L'influence de l'art occidental dans les mangas

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Les mangas regorgent de symboles, citations et références à la culture nippone au travers de leur folklore et leurs mythes, à la culture occidentale, mais aussi au cinéma de manière générale, à la photographie ou encore la publicité.
Dans cet article, nous nous intéresserons à l’utilisation de l’art occidental. Le champ d’études se limite principalement à la peinture, à la gravure, au dessin et à la sculpture, dans les mangas traduits en français sans visée pédagogique à travers quelques exemples.
Ces œuvres emploient les références soit de façon graphique, reprenant des éléments et les réinterprétant, soit comme codes narratifs, offrant un impact plus fort aux moments clés du récit, soit en tant que citations qui servent la narration de manière détournée ou non.
La plupart des œuvres d’art utilisées par les mangakas font parties de la Culture : elles ont marqué leur siècle par leur innovation, les techniques et idées exprimées, et elles sont étudiées en Histoire de l’art. Ces œuvres s’extraient du temps, dépassent les frontières pour incarner des images qui s’inscrivent dans la mémoire collective. Leur présence dans les manuels scolaires illustre des périodes historiques comme la Révolution française et elles offrent une réflexion dans les livres de littératures en vis-à-vis des textes.

Codes graphiques

Les codes graphiques[1] regroupent des œuvres et des styles que les mangakas ont assimilés dans leurs travaux. Ils sont récurrents chez différents auteurs tels que Takahashi Rumiko ou bien les Clamp. Dans la plupart des cas, ils font sens et aident au déroulement narratif du récit.
Ces codes graphiques peuvent être qualifiés de stéréotypes : les images répondent à certaines caractéristiques formelles précises que n’importe quel lecteur peut identifier, sans l’ajout d’un texte explicatif. Ces images peuvent obéir à plusieurs situations, mais elles doivent être interprétées facilement[2].
Ces œuvres d’art sont des citations graphiques. Elles sont les référents des stéréotypes, explicites, identifiables pour un lecteur un minimum «cultivé». Elles n’ont pas besoin d’une légende.
Ces éléments (codes, citations) sont représentatifs de l’assimilation de la culture occidentale par les Japonais. Certains sont devenus des stéréotypes graphiques à part entière. L’exemple le plus connu est l’utilisation des cadres circulaires qui rappelle Mucha et l’Art nouveau dans les œuvres de high fantasy nippones telles que cela a été développé dans les animes des Chroniques de la Guerre de Lodoss et reprise ensuite dans diverses autres œuvres papiers ou animées[3].

Art nouveau et Mucha

À partir de son ouverture forcée en 1853 avec l’intrusion de la flotte américaine dans la baie d’Edo, le peuple japonais fut brutalement confronté aux cultures occidentales. Conscientes de la menace que représentait l’avance technologique des Européens, les insulaires se lancèrent dans l’acquisition et l’assimilation des techniques et des savoirs occidentaux[4]. En quelques années, les Nippons découvrirent par exemple, Goya, Mozart, Léonard de Vinci. Les cultures en contact se nourrirent l’une de l’autre. L’importation massive d’œuvres japonaises comme les estampes en Europe fit naître le japonisme.
L’influence de l’Art japonais sur l’Art nouveau, et l’art en général au tournant du XXe siècle, est considérable. L’art japonais présentait des perspectives et des angles de vus inattendus, des compositions audacieuses… Le japonisme qui en découle nourrit des courants artistiques novateurs plus populaires, proches du quotidien. Les différentes voies résultantes se révèlent sous plusieurs aspects : agencement asymétrique, motifs originaux inspirés de l’environnement et de la vie sociale, l’amour du vide[5] au lieu de son horreur et l’importance de la beauté libre de la ligne[6]. L’Art nouveau se vit à son tour réapproprié par les Japonais.

L’Art nouveau émergea en Europe en 1892. Il se caractérise par un dessin linéaire souple, inspiré de la Nature : quasi-absence de coin et de contours pointus et aigus, utilisation d’entrelacs, de lignes flexibles et onduleuses, mélangeant des ornements issus de la faune et la flore. L’objet naturel est transposé, détaché de son contexte élémentaire et placé dans une nouvelle situation formelle et spirituelle[7]. L’Art nouveau condense le procédé synesthétique en une réalité : les chevelures ondulées, les boucles ornementales, les arabesques végétales sont la transcription graphique de tonalités ; les fleurs, pures ou morbides, exhalent un arôme exquis[8].
L’Art nouveau se veut un art «total». Il s’élève contre la distinction séculaire entre les arts majeurs (les Beaux Arts) et les arts appliqués qualifiés de mineurs. Dans cette vision égalitaire des arts, l’artisan japonais devient pour de nombreux créateurs européens le modèle à imiter[9].
Il se retrouve aussi bien dans la typographie, les emballages commerciaux, les bijoux, que le mobilier, la décoration intérieure…

Alfons Maria Mucha en est l’un des artistes les plus représentatifs, notamment pour son travail d’affichiste. Ses œuvres associent les traditions byzantines[10] à des composants de style contemporain, réalisées dans des tons doux et délicats. Elles composent une synthèse nouvelle portant sa signature, très personnelle[11]. Il utilise un contour épais pour cerner la figure féminine et les fines lignes noires lui permettent de dessiner des détails à l’intérieur. Les jeunes femmes au regard rêveur sont idéalisées dans des poses sensuelles ou provocantes, enveloppées délicatement par leur somptueuse chevelure et vêtues de tenues légères, ornées d’éléments inspirés de la nature et portant d’extravagants et magnifiques bijoux. Les frises décoratives ont souvent une fonction d’encadrement de l’illustration et des motifs floraux, géométriques ou abstraits décorent l’arrière-plan.

Sailor Moon

Dans le shôjô manga Sailor Moon dessiné par Takeuchi Naoko, l’auteure use des caractéristiques propres à Mucha dans de nombreuses planches et illustrations montrant les héroïnes (un exemple parmi tant d’autres vol.15, p.141), soit comme décors, soit en tant qu’éléments narratifs. Elle avoue elle-même son attrait pour l’Art nouveau. Elle redessine ainsi certains objets comme des miroirs, dont celui de Sailor Neptune (vol.15, p.107. Le miroir est directement repris des miroirs de sac), voire des bijoux empruntés aux affiches de l’artiste Tchèque (vol.6, p.13).
Pour mettre en valeur un dialogue (vol.7, pp.127-128), une pensée, un objet (vol.7, p.83) ou un personnage (vol.9, pp.84-85.), elle utilise un cadre travaillé avec moult arabesques. En pointant divers éléments du récit, elle fige un instant le temps, et augmente l’intensité dramatique de la scène. Dans le volume 7 (p.86), elle montre la dualité qui s’empare de Sailor Moon et de la reine Serenity (Sailor Moon dans le futur) confrontée au problème du changement de l’Histoire si le cours des événements venait à être perturbé. Une bordure stylisée encadre les deux personnages, dos à dos. Leurs pensées passent de l’une à l’autre et les doutes se peignent sur leur visage.
La dessinatrice s’en sert aussi pour y inclure des notes personnelles, présentes au moment de l’impression de la série en tankôbon, mais absentes lors de la prépublication en magazine, où se trouvait alors de la publicité. Pour ne pas laisser un blanc, elle (comme d’autres dans ce cas) a ajouté des anecdotes concernant son récit ou sa vie privée. Ici, en choisissant de mettre un cadre «Art nouveau», l’auteure exclut les commentaires de la narration.


RG Veda

Les Clamp abusent des éléments repris à l’Art nouveau dans leurs premières œuvres. Comme Takeuchi Naoko, elles réalisent de nombreuses illustrations[12] à la manière de Mucha. Cependant, elles poussent beaucoup plus loin l’appropriation et travaillent l’intégration dans le récit de ce type de graphisme dans RG Veda, série de fantasy en 10 volumes. Cadres, drapés et poses se succèdent au fil des pages pour mieux servir la narration.
Dans cette histoire, plusieurs personnages ont des rôles importants à jouer. L’un d’eux, Yasha-ô, possède des dons de divination. Il rythme le récit de ses prédictions et doutes, il rappelle la destinée inéluctable des héros. Il est mis en avant grâce à des compositions, des motifs inspirés par Mucha. Les Clamp le représentent les ailes noires déployées, tenant un sceptre. Il est entouré des représentations stylisées des roues du destin, de tissus qui flottent et autres éléments mythologiques qui s’agencent dans les pages et entre les cases (vol.10, p.30 et pp.112-115). Le temps ainsi suspendu est rempli de multiples symboles propres à l’histoire et appuie les moments forts de la narration.

Seimaden

Dans Seimaden, shôjo manga de Higuri You rappelant le travail de Clamp sur RG Veda, on  trouve aussi quelques allusions à l’Art nouveau. L’auteure insère des motifs circulaires et travaillés tels les bijoux comme fond de case signifiant qui intensifient les moments dramatiques. Dans le volume 6 (p.97), le doute assaille Raulès qui étouffe la danseuse Hilda de son poids, lui-même en partie écrasé par cette orfèvrerie. De même, dans les volumes 2 (p.30) et 5 (p.174-175), l’auteure met en avant Hilda grâce à ses cheveux ondulants, des ornements floraux circulaires derrière sa tête, la position figée où les pensées des personnages masculins s’impriment. Elle se transforme en une vision idéalisée, pure et tranquille.

Video Girl Ai

Sur les couvertures de Video Girl Aï[13], shônen sentimental publié par les éditions Tonkam ainsi que sur certaines de ces illustrations, Katsura Masakazu reprend l’idée des personnages cernés dans des cadres stylisés Art nouveau. Au lieu d’employer des éléments issus de la Nature, il utilise des éléments issus de la technologie, en rapport avec son histoire où la jeune Aï sort d’un téléviseur. Il adapte la forme de son travail au fond de son histoire.

En conclusion, l’Art nouveau et Mucha se trouvent principalement dans des mangas où les sentiments ont de l’importance[14] afin de mettre en valeur par le biais d’un instant figé une réflexion, une action, un moment important de l’histoire, mais ils caractérisent aussi une certaines forme de fantasy[15]. Les designs sont délicats, sensibles, voire improbables : des armures aux épaulettes gigantesques finement ouvragées, des bijoux énormes dans les cheveux… mais l’art Nouveau n’est pas la seule influence digérée dans la fantasy. On y trouve des artistes contemporains tels que le peintre suisse H.R. Giger.

Giger et la biomécanique

Né en 1940 et toujours actif, Hans Ruedi Giger est reconnu pour ses créations que l’on peut trouver dérangeantes, immondes, sales ou hypersexualisées. On les aperçoit dans de nombreux films, comme Alien de Ridley Scott, La mutante (Species) de Roger Donaldson ou dans ses artbooks. Ses œuvres brodent autour l’emprise de la technologie sur l’âme jusqu’à l’obscurantisme intellectuel mêlant des corps, des chairs à des tuyaux, des écarteurs, des morceaux mécaniques. Elles pointent à la folie des hommes, leurs obsessions sexuelles.
Ces tableaux gris-bleu à l’aérographe, Les Biomécanoïdes, résument le mieux son univers. Fasciné par les femmes et les expressions les plus sombres de la féminité, il met en scène des grossesses adolescentes, la pornographie adulte et enfantine…

Bastard ! !

Le manga Bastard ! !, de Hagiwara Kazushi, est une très longue saga de fantasy  qui est toujours en cours de parution. Cette œuvre condense une foule d’influences et le mangaka n’hésite pas à piocher dans l’art, la musique, le cinéma…
Le travail de Giger inspire le gigantesque monstre destructeur Anthrax qui terrifie les héros. Cette créature semble être échappée de Li II[16]. On y voit un visage de femme, aux yeux en partie révulsés, la tête tranchée, des tuyaux branchés un peu partout sous sa peau. Dans le manga, Anthrax conserve les caractéristiques féminines, corps biomécanique et tuyauterie. Création des chercheurs «d’avant» (Anthrax se trouve dans plusieurs volumes. On la voit, par exemple, dans le volume 8 p.98 et suivantes), elle représente la décadence du monde disparu, celui gouverné par les sciences et la rationalité ; son réveil annonce la fin des temps.

RG Veda

Les Clamps ont intégré le graphisme de Giger[17] dans les designs de leurs créatures, les lieux hostiles de plusieurs de leurs bandes dessinées. Elles se servent aussi des matières comme simple fond dans de nombreuses illustrations de X, RG Veda
Par exemple, dans RG Veda (vol.10, p.224, entre autres), Ashura est emprisonné à l’intérieur de sa manifestation maléfique qui a pris des proportions gigantesques. Le palais s’en est trouvé modifié. Des tentacules géants ont formé le château, d’autres lui entrent dans la peau, s’incrustent dans sa chair. L’être sanguinaire a laissé échapper le mal qui sommeillait en lui. Son visage paisiblement endormi au centre de la masse démoniaque montre son innocence, la pureté restante de son âme.
Comme de très nombreux personnages créés par le célèbre studio, Ashura est ambigu. Ambiguïté morale, mais aussi ambiguïté sexuelle, deux motions qui correspondent au travail de l’artiste suisse.

Blame !

Blame ! est un manga de science-fiction de Nihei Tsutomu. Par un graphisme très brouillon, vivant et vibrant avec son coup de crayon incisif, l’auteur mêle la technologie des organismes décadents. Le héros, Killy, un agent du gouvernement perdu dans un immense dédale parcourt des niveaux étranges à la recherche d’un terminal génétique qui pourrait permettre de stopper la progression anarchique de la Cité. Il rencontre dans ses pérégrinations des créatures inspirées de celles de Giger, tantôt amies, tantôt ennemies, mais toujours dérangeantes. Le marcheur qu’est Killy dans ce labyrinthe infini dont les ramifications occupent toutes les orientations de l’espace, et dont le ciel se compose d’une succession de plafonds est une des représentations d’un cauchemar. Comme dans les œuvres de Giger dont les femmes s’épanouissent aux cœurs des rassemblements de tuyaux, viscères, les monstres de Nihei surgissent au détour d’un couloir saturé de conduits, serpentant dans des galeries tortueuses.

Berserk

Avec Berserk, manga fleuve de dark fantasy de Miura Kentarô publié aux éditions Glénat, les créatures démoniaques foisonnent. Certaines d’entre elles, comme les «God Hands» semblent extraites de films comme Hellraiser, Phantom of paradise… Des détails, des monstres moins haut placés dans la hiérarchie sont représentés à la manière des travaux de Giger. Ils dépeignent des visions de l’horreur, des ennemis difficiles à battre, tuant par plaisir, violents… de vrais cauchemars avec une sexualité dépravée. Les démons violent des villages entiers, se repaissent des chairs sanguinolentes. Toutes les abominations contenues dans l’âme humaine, ces parties les plus primitives et brutales ressurgissent sous une apparence hideuse. La technologie moderne n’est pas présente et n’existe pas. L’auteur a utilisé les travaux de Giger pour pointer les travers du psychisme, les comportements immoraux et pervers.

Seimaden

L’auteure utilise des motifs issus des Biomécaniques de Giger pour les insérer dans son récit. Comme les Clamp, elle supprime le côté mécanique pour ne mettre en valeur que l’organique palpitant et maléfique. La demeure maudite du démon Raulès est dessinée avec des entrelacs, des matières composées où transparaissent des sortes de vaisseaux sanguins (vol.2, pp.23-24).

Claymore

Une autre saga de dark fantasy, Claymore, de Norihiro Yagi, est remplie de démons (les yoma) dont les designs sont influencés par les tableaux de Giger.
Les claymores sont des guerrières mi-femmes mi-yoma qui ont la puissance nécessaire pour exterminer ces menaces. Elles se montrent sous une apparence humaine, mais peuvent perdre le contrôle et se métamorphoser en créatures effrayantes de formes variées. Le choix du beau sexe par l’auteur renforce le côté référentiel au peintre suisse, mais aussi à toute une philosophie asiatique où le Yin représente entre autres, le noir (ou souvent le bleu), le féminin, la lune, le sombre, le froid, le négatif… Ces combattantes au destin déchiré, orphelines, ont vu leurs proches dévorés par des démons. Elles vivent sans compagnons ou enfants… Elles n’ont que l’apparence de femme, puisque toute leur féminité a été enfouie pour les métamorphoser en armes de destruction où le désespoir, la rancœur et le sadisme dominent. Elles sont le résultat d’une de croisements génétiques, des greffons d’un corps dans un autre (vol.6, p.159).

L’âge de déraison

Ce one-shot de Furuya Usamaru et Otsuichi publié par Sakka est composé de plusieurs histoires courtes traitant du mal-être adolescent. Dans l’une d’elle, le cœur de l’école (p.85 et suivantes), Kentarô Hirata se perd dans un labyrinthe. Il découvrira la créature qui dirige l’établissement scolaire, Mother (p.96)), qui est directement inspirée des travaux de Giger. Son vagin expulse des sujets d’examens compliqués, les professeurs sont en train de «mûrir», le crâne câblé à la créature, les bons élèves sont des boulons de son socle et ses yeux n’ont pas de pupilles. C’est un monstre féminin obnubilé par le conditionnement et qui refuse les personnes qui sortent du rang. C’est d’ailleurs la seule figure féminine de cette nouvelle… une figure castratrice. Mélange d’organique et de mécanique, cette créature s’éloigne des dénonciations des dépravations sexuelles de Giger pour se concentrer sur l’obsession de se fondre dans la masse sans faire de vague.

Les tentacules, les monstres et les créatures, les palais inspirés par les travaux de Giger abondent dans les mangas. Dans de très nombreux cas, ces citations sont vidées d’une partie de leur sens originel, perdant le message dénonciateur, pour n’en conserver que l’aspect le plus répugnant. Cette manière de représenter le mal n’est plus que la vision digérée et édulcorée que l’on retrouve principalement dans les œuvres de fantasy. Le mélange avec la technologie décadente n’y a plus vraiment sa place (hormis Bastard ! !, Blame ! et Claymore avec ces croisements génétiques). L’organique prime.
Par contre, dans Berserk, on retrouve une critique des obsessions malsaines humaines au travers des cohortes démoniaques, des vices de l’Eglise, des destins douloureux des personnages.

Parmi les peurs, l’angoisse se retrouve dans différentes œuvres célèbres, tel le Cri de Munch.

Le cri, Edvard Munch, 1893

Cette œuvre expressionniste symbolise l’homme moderne emporté par une crise d’angoisse existentielle dans un décor qui se déforme en écho avec son cri silencieux. L’artiste simplifie au maximum la forme humaine pour que n’importe quel spectateur puisse s’y projeter. Le personnage au premier plan rappelle un fantôme au corps ondulant, un squelette voir un cadavre : sa tête est dépourvue de cheveux et ses yeux sont creux. Il fait référence à la Mort. Sa bouche grande ouverte hurle tel un trou béant qui nous aspire. Il s’obstrue les oreilles, car il refuse ce qui l’attend. C’est un cri intérieur où s’exprime la peur de la maladie et de la mort, la peur de la solitude face à cette nature belle et menaçante.

Ranma ½

Dans ce manga fleuve de Takahashi Rumiko, le cri s’est mué en un code humoristique récurrent (vol.23, p.178 et  vol.31, p.66.). Lorsque l’un des personnages entend, subit une chose qui l’angoisse comme la divulgation d’un secret le concernant, il se voit affublé d’yeux noirs, d’une bouche béante ainsi que de mains qui encadrent sa tête.
Le cri s’incarne dans un vieux prêtre le temps d’une histoire (vol.13, p.42 et suivantes).  Il est toujours à moitié en train de dormir, voire de mourir, il a la mâchoire ouverte en permanence, comme un cri justement, les yeux ronds. À chaque révélation, son visage apparaît. C’est un ressort comique très efficace. Ce gimmick prend à contre-pied le message originel de l’auteur. Découvert, le personnage a honte, mais le ridicule ne tue pas ; il fait rire le lecteur.

Beck

Beck, shônen manga d’Harold Sakuishi publié par Akata traite de musique rock. L’auteur aime glisser entre les cases des allusions à des pochettes de CD célèbres. Cependant, au fil des pages, on peut repérer une interprétation du cri du Munch (vol.15, p.176). La signification est bien là, le personnage est abasourdi, les yeux écarquillés, la mâchoire décrochée avec, derrière lui, des lignes courbes. Mais cette image semble avoir été dessinée de manière inconsciente. Elle résulte d’une déformation de l’attitude montrant la surprise, que l’auteur dessinait à la manière de Tôru Fujisawa (Connu pour son manga GTO publié chez Pika) puis de Takehiko Inoue (Auteur de Slam Dunk, Vagabond…) dans les premiers volumes avant de prendre son envol autour du dixième volume de la saga et de personnaliser sa manière de dessiner.

Banana Fish

Yoshida Akimi, l’auteure de Banana Fish, emploie le cri de Munch d’une façon différente (vol.1, pp.16-17). Contrairement à Takahashi Rumiko dont les protagonistes incarnent l’homme angoissé de Munch, ici, le tableau complet est utilisé. Une dame rentre chez elle. Surprise, choquée, elle se tient la bouche ouverte, les mains autour de son visage. Case suivante, on reconnait la reproduction de la célèbre peinture. La toile et le personnage se répondent. On découvre après quoi que le tableau est accroché au mur, et un cadavre se trouve juste en dessous. Cela apporte une touche comique à une scène dramatique.

Le cri de Munch, ou plutôt cet homme qui hurle les orbites vides, cette représentation de l’angoisse moderne, traumatique,  s’est mué en un code humoristique qui possède de multiples variantes. On trouve deux cas : celui, très rare, où le tableau entier est dessiné comme dans Banana Fish. Une référence lourde de sens qui donne un ton comique. Plus courant, une digestion picturale telle qu’on la retrouve dans Ranma ½. Le côté funeste du tableau originel a été perdu. L’instant angoissant dans lequel se trouve le personnage est dédramatisé. Les caractéristiques qui permettent néanmoins l’identification de la référence sont des yeux noirs, une bouche ouverte et parfois, des mains proches du visage. Dans Rumble school de  Kobayashi Jin publié par Pika, les protagonistes se métamorphosent en statues de sel, qui s’effritent petit à petit (vol.5, p.146).

Cronos dévorant l’un de ses fils

Un monstre de taille gigantesque tient dans sa main une victime qu’il s’apprête à tuer ou à l’agonie. Cette image fait référence à un épisode de la mythologie grecque illustrée par de très nombreux tableaux tel celui de Goya ou de Rubens. Cronos (ou Saturne chez les Romains) dévore chacun de ses fils à leur naissance afin d’empêcher que ne s’accomplisse la prédiction selon laquelle il serait détrôné par l’un d’eux. Mais le dernier lui sera caché. Ce thème du meurtre de l’enfant mâle par son père qui craint que son rejeton ne le supplante un jour est un sujet récurrent dans les mythes. Il fait régulièrement suite à un oracle qui annonce le probable parricide par le fils.
Cette image se retrouve dans plusieurs mangas au moment où le personnage principal doit se dépasser pour prendre conscience de ce qu’il est, de la force qu’il possède et du chemin qu’il a encore à parcourir pour défendre les siens. Contrairement au mythe, l’ogre ne mange pas sa progéniture, mais il s’attaque à quelqu’un de proche du héros.

Bleach

Dans le premier volume de Bleach (p.35), shônen manga de Kubo Tite publié par Glénat, le héros Ichigo, apeuré devant le monstre géant, voit sa sœur prisonnière dans la main de la créature ; cela lui redonnera assez de courage pour tenter de la délivrer, mais il en sera incapable.

Gunnm

Dans Gunnm de Kishiro Yukito (Glénat), on retrouve un schéma similaire ; un habitant de la décharge est dévoré par le monstrueux Makaku (p.52). L’héroïne Gally tente de détruire ce géant, mais elle est à son tour broyée ; elle n’est pas encore prête, ne possède pas assez de force. Brisée en plusieurs morceaux, elle se rend compte de sa faiblesse.

Neon Genesis Evangelion

Par contre, dans le onzième volume (p.105) de Neon Genesis Evangelion de Sadamoto Yoshiyuki et Gainax chez Glénat, l’Eva 01, robot géant piloté par le héros, Shinji,  tient dans ses mains Kaoru. Ce jeune homme est l’ami de Shinji, mais aussi son ennemi, car il se trouve être un «ange». Shinji qui l’appréciait se sentira trahi au plus profond de lui-même. À contrecœur, il le tuera pour défendre le monde dans lequel il vit.

Claymore

Dans cette saga de Dark Fantasy de Yagi Norihiro, Claymore, Claire, l’héroïne, est attrapée par une créature géante (vol.8, p.135). Sa tête est coincée dans sa main, prête à être écrasée. L’intervention d’une seconde guerrière, beaucoup plus puissante qu’elle, lui permet de s’en sortir. Contrairement aux autres cas de figure, elle prend (encore une fois) conscience de sa faiblesse entre les doigts du colosse.

Zetman

Zetman est une sombre saga de super héros écrite et dessinée par Katsura Masakazu et publiée par Tonkam. Dans ce manga, afin de provoquer le réveil du Zet sommeillant dans Jin, un monstre de grande taille tue l’une de ses amies, «Mémé». Son cadavre, nu, pend de sa gueule  hideuse (vol.2, p.249). Voyant cela, Jin perd le contrôle de son humanité et se laisse submerger par le zet.

Kenshin le vagabond

Dans le premier volume de Rurônin Kenshin de Watsuki Nobuhiro (Glénat), Kaoru, héritière d’un dojo refuse de le vendre. Kihé, son serviteur la trahit. Défendant la propriété contre une pléthore d’adversaire, elle se retrouve aux prises avec un bretteur d’une taille gigantesque qui la tient à bout de bras. Quelques cases plus loin, le héros, Kenshin arrive et délivre la jeune femme en pourfendant ses ennemis… à l’inverse du cri de Munch, cette interprétation (vol.1, p.36 de l’Ultimate Edition) ne vide pas l’image de sa signification première. Un dernier combattant apparaît et tue le monstre.

À travers les différentes adaptations proposées par les mangas, on remarque des liens proches entre le personnage captif et le sauveur : famille, habitant de la même cité, frères d’armes, pour déclencher chez le protagoniste principal une prise de conscience.

David à la rencontre de son destin

Le David est une sculpture de marbre blanc, réalisée par Michel-Ange entre 1501 et 1504, qui représente David, une fronde à la main, juste avant son combat contre Goliath. Son attitude, un contrapposto[18], trahit une «violence contenue». Il s’apprête à lancer, avec son arme, la pierre qui va frapper le visage de son ennemi. Ce n’est pas l’homme victorieux que Michel-Ange a dépeint, ni le futur roi mais un garçon à la rencontre de son destin : choisi pour affronter Goliath, il a peu de chances «objectives» de vaincre. Sa vie dépend d’un miracle. Le front marqué de la statue montre un sentiment mêlé de peur et de confiance qui agite le héros.
Dans de nombreux mangas, cette pose caractéristique, où la fronde est remplacée la plupart du temps par un sac à dos, est utilisée dès que le personnage doit prendre une décision concernant une direction. Le plus souvent, aller de l’avant et quitter le lieu, ou bien, revenir vers une attache, ne sachant pas ce qui l’attend. Dans les deux cas, il reste perplexe un moment, fronçant les sourcils, avant de choisir.

Ranma ½

Dans le volume 12 (p.104) de Ranma ½, Ryoga est enfin revenue dans la ville où vit Akane, la fille qu’il convoite. Il occupe en pied une bonne partie de la planche parodiant la pose du David, sac sur l’épaule, un petit cadeau à la main. Il est soucieux du sort qui l’attend : doit-il rester un éternel cochon noir aux yeux d’Akane ou bien se montrer en tant qu’homme et assumer son handicap ?

3×3 eyes

La pose de David est une figure récurrente du manga fantastique 3×3 eyes de Takada Yûzô publié par Pika. Elle est reprise à chaque fois que le héros se décide à partir, perplexe. Par exemple, dans le volume 7 p.4 où il se questionne à propos de la double identité de son amie.

Les chevaliers du zodiaque

Le chevalier Misty se prélasse nu dans la mer dans une attitude narcissique. Il se vante à lui-même son physique. Pour que le lecteur, spectateur-voyeur de sa baignade, en profite, il adopte la posture du David de Michel Ange, le soleil se reflétant sur l’eau derrière lui (vol.5, pp.162-163). Ici, le protagoniste ne part pas à l’aventure, il se met en valeur en imitant un idéal de beauté classique[19].

La pose du David est essentiellement utilisée lorsqu’une situation déterminante se présente au personnage. Il doit affronter son destin en cet instant d’ultime hésitation/réflexion avant de prendre une décision qui pourra changer le cours du récit. La signification de l’œuvre est conservée.

Ophélie, la jeune femme qui flotte entre deux eaux

Ophélie est figure récurrente de l’iconographie romantique. Elle est à la base un personnage fictionnel de la tragédie Hamlet de William Shakespeare. Dans cette histoire, Ophélie est la fille de Polonius, chambellan de chambre à la cour du roi Claudius. Elle partage avec le jeune prince Hamlet une idylle amoureuse passionnée. Mais leur mariage est interdit puisqu’ils n’appartiennent pas à la même classe sociale. Un jour que le chambellan du roi l’espionnait derrière une tapisserie, Hamlet le tue malencontreusement. Ophélie traumatisée par le fait que son propre amant soit le meurtrier de son père se rend responsable de sa perte. Inconsolable, elle se noiera dans un ruisseau.
Son destin tragique a inspiré de très nombreux artistes. Elle est considérée comme un être pur et sensible, une créature magnifique donnée à la nature.
Selon Gaston Bachelard, certains éléments sont indissociablement liés, dans l’imaginaire, au mythe d’Ophélie : le clair de Lune, les fleurs, sa chevelure et sa robe étalées autour d’elle, flottante sur l’onde, paisible, plus endormie que morte[20]. Ophélie a été représentée par de nombreux artistes : Auguste Préault, Odilon Redon et les symbolistes, mais aussi des peintres de la fin du XIXe siècle inspirés par les préraphaélites, comme Ernest Hébert ou Adolphe Dagnan-Bouveret.

Étoile – sous le signe des mousquetaires-

Dans le très court shônen Étoile – sous le signe des mousquetaires – en deux tomes d’Izawa Hiroshi et Yamada Kôtarô, d’Artagnan nu récupère dans l’eau Constance assoupie le visage serein. Celle-ci flotte, vêtue d’une magnifique robe au milieu de fleurs coupées, tel que l’on dépeint Ophélie dans différents tableaux. Lors de cette première rencontre, elle lui apparaît désirable et pure, un idéal de beauté.

Claymore

Après un combat éprouvant entre l’héroïne, Claire, et une monstrueuse femme-serpent, cette dernière se meurt, calme, ayant donné un sens à sa vie ; elle a compris l’ultime sourire de son frère avant que celui-ci n’expie. Sa dépouille surnage au milieu des eaux, entourée de quelques-unes de ses écailles (vol.8, pp.36-37). Ses cheveux détachés encadrent son visage de femme. Elle a retrouvé sa pureté originelle puisqu’on ne voit que sa partie humaine qui flotte. Le monstre en elle a été détruit.

Dans les deux cas présentés ici, le mythe d’Ophélie a été tronqué. C’est une belle endormie dans le shônen, une figure désirable lors d’une première rencontre avant qu’elle n’ouvre la bouche et laisse deviner un caractère plus difficile que son apparence. Au contraire, dans Claymore, c’est le retour à un état de pureté originel dans un élément liquide qui est montré, une rédemption pour un démon.

Pietà

La Pietà, ou Vierge de Pitié, est un thème récurrent de l’iconographie de la peinture chrétienne apparu en Italie au milieu du XIVe siècle. Elle présente uniquement deux personnages : le Christ mort et la Vierge Marie en mater dolorosa, la mère pleurant son enfant, portant le corps du Christ dans ses bras, agenouillée.

Cependant, on trouve dans les mangas une pietà où le porteur reste debout. Les compositions de cette forme sont très souvent rapprochées de la Pietà de Michel-Ange, bien que Marie y soit représentée assise.
Le porteur est le plus souvent un des héros et le porté est au choix : un ami, compagnon, membre de sa famille à l’agonie, la douleur envers un être cher disparus endormie ou mort. Dans le désespoir, le porteur prend conscience de son existence futile, de sa faiblesse. Il se sent incapable et il devra se battre, en vouloir pour s’en sortir et protéger ceux qu’il aime. Cette image est devenue un stéréotype narratif pour que le récit rebondisse lors d’un moment dramatique fort[21].

Porteur agenouillé
Claymore

La pietà sous toutes ses formes est récurrente dans cette saga. L’auteur use et abuse de ce stéréotype dès qu’une de ces guerrières Claymore meurt après avoir délivré un message. Dans certains volumes, on peut en trouver plusieurs à la suite !
Denève, une des Claymores, est mise à mal par un monstre à tête de lion. Ensanglantée, presque inanimée, elle git sur le sol. Une autre de ses compagnes, à ses côtés, l’exhorte à s’accrocher (vol.11, p.20).
L’héroïne Claire arrive dans une ville où une Claymore, gravement blessée, s’effondre dans ses bras. Elle lui délivre un dernier message et meurt. Claire est agenouillée, sa main gauche posée sur son ventre, la main droite la soutenant dans le dos (vol.8, p.67).

Bastard ! !

L’auteur utilise la Pietà lors de la mort de protagonistes importants qui vont influencer le comportement de Dark Schneider, héros de l’histoire. Anthrax, la créature démoniaque revient à la vie suite à la libération de tous les scellés. L’instigateur de ce désastre, Kalsu, prend conscience de l’horreur de la situation. Il décide d’y mettre un terme en se suicidant. Dark Shneider son ami, pleure tout en le maintenant : il est à genou, son bras gauche lui soutient le dos, le droit est posé sur son ventre (vol.12, p.23).

Sailor Moon

Les guerrières Sailor sont souvent mises à mal par des ennemis puissants qui en veulent à la Terre, mais aussi au royaume de la Lune et à la future Reine qu’est Sailor Moon. Au cours de plusieurs affrontements, certaines d’entre elles s’effondrent inconscientes ou succombent avant de ressusciter.
Durant la bataille opposant la planète TOW, deux des Sailor sont touchées. Sailor Venus, évanouie, repose dans les bras de Sailor Uranus (vol.10, p.68). Cette dernière a son genou appuyé par terre, son bras gauche maintenant le dos de son amie et son bras droit sur son ventre[22]. Dans la même page, c’est Tuxedo qui tient le corps inanimé de sa fille Mini Moon. Il est lui aussi agenouillé, dans une posture symétrique à celle d’Uranus. Ici, ce sont les deux hommes[23] impuissants qui portent les femmes à l’agonie.

Death note

Death Note est un shônen manga, créé par le scénariste Ohba Tsugumi et le dessinateur Obata Takeshi et publié en français par Kana. Le récit se présente comme un thriller où un étudiant, Raito, a le pouvoir de donner la mort à l’aide d’un cahier. Ce manga recycle de nombreuses images religieuses. La pietà en fait partie.
Le Détective L décède suite aux manigances de Raito, le héros. Raito fait croire à son entourage qu’il souffre de la perte de son meilleur ennemi-ami. Il se tient à genou, son bras gauche soutenant la tête de L, au sol, le droit posé sur son ventre (vol.7, pp.122-123).

Gunnm

L’auteur utilise la pietà pour secouer son héroïne, Gally amoureuse de Yugo, jeune homme décédé qui gît entre ses bras. Mais elle est un cyborg et elle se doit de regarder la réalité en face : ce garçon ne voyait que son rêve, aller à Zalem, la cité flottante. Au risque de perdre sa place parmi les chasseurs de prime, elle maintient en vie le cerveau de son ami grâce à des tuyaux qu’elle extrait de son corps. Le cadavre de Yugo repose sur les genoux de Gally ; sa tête est soutenue par son bras droit, la main gauche sur son ventre (vol.2, p.172).

Tsubasa reservoir chronicle

Tsubasa Reservoir Chronicle est un shônen manga de Clamp, édité en français par Pika. Dans le premier volume, afin que la quête de Shaolan débute, Sakura, sa bien-aimée, voit son âme dispersée sous forme de plumes dans de multiples dimensions. Son corps inanimé est étendu entre les bras du héros en détresse. Shaolan, agenouillé, soutient la tête de la jeune fille à l’aide de son bras droit, le gauche sur son ventre (p.63). Son attitude traduit son désespoir, son désarroi en face de cette situation. Il devra se mettre en quête des fragments de l’esprit de Sakura.

Porteur debout
Les Chevaliers du zodiaque

La Pietà est utilisée par le mangaka comme un stéréotype récurrent lors de la mort de ses personnages. Il s’en sert de deux manières : celle où la faiblesse du porteur est pointée, et, ce qui nous intéresse ici, celle où le porteur est le héros glorieux qui soutient son ennemi inanimé.
Shun, chevalier efféminé et d’apparence fragile, porte dans ses bras June, son adversaire, évanouie (vol.8, p.65). L’intensité dramatique est à son comble, car l’auteur ne représente pas le combat. Il met en scène le retour marquant du jeune homme tandis que ces compagnons s’inquiètent et doutent de ces capacités. La séquence est dessinée sans contours cernés, uniquement à l’aide de traits tombant du ciel comme des rayons lumineux. Cela renvoie une impression de tristesse, voire de mort dans un contre-jour. Page suivante on découvre l’identité des personnages esquissés : Shun et la femme inanimée.
Le chevalier de Pégase, Seiya est blessé par une rude bataille qu’il remporte. Il porte dans ses bras Misty, son ennemi, dont on ne sait pas s’il est vivant ou non (vol.5, p.187).

Les descendants des ténèbres

Dans ce shôjô fantastique publié par Tonkam, Les descendants des ténèbres de Matsushita Yoko, Tzuzuki sombre dans l’inconscience, libérant des forces maléfiques qui anéantissent l’endroit où il se trouve. Muraki, un autre homme, décide de l’emmener. Le jeune garçon dans ses bras, Muraki adopte une position rappelant la Pietà de Michel-Ange, mais debout (vol.8, p.42). Tous les deux affichent un visage serein. L’image représentée ici est à la limite entre une Pietà et une vision romantique. C’est une Pietà, car la forme est très proche de celle de Michel-Ange et qu’elle apparaît à la suite d’une série de catastrophes qui peuvent être fatales au héros. Elle est romantique, puisque les deux personnages sont calmes et entretiennent une complicité…

Ranma ½

L’auteure ne peut s’empêcher de tourner en dérision ses personnages. Elle réutilise de manière parodique la piéta dans une illustration au début d’un chapitre. Ryoga pleure en soutenant Akane évanouie, jeune femme enjeu de l’histoire et qu’il rêve de posséder (vol.4, p.67).

La pose royale

Image très classique, connue de tous, dans divers mangas mettant en valeur un prince, un roi, le personnage lors de son sacre posera rehaussé, debout sur l’estrade afin de dominer le peuple. Louis XIV commanda un tableau de son sacrement à Hyacinthe Rigaud. Très codifié, il donne une définition du monarque à travers les insignes royaux (les Regalia) un monarque puissant par la grâce de Dieu guidant son peuple. Il sera repris par Louis XVI, Napoléon avec diverses variantes, selon ce qu’ils veulent dire d’eux ; la place et l’importance accordées aux Regalia sont particulièrement significatives. Les insignes royaux sont l’épée, la main de justice (le bâton en or avec une main au bout), la couronne, le spectre, la fleur de Lys, le collier d’or et la croix de l’ordre du Saint-Esprit. Les vêtements de sacre sont le manteau de sacre doublé d’hermine en velours bleu fleurdelisé pour les rois, pourpre à semis d’abeilles d’or pour Napoléon Ier et des gants. Le roi est mis en scène seul au centre du tableau ; il occupe presque tout l’espace[24].
Ce portrait fige le roi pour l’éternité et ne cherche pas à dépeindre un homme déjà âgé.

Un exemple très significatif se trouve dans le premier volume de Princesse Saphir, manga de Tezuka Osamu édité par les Éditions Soleil. Lors du couronnement de Saphir, la jeune princesse, vêtue comme un homme, prend la pose caractéristique, le long manteau lui cachant les pieds (p.101). Elle tient un spectre, porte une couronne, et elle se tient sur l’escalier devant le trône qui lui appartient. Elle domine le peuple qui lui prête allégeance. Personne ne soupçonne son ambiguïté sexuelle. Pourtant, à ce moment crucial où ces ennemis ne peuvent plus lui interdire le trône, sa mère, sous l’effet d’un sérum de vérité avoue que le prince est la princesse et qu’elle possède des robes.

Symboles chrétiens

Abondamment utilisés dans les mangas, principalement dans des œuvres ayant des rapports plus au moins lointain avec la religion chrétienne, ils sont parfois utilisés par pur esthétisme et sans réel sens, hormis le fait que cela fasse très «mode». Nombre d’entre eux ont ainsi été détournés de façon très syncrétique, suivant la pensée japonaise qui réinterprète les messages religieux d’une manière qui leur convienne.

Deux symboles récurrents
Le Sacré-Cœur

Le Sacré-Cœur est souvent représenté, dans l’art chrétien, sous la forme d’un cœur enflammé brillant d’une lumière divine, saignant, car il a été percé par la lance du soldat romain Longinus. Il est entouré d’une couronne d’épines et surmonté d’une petite croix. Parfois, le cœur est centré sur le corps du Christ, avec ses mains transpercées dirigées vers lui, comme s’il allait l’offrir à la personne qui se tient devant lui. Les blessures et la couronne d’épines font allusion aux conditions de la mort de Jésus-Christ, alors que le feu symbolise le pouvoir transformateur de l’amour.

Le Christ en gloire

Le Christ en gloire est un sujet particulier de l’iconographie chrétienne. Il a pour objet la représentation eschatologique[25] du Christ dans son corps de gloire nimbé de lumière, à la fin des temps après le jugement dernier.
Le Christ en gloire a une attitude d’embrassement du monde plutôt qu’un geste de bénédiction : il accueille et montre le chemin de la vie éternelle. Il est représenté en maître du monde, inclus dans une mandorle[26], debout ou assis sur un trône au centre de la composition. Il est entouré ou non de figures marquantes de la croyance chrétienne comme les évangélistes (Tétramorphe), les apôtres ou la Vierge et de symboles comme l’agneau.

Sailor Moon

Dans le volume9 (p.60 et suivantes), le Graal, issu de Sailor Moon, ressemble au Sacré-Cœur. Elle en boit le contenu et devient Sailor Super Moon (p.70), dont la pose rappelle le Christ en gloire. La guerrière plus puissante est apparue ; l’ancienne est décédée.

Death Note

Raito est un étudiant qui se prend pour un Dieu le jour où il découvre les pouvoirs d’un carnet qu’il ramasse. Il obtient le pouvoir de tuer en inscrivant le nom de la personne. Dans la magie occulte, un démon se tue lorsque l’on connaît son nom. Le fait qu’il inscrive les noms des personnes que lui juge criminelles indique à quel point il considère les humains comme des démons.
Très présentes dans les illustrations de Death Note, les symboles religieux mettent en avant le caractère quasi divin de Raito. On peut trouver de très nombreux rayonnements divins descendant des cieux rappelant les sculptures du Bernin, des poses de Christ en gloire, comme sur la couverture du tome 6. Un autre personnage possédant aussi un carnet, Misa, tient entre ses doigts sur une des illustrations, un Sacré-Cœur.

Blue Exorcist

Blue Exocist de Katô Kazue (chez Kaze), est un shônen manga qui utilise lui aussi l’iconographie religieuse occidentale. On retrouve, par exemple, le Sacré-Cœur en haut de la présentation de la porte de la Géhenne (vol.1, p.48). Dire que le héros est le fils de Satan parle tout de suite aux lecteurs : le Mal est une épée de Damoclès au-dessus de sa tête. La Chrétienté est un prétexte folklorique pour mettre en scène l’histoire.

Beaucoup d’œuvres utilisent avec succès le symbolisme religieux pour ajouter une plus grande profondeur à l’histoire en jouant du signifiant et du signifié. D’autres auteurs emploient des symboles, des références pour soi-disant donner une profondeur à leur récit sans se poser la question de l’utilité de ces symboles, du contexte employé et de leur intérêt.
Ainsi des récits comme The Cross Triangle (publié par Vegetal Manga Shôten/Soleil), one shot qui joue à fond le cliché religieux ringard. Les étudiants vont dans un établissement scolaire catholique où des démons sèment la pagaille à la recherche d’une «princesse». L’héroïne, empotée, sort sa croix et demande à ces amis de se repentir dès qu’ils placent un mot de travers.

Notes

  1. Un «code graphique» ou «symbole graphique» n’est pas une simple marque de style. C’est un élément graphique qui revient avec régularité dans les bandes dessinées japonaises, et qui possède une signification. Cela peut être une goutte de sueur, un saignement de nez… plus d’informations à ce sujet dans Den Sigal, Grapholexique du manga, Eyrolles, Paris, 2006.
  2. On peut aussi le formuler ainsi : «[…] éléments simples du récit qui ne jouent pas de rôle essentiel dans l’histoire et dont la forme […] est culturellement figée. Leur fonction est de tracer le cadre géographique, historique, psychologique, du récit.» Jean-Bruno Renard, Bandes dessinées et croyances du siècle, PUF, Paris, 1986, p.13
  3. C’est un article paru dans le numéro 24 d’Animeland, traitant des influences graphiques, qui déclencha en moi ce passe-temps…
  4. Durant l’Ere Meiji : 1868-1912.
  5. Je recommande la lecture du livre de François Cheng, Plein et vide, paru aux éditions du Seuil ;  bien que traitant de la peinture chinoise, l’auteur  explique très bien la philosophie asiatique quant au Vide.
  6. Gabriele Fahr-becker, L’art nouveau, Könemann, 2004, p.9.
  7. Ibidem, p.13.
  8. Ibidem, p.16.
  9. Ibidem, p.10.
  10. Tania Velmans, Rendez-vous avec l’art byzantin, éditions du Rouergue, 2007, p.20 : «dans la pratique, il s’agissait de créer des personnages dématérialisés et de les situer dans un espace privé de références rationnelles. Ainsi, la figure humaine fut privée de volume, ses proportions s’allongèrent et le contour foncé, voire incisif, remplaça en grande partie le modelé, ce qui eut pour effet d’aplatir les formes. La ligne pénétra également à l’intérieur des figues pour dessiner les plis des vêtements et contourner les parties anatomiques des visages et des corps.»
  11. Gabriele Fahr-becker, L’art nouveau, Könemann, 2004, p.91.
  12. Dans Magic Knight Ray Earth, les Clamp utilisent des cadres à la manière de Mucha, mais en délaissant le côté purement floral pour des motifs proches de la bijouterie, de l’ossement. Les personnages comme les sorciers sont pourvues de multiplies accessoires très travaillés et devenus des clichés de la fantasy vue par les Nippons. Par contre, la mise en page ne conserve pas les idées développées dans RG Veda.
  13. Notamment sur la final edition où toutes les couvertures possèdent une illustration de ce type.
  14. Les couvertures du shôjo Janus No Kagami (le miroir de Janus), de Miyawaki Akiko, datent de 1983 et montrent des visages de profil, dans des médailles… ainsi que la série Arabesque, de Yamagichi Ryoko qui a été créé dans les années 1970.
  15. Comme les travaux de Nobuteru Yuki, Clamp bien sur, et bien d’autres.
  16. H.R. Giger, Li II, acrylique, 200 x 140 cm, 1974, Arthouse of Buenden, Suisse.
  17. Très proche de Giger dans le graphisme, un autre créateur qui a inspiré les Clamp est qui est très connu au Japon : Gérard DiMaccio. Mokona Appapa parle des influences graphiques du studio dans l’art book Clamp North side édité par les éditions Pika.
  18. Dans les arts visuels, cela désigne une attitude du corps humain où le poids du corps repose sur une seule jambe, l’autre étant laissée libre et légèrement fléchie et la ligne des hanches fait opposition à celle des épaules.
  19. Au moins dans l’intention — le dessin de Kurumada étant assez… particulier :p
  20. Gaston Bachelard, L’Eau et les Rêves. Essai sur l’imagination de la matière, Paris : librairie José Corti, 1942, rééd. 1991, p.114 et suivantes.
  21. Les  figurations où le corps porté n’est pas inanimé n’ont pas été retenues ; c’est une image romantique qui n’a pas de rapport avec la mort.
  22. Selon le sens occidental adopté par Glénat.
  23. Sailor Uranus est une femme d’allure masculine ayant une relation ambiguë avec Sailor Neptune.
  24. Cf. ici.
  25. Ensemble de doctrines et de croyances portant sur le sort ultime de l’homme après sa mort (eschatologie individuelle) et sur celui de l’univers après sa disparition (eschatologie universelle). Source : dictionnaire Larousse.
  26. Forme le plus souvent elliptique, sorte de gloire, qui entoure la figure de Dieu ou celle du Christ dans certaines représentations du Moyen Âge. Manifestation de la majesté, de la toute-puissance et de la sainteté de Dieu, qui se reflètent aussi dans sa création. Source : dictionnaire Larousse.
Dossier de en janvier 2013