose aussi de nombreuses questions : pourquoi Haru et Kôzô, couple très traditionnel, n’ont-ils pas d’enfant (la poupée que Chisae prétend admirer par la fenêtre vient souligner cette absence) ? Serait-ce la stérilité de l’un des deux qui les auraient poussé chacun à tromper l’autre ? Ou alors l’absence d’enfant et les infidélités trahissent-elles un refus refoulé du couple modèle ? Quant à Chisae : ment-elle quand elle prétend ne pas avoir vu l’adultère ? Couche-t-elle effectivement avec Kôzô ? Si oui, le fait-elle pour se venger (consciemment ou pas) de Haru qui a cherché à la tuer ? Ou cherche-t-elle simplement à remplacer le vide laissé par cette femme distante ? Enfin, le titre même de l’œuvre pose question : de quels « yeux » s’agit-il ? Ceux de Chisae espionnant Haru ? Ceux de Haru sur son lit de mort ? A moins que ce ne soit ceux de Kôzô, et l’image que Haru cherche à leur donner à voir ? Ou ceux du lecteur, témoin-voyeur des déchirements de ce couple ?

L’adulte chez Umezu joue le rôle de la créature désenchantée. Voir le père de Satoru, le principal protagoniste du premier tome de Je suis Shingo, œuvre dessinée durant la première moitié des années 1980, soit plus de dix ans la parution des Yeux[1]. Ouvrier, il se trouve confronté à un nouveau venu dans son usine : un robot, thème de la série. Le père se révèle rapidement dépassé par la situation : incapable de savoir comment la machine fonctionne, craignant pour son poste et se trouvant affecté à de nouvelles fonctions. A l’inverse, Satoru, fasciné, apprend à programmer et établit un premier contact avec la machine. Comme dans Les yeux, il prend la place de l’adulte incapable d’assumer le rôle que lui a assignée la société.

Il serait possible de voir Je suis Shingo comme une œuvre sociale dont le but est d’attirer l’attention sur l’aliénation des travailleurs dans un contexte d’automatisation croissante. Car le père de Satoru souffre de l’arrivée de la machine : dignité perdue, crainte d’être remplacé et de perdre son emploi, transformation de l’ambiance de travail à l’usine… C’est donc a priori sans surprise que l’on voit boire (souvent), que l’un de ses collègues perd son job et que lui craint aussi pour le sien.

Pourtant, il me semble que cette interprétation est un contre-sens. D’abord parce qu’Umezu ne s’est à ma connaissance jamais illustré dans le registre des œuvres sociales. Ensuite, parce que le père de Satoru nous reste inconnu avant l’arrivée du robot. Umezu met en scène son apparition à la fin du premier chapitre et à travers les yeux et oreilles de son fils, en train de prendre son bain quand il entend parler de ce robot. Le lecteur ne découvrira les traits du visage du père que lors du second chapitre.

Et Umezu ne manque pas de se moquer du personnage. D’un côté, il représente un idéal masculin, avec un corps musclé et des attitudes viriles et une femme au foyer docile ayant des traits occidentaux. Lui-même se vante de « son corps de travailleur » et se promène nu dans l’appartement, sa femme le traitant d’ »exhibitionniste ». Umezu joue sur deux archétypes sexistes : d’un côté, l’ouvrier digne des représentations soviétiques et de l’autre sa femme, ménagère idéale. Mais cet idéal est dévoyé. Rapidement, le père de Satoru révèle ses traits de vaurien. Il se saoule, est sale, sent mauvais (d’après sa femme), crache par terre dans son appartement, plonge régulièrement sa main dans son pantalon, vole des pièces dans son usine… En outre, il doit recourir à l’aide de son fils pour comprendre le fonctionnement du robot, profite de l’absence de ses chefs pour disparaître de son lieu travail (sous les yeux de son fils, qui le remplace). Enfin, on le soupçonne d’avoir provoqué le licenciement d’un de ses collègues et amis.

L’image d’Epinal du couple parfait, digne d’un poste de propagande, se fissure et laisse Satoru, comme la plupart des héros umeziens livré à lui-même, sans modèle paternel. Aussi le voit-on se promener avec Marine, au milieu de décors urbains apocalyptique, dans les illustrations servant à ouvrir les chapitres. Images d’un monde idéal, où les enfants auraient repris le pouvoir et chassé ces parents incapables et amoraux.

L’absence de figure parentale est-elle un symptôme du Japon des années 70 et 80 ? Toujours est-il que c’est un thème qui hante l’œuvre d’Umezu.

Notes

  1. Les commentaires qui suivent se concentrent sur ce premier tome, seul traduit à l’heure à laquelle j’écris ces lignes.
Site officiel de Umezu Kazuo
Dossier de en novembre 2017