#TourDeMarché (3e saison)

de

(note : cette rubrique reproduit sous forme d’article à fin d’archivage des fils thématiques publiés au départ sur les rézosociaux)

C’est vendredi, le #TourDeMarché est de retour, et même si vous avez probablement vu passer beaucoup de réactions à ce sujet durant la semaine qui vient de s’écouler on va s’intéresser au partage de la valeur entre auteurs et éditeurs, vu par le SNE. C’est parti !
J’avais prévu de poursuivre l’exploration du bilan de l’année 2023 en bande dessinée après avoir décortiqué le top 50 des ventes, et voilà donc que le SNE (Syndicat National de l’Edition) décide de publier une étude qui fait l’effet d’un pavé dans la mare. Largement relayée dans la presse depuis sa publication le 1er février, on peut la trouver ici, avec le communiqué de presse associé pour les gens pressés. Je cite le communiqué de presse en question : « Pour la première fois, le Syndicat national de l’édition (SNE) a mesuré sur la base d’un échantillon représentatif le partage de la valeur générée par l’édition de livres ». Et d’expliquer quelques lignes plus bas les raisons qui ont motivé cette approche : « Dans le cadre des discussions menées en 2023 avec les organisations d’auteurs, le Syndicat national de l’édition a jugé nécessaire d’aborder de manière factuelle et objective la question du partage de la valeur entre auteurs et éditeurs, en réalisant une étude approfondie. »
Avant même de plonger dans les chiffres et les conclusions de l’étude (ne vous inquiétez pas, ça va venir), je voulais juste m’arrêter un instant sur le sous-texte particulièrement chargé que l’on peut discerner dans cette explication apparemment toute simple. Voyez-vous, cela fait quelques années que le torchon brûle entre éditeurs et auteurs au sujet de la rémunération de ces derniers. Le rapport Racine publié en janvier 2020 avait appelé à établir un statut (protecteur) des artistes-auteurs, pointant leur fragilisation marquée. Mais le SNE ne l’entend pas de cette oreille, estimant que l’Etat n’a pas à s’immiscer dans la négociation, et multipliant les sorties dans la presse pour expliquer qu’en fait, « la variable d’ajustement, c’est l’éditeur » (Vincent Montagne, sur France Inter le 12 mars 2020).. Les fameuses « discussions menées en 2023 avec les organisations d’auteurs » ont été particulièrement houleuses, comme lorsqu’en octobre le SNE a refusé la présence d’un avocat au sein des représentants des auteurs lors d’une réunion au Ministère de la Culture.
Tout cela fait que l’affirmation comme quoi le SNE « a jugé nécessaire d’aborder de manière factuelle et objective » le sujet a tout d’une déclaration passive-agressive, visant par ailleurs à dépeindre (en creux) la position de ses opposants comme irréaliste et hystérique. Ambiance.

Une fois ce contexte établi, qui indique que l’on est probablement plus devant un document à charge qu’une étude véritablement « factuelle et objective », on peut se pencher sur le contenu avec l’esprit critique de rigueur. D’ailleurs, il est nécessaire de souligner que non, ce n’est pas « la première fois » que ce genre de document est produit, puisque le cabinet KPMG a publié, au moins sur la période 2007-2015, une « étude des maisons d’édition » qui ressemble furieusement à celle-ci. Pour les curieux, la 9e et dernière édition à avoir été rendue publique est disponible en ligne ici… étude dans laquelle on peut lire en page 9 : « On note cependant des évolutions très marquées par rapport à l’année dernière, en particulier dans les secteurs littérature et BD où le poids des avances auteurs a nettement diminué. » Cela permet également de découvrir toute la poésie du vocabulaire comptable, qui évoque ainsi en page 11 « les charges et coûts auteurs ». On le voit, l’heure n’est pas vraiment aux sentiments. Mais revenons à cette « première » étude 2024, et ce qu’elle nous dit.
« Cette étude a vocation à contribuer à une meilleure compréhension des réalités économiques des éditeurs et à documenter le partage de la valeur entre auteurs et éditeurs », nous dit le communiqué de presse. Ça tombe bien, on a envie de comprendre. On nous explique ainsi que « le CA net éditeur […] se répartit entre les droits perçus par les auteurs (24,8 %) et ce qui est conservé par l’éditeur (17,8 %) pour couvrir ses frais de structure (12,9 %) et contribuer à son résultat d’exploitation avant impôts (4,9 %). » Disons-le tout de suite : si l’on veut bien accepter que tout cela est très factuel (s’appuyant sur le sérieux reconnu de KPMG), on peut fortement remettre en question l’objectivité de la démarche, qui choisit avec soin ce qu’elle montre… et ce qu’elle tait.

Je relève trois sujets en particulier qui me posent problème, que je vais résumer ainsi : « ma réalité compte plus que la tienne », « ne parlons pas d’inégalité, c’est sale » et « ce n’est pas moi qui suis dépensier, c’est toi qui coûtes trop cher ». Installez-vous confortablement, ça va être un peu long.

Le premier point, « ma réalité compte plus que la tienne », se retrouve dans la manière dont l’étude détaille l’ensemble des postes de dépenses de l’éditeur, pour finalement s’attarder sur le résultat d’exploitation avant impôts, sans évoquer une situation similaire du côté des auteurs.

 

« Editeur, c’est un métier » rappellent souvent ceux-ci, soulignant en creux (volontairement ou pas) qu’être auteur, ce serait… autre chose ? Une passion, un caprice, une lubie peut-être ? Mais pas un vrai travail, qui, comme chacun sait, mérite salaire. Cela se traduit par un code couleur différent selon les postes de répartition, en quatre catégories : droits d’auteur (mauve et texte en gras), dépenses liées au livre (bleu), frais de structure (rose, texte en gras) et résultat d’exploitation avant impôt (orange soutenu, texte en gras). Le texte accompagnant ce camembert explique les critères de cette ventilation, s’attardant sur les frais de structure (tout ce qui ne relève pas directement de l’activité éditoriale) et le résultat d’exploitation (qui est ce qui reste avant impôt, bénéfice ou déficit).
Or, mettre sur le même plan les droits d’auteurs, les frais de structure et le résultat d’exploitation en passant sous silence tout ce qui touche à l’activité éditoriale, ce n’est pas être « factuel et objectif », c’est présenter les choses d’une manière très, très discutable. On pourrait ainsi argumenter que les droits d’auteurs venant rémunérer l’activité créative de ces derniers, un minimum de cohérence voudrait que l’on les traitât au même titre que l’activité éditoriale des éditeurs, et donc en les enlevant de l’équation, non ? La réalité, c’est qu’en considérant comme à part la fabrication (qui implique un tiers, l’imprimeur), le rapport des forces est plutôt de l’ordre de 24,8 % pour les droits d’auteurs contre 42,8 % pour les éditeurs. soit presque du simple au double, ce qui est sensiblement différent.
Au passage, on notera le choix de parler des droits d’auteurs en pourcentage du chiffre d’affaires des éditeurs, ce qui les gonfle artificiellement par rapport aux pourcentages généralement évoqués dans la littérature, calculé par rapport au prix hors-taxe du livre. Ainsi, un pourcentage de droits d’auteur de 10 % (soit plutôt bien doté) par rapport au prix hors-taxe correspond à 20,4 % ramené au chiffre d’affaires de l’éditeur. En favorisant cette deuxième vision moins familière, le SNE introduit un effet de grossissement fallacieux. Mais bon, vu ce que l’on vient d’évoquer, on va dire qu’on n’est plus à ça près. « Factuel et objectif », vous vous souvenez ?

Deuxième point assez discutable, « ne parlons pas d’inégalité, c’est sale », que l’on retrouve dans cette manière de placer sur un pied d’égalité auteurs et éditeurs, en niant l’asymétrie structurelle du secteur dans lequel les premiers sont bien plus nombreux que les seconds. Ce sont d’ailleurs les éditeurs qui en parlent le mieux, comme Vincent Montagne dans l’interview mentionnée plus haut : « [L’éditeur] fabrique beaucoup de livres à perte, et il se rattrape sur quelques livres qui sont des grands succès. » Faut-il rappeler que derrière ces livres, il y a des auteurs et des autrices ? Et qu’il y en a donc beaucoup qui ne gagneront pas grand-chose, et quelques rares qui toucheront le pactole (moins la part de l’éditeur, bien sûr) ?
Le modèle économique de l’éditeur repose sur une mutualisation des risques, sur un marché du livre au succès difficilement prévisible. C’est un peu comme le loto, en fait : plus vous jouez de combinaisons, et plus vous avez de chances de gagner. L’éditeur peut se le permettre, parce qu’il sort beaucoup de livres, qui sont chacun candidats au « grand succès », multipliant ainsi ses chances de remporter sa mise. L’auteur ou l’autrice, à l’inverse, ne peut compter que sur son unique livre… sans position de repli.
Lorsque comme dans l’étude de KPMG, on met éditeurs et auteurs sur un pied d’égalité, on escamote une différence fondamentale : d’un côté, un petit nombre d’entreprises qui limitent la prise de risque, de l’autre, une myriade d’auteurs qui perdent plus souvent qu’ils ne gagnent. En fait, l’étude couvre la production de 36 maisons d’éditions, pour un chiffre d’affaires cumulé de 660 millions d’euro. plus précisément, ce sont 9 groupes d’éditions dont les 4 premiers français — 7 d’entre eux figurant dans les 11 premiers de l’hexagone en 2023 selon Livres-Hebdo. Alors que le ministère de la Culture estime à 55 000 le nombre d’auteurs en France, on en recense plus de 1000 publiés par Hachette Livres, 9000 chez Madrigall ou encore 5000 du côté de Média Participations. Oui, ça fait beaucoup.
En reprenant les « conclusions » de l’étude, dans l’hypothèse de 9 grands groupes d’édition qui publieraient 9000 auteurs, chacun des éditeurs récolterait 0,5 % du gâteau comme bénéfice, les auteurs récupérant chacun 0,003 % en droits d’auteurs, soit 180 fois moins. Attention, il s’agit là d’un scénario en mode « super bisounours », qui ne considère que le résultat d’exploitation pour les éditeurs, et qui part sur une option extrêmement irréaliste de seulement 9000 auteurs publiés par l’ensemble des 9 groupes en question. Dans une version plus « réaliste », la prise en compte de l’ensemble des sommes revenant aux éditeurs (hors fabrication et droits d’auteurs) face à une population de 20 000 auteurs aboutit à un ratio de l’ordre de 4000 entre les gains moyens d’un éditeur et ceux d’un auteur.
Ainsi, la concentration des gains des éditeurs s’oppose à l’extrême fragmentation de ceux des auteurs. et représenter ces deux groupes sur le même plan, comme le fait l’étude KPMG, c’est nier la réalité criante de l’asymétrie des rapports de force… asymétrie que l’on retrouve dans la manière dont les institutions traitent le SNE d’une part, et les associations de représentation des auteurs d’autre part — ayant même préféré, dans un premier temps, traiter avec les organismes de gestion de droits d’auteurs.

Dernier point posant problème, « ce n’est pas moi qui suis dépensier, c’est toi qui coûtes trop cher ». un sujet que j’ai déjà abordé ici quand je me suis intéressé au fameux camembert de la répartition du prix du livre, camembert d’origine (et d’utilisation) douteuse. Résumons ce que je disais alors : si au final, les auteurs perçoivent plus (24,8 % ici) que ce qui leur reviendrait normalement selon les termes du contrat (20,4 % pour un taux de 10 % pour les droits d’auteurs), c’est que… l’éditeur a mal fait son boulot. En effet, l’étude page 11 explique le fonctionnement des droits d’auteur, en perpétuant l’erreur qui consiste à les présenter comme une rémunération de l’auteur, alors qu’il s’agit d’une rémunération de l’exploitation de sa création. Nuance importante, qui semble mal passer du côté du SNE.
A la signature d’un contrat (d’exploitation, donc), l’auteur peut recevoir une avance sur droits, appelée « à-valoir », que l’éditeur se rembourse ensuite sur les ventes du livre — ne payant des droits d’auteurs supplémentaire que lorsqu’elle est remboursée intégralement. Si les ventes n’arrivent pas à un niveau suffisant pour ce remboursement, l’étude explique que « dans la pratique, un à-valoir non couvert n’est pas réclamé par l’éditeur. » On critique, on critique, mais en fait l’éditeur il est super sympa, pas vrai ? Mouaif. En fait, l’éditeur n’a pas le droit de réclamer cet à-valoir non couvert, hors cas très particuliers de rupture de contrat par l’auteur, pour non livraison du manuscrit, par exemple. Bref, cela ne relève pas de la grandeur d’âme, mais du simple respect de la loi. Dura lex, sed lex.
Résumons donc la situation : un éditeur et un auteur signent un contrat. l’éditeur paye un à-valoir à l’auteur, et s’accorde sur un pourcentage de droits d’auteur (disons x %) sur la base de ses estimations/prévisions de ventes. et puis l’éditeur commercialise le livre. En simplifiant, pour l’éditeur, l’exploitation commerciale du livre a un point mort : le niveau de ventes auquel l’à-valoir est complètement remboursé. En-dessous, il en est de sa poche, au-dessus, il gagne de l’argent. c’est (presque) aussi simple que cela. Ce que cela signifie aussi, c’est que si pour un niveau de vente situé au-dessus de ce point mort, la part dévolue à l’auteur est de x %, quand on est au-dessous, cette part grossit mécaniquement (puisque l’auteur a perçu tout l’à-valoir). Or, souvenez-vous, l’éditeur est celui qui maitrise la commercialisation, c’est lui qui détermine l’à-valoir sur la base de ce qu’il estime comme potentiel pour l’œuvre. si les ventes ne sont pas au rendez-vous, c’est donc de sa responsabilité. Et si l’on a une part des droits d’auteurs (ici 24,8 %) qui est très au-dessus de ce que les taux négociés dans les contrats prévoyaient (20,4 % du CA éditeur pour 10 % du prix HT), c’est que l’éditeur a mal fait son boulot d’estimation des ventes et de commercialisation. CQFD.
Je résume : un éditeur qui accuse son auteur de plaindre à tort du montant de ses droits, du fait qu’il perçoit un pourcentage du chiffre d’affaires supérieur à ce qui est prévu dans son contrat est un éditeur qui s’est planté dans ses prévisions mais qui refuse de le reconnaître.

Il y aurait probablement encore à redire au contenu de cette étude « factuelle et objective », mais ce fil commence à être vraiment long et il est très possible que la plupart d’entre vous ont lâché l’affaire en chemin. Il est donc temps d’essayer de conclure.
Depuis 2016 au moins, nous avons eu en France plusieurs documents sérieux (enquête auteur des Etats Généraux de la Bande Dessinée, rapport Racine) qui ont souligné et documenté la paupérisation alarmante des auteurs-créateurs, lesquels se sont fortement mobilisés. Le partage de la valeur a été au cœur des débats et des négociations, le SNE refusant toute réglementation sur le sujet, et l’Etat se satisfaisant de rester dans un rôle d’observateur. On peut d’ailleurs se demander ce qui motive le SNE à publier maintenant une étude sur le sujet. C’est tout simple : fin 2023, un rapport et un projet d’initiative législative ont fait inscrire à l’agenda de la Commission Européenne la question d’un statut de l’artiste-auteur au niveau européen. La meilleure défense étant l’attaque, le SNE dégaine la fameuse étude. Etude bien légère, il faut le souligner (13 pages avec de grands camemberts illustratifs, contre 141 pages pour le rapport Racine, par exemple), et qui pose, comme on l’a vu, un bon nombre de problèmes quant à son approche « factuelle et objective ».
Il est donc regrettable que Le Monde ouvre son article sur la fameuse étude avec un « A qui pleurera le plus fort » qui renvoie les revendications des uns et des autres dos-à-dos. Car comme on vient de le voir, il n’en est rien — et alors que Le Monde s’attache à adopter une position « en surplomb » qui ne prend parti ni pour l’un ni pour l’autre, on voit bien que l’objectif du SNE d’escamoter l’asymétrie des rapports de forces a été atteint.

Dossier de en février 2024