Petits Papiers

de

Dans un journal comme Le Monde, aussi important en termes de tirage que de réputation, on s’attendrait à lire des articles qui traitent de leur sujet en profondeur (ou en tout cas de manière moins superficielle qu’ailleurs), et ce, quels qu’ils soient. Pour la bande dessinée, il va falloir patienter.
À la barre, nous appelons aujourd’hui le texte d’Yves-Marie Labé portant sur la réédition et s’intitulant «En BD, la nostalgie fait recette» (8 août 2008). L’abréviation présente dans le titre augure d’une conception passéiste, retardée et évidemment simplificatrice de la bande dessinée (le même journal n’emploie par exemple pas l’abréviation «TV» dans les articles traitant de la télévision publique). On sait d’ores et déjà à quoi s’en tenir. Et c’est bien le problème…

L’article est parsemé de mots et de raccourcis employés de façon rapide, presque désinvolte alors même qu’ils sont riches de sens. Passons rapidement sur le «Eté et chaleur riment avec bande dessinée et bonheur», pathétique introduction révélatrice de la façon dont Yves-Marie Labé considère son objet. Il n’est pas question d’étude mais de distraction, et c’est sur ce registre que l’on le traite.
Le mot le plus emblématique de cette approche infantile est évidemment «album» employé à la place de «livre» : une «intégrale [c’est un] gros volume regroupant deux ou trois albums». Les bandes dessinées partagent ce nom avec les livres pour enfants mais pas avec les «beaux-livres» imprimés en couleur, riches en illustration et disposant parfois de couverture rigide. Ce mot ne renvoie donc pas à ce qu’il signifie vraiment mais à l’image que le journaliste se fait de la bande dessinée.
De fait, si dans l’article aucun autre terme n’est utilisé c’est bien parce que sa vision n’a pas changé depuis les années 1990. Il écrit ainsi au sujet des rééditions : «Les grands éditeurs (Dargaud, Le Lombard, Glénat, Casterman…) disposent du fonds patrimonial adéquat. En revanche, faute d’œuvres anciennes et classiques à leur catalogue, les “jeunes” éditeurs (Soleil, Delcourt…) ou les indépendants (L’Association, Cornélius…) n’y ont pas encore accès.»
On pourrait discuter de la légitimité de ces qualificatifs qui témoignent de sa vision du monde éditorial de la bande dessinée (puisque Soleil, Delcourt, Cornélius et L’Association ont été fondées au tournant des années 1990 et sont toutes indépendantes) mais ce sont plutôt les énormités de cette phrase qui nous intéressent. Elles apparaissent comme symptomatiques d’un regard rouillé qui le conduit à écrire et propager (en sa qualité de journaliste) des erreurs.

Rouillé, Yves-Marie Labé l’est car il est concentré sur les livres de sa jeunesse («Alix, Lefranc, Prudence Petitpas, Michel Vaillant, Spaghetti, Achille Talon, Dan Cooper»). En pleine régression, il oublie le fait que des éditeurs puissent rééditer des livres parus avant leur fondation, en achetant les droits par exemple… Nostalgique, c’est lui qui l’est et c’est donc sur cet aspect qu’il se focalise.
«Les lecteurs sont en terrain connu, “celui des valeurs sûres”» écrit-il. «Les intégrales, au prix plus modique (trois albums en un, pour 25 euros environ)» attirent «la génération des lecteurs nostalgiques», comme lui. C’est cette vision biaisée qui l’amène à ignorer les autres enjeux possibles d’une réédition.
Évacuée donc la stratégie des éditions Soleil qui était de commencer par des rééditions de classiques tels que Rahan, Mandrake, Tarzan et Le Spirit moins coûteux que l’investissement dans des jeunes auteurs. Plus grave encore est l’ignorance des rééditions entreprises par Cornélius et L’Association car, ici, les enjeux ne sont plus financiers.

Quelle peut donc être cette mystérieuse raison qui pousse un éditeur de bande dessinée à entreprendre une réédition si ce n’est l’argent ? Y a-t-il d’autres motivations à une réédition que celle d’Yves Sente (Le Lombard) («la vie d’une BD étant dorénavant très courte, l’intégrale la prolonge») ? Peut-être la même qui poussa Jean-Jacques Pauvert à publier Sade ? L’impératif littéraire existerait-il donc pour la bande dessinée ?
Sans doute puisque Cornélius a entrepris de nombreux chantiers de rééditions remarquables comprenant pêle-mêle l’œuvre de Robert Crumb (un sombre inconnu ?), celle de Shigeru Mizuki (déjà oublié le primé à Angoulême ?) ou encore plusieurs livres d’Osamu Tezuka (encore du manga ! la barbe !). Sans doute encore puisque L’Association réédite Gébé (c’est de la bédé ça ?), Jean-Claude Forest (ah oui, c’est vrai !) et Massimo Mattioli (c’est qui lui ?).
Alors oui, ça semble contredire les propos rapportés de Philippe Osterman (Dargaud) selon qui «la vocation d’un éditeur est de faire vivre son fonds sous une forme ou une autre» mais cela existe et montre donc que ces deux problématiques ne sont pas incompatibles.. Pourtant, Yves-Marie Labé conclut son article par le nom de la collection de rééditions de Glénat qui «comme de juste se nomme “Patrimoine BD”.»
Il est à cet égard curieux et dommage que le journaliste qui affirme en cette phrase l’existence d’un patrimoine de la bande dessinée ait pu oublier les «Prix du Patrimoine» remis à Angoulême depuis 2004. Les palmarès 2007 et 2008 sont pourtant encore faciles à retrouver. Ces remarques ne peuvent que nous conduire à regretter qu’en sa qualité de journaliste chargé de la bande dessinée, Yves-Marie Labé ne suive pas davantage les dernières initiatives de ce festival qui, lui, a continué à évoluer depuis 1990.

Pour Yves-Marie Labé, le lecteur de bandes dessinée est toujours un collectionneur, donc un «nostalgique». De ce fait, au lieu de traiter de toutes ces rééditions qui répondent à une nécessité littéraire, Yves-Marie Labé évoque les publications de «BD à l’ancienne», avec leur «dos toilé, maquette et couleurs d’époque». Celles-ci sont «réalisées à partir de fac-similés qui les font ressembler comme deux gouttes d’eau aux originales» ajoute-t-il. Pourtant, une fois de plus, quelques recherches ici ou voire ailleurs lui aurait permis de constater que la réédition en bande dessinée n’est pas seulement affaire de nostalgiques mais aussi de respect d’une œuvre. Nuance non négligeable puisqu’elle distingue l’enjeu financier de l’enjeu littéraire.

Mais pour la voir, encore aurait-il fallut ne pas considérer ce sujet comme «de distraction» mais «d’étude». Ainsi, lorsque pour faire vite on écrit « BD» au lieu de «bande dessinée», pour faire vite on simplifie et ignore la complexe réalité des années 2000. Nous avons le droit d’attendre mieux des journalistes qu’une vision dépassée et/ou simpliste de la bande dessinée sous prétexte qu’ils en lisent depuis qu’ils sont petits. Il faut grandir maintenant.

Dossier de en septembre 2008