Pour les oiseaux

de

(Florence Cestac, Filles des oiseaux, vol 1 & Harry Mickson & Co., Dargaud, 2016)

Difficile d’imaginer un monde qui se priverait de l’apparition plus ou moins régulière de nouveaux dessins, de nouvelles planches, de nouveaux trophées (ou masques, ou cactus) de Florence Cestac. On s’y ennuierait ferme. Seuls quelques ennemis irréductibles de ce qui surgit de manière intempestive trouveraient, du moins pour les plus nantis d’entre eux, le moyen de tromper cet ennui en se faisant refaire le nez jusqu’à le réduire à néant.

Ce que les ouvrages de Florence Cestac apportent au monde est ce dont il a le plus besoin : des preuves tangibles du fait que ce qui s’y agite (en son intériorité, et plus ouvertement encore en sa surface) est vivant — non seulement les êtres, mais aussi, et surtout, ce qu’ils déposent : les signes, les traces, les traits qui sont, chez elle, toujours, les fruits de la passion. Elle dit : « si je ne peux plus dessiner, je meurs ». Et ce ne sont pas des paroles jetées en l’air car sitôt dit elle passe à l’acte. Comme cela fait quelques décennies que ça dure, la bibliothèque de l’amateur déborde d’ouvrages de sa plume (errata : de son pinceau). Pourtant, lorsqu’elle réalisait ses premiers livres — Mickson alphabet (1979), Harry Mickson n°1 (1980) — de format modeste et guère épais, ils arrivaient au compte-goutte dans les bacs des librairies. Mais — elle l’a raconté à la perfection dans La véritable histoire de Futuropolis — sa rupture avec son jules (précisons : le père de Jules, son fils, alors sous l’emprise du démon de midi) lui a donné des ailes. Devant faire pièce à l’emprise du mal de l’âme (cet excès de bile noire dans le corps que l’on nomme aussi mélancolie) qui l’empêchait de retrouver le chemin de l’encre, elle a fait le plein de « rage de l’expression » et donné un sacré coup d’accélérateur à sa production. Aujourd’hui où paraissent à quelques semaines d’intervalles le premier volume d’une nouvelle « tranche autofictionnelle » et un épais recueil de ses premiers essais déjà sidérants d’invention graphique autour de la figure d’Harry Mickson (qu’elle n’aura finalement jamais abandonnée puisque tous ses personnages passés, présents et à venir, réels ou imaginaires, ont été, sont et seront des transformations graphiques de cet étalon potentiellement ouvert à la variation infinie), la tentation de participer à une opération d’agit-prop en faveur de la camarade Cestac se fait plus que jamais brûlante. Le temps de reprendre son souffle et c’est parti…

1.

Comme tout ce qui est imparable, les livres de Florence Cestac ne se laissent pas facilement commenter. On peut en résumer les fables, mais ce faisant, on risque fort de passer à côté de ce qui ne se laisse pas harponner avec des mots convenus. Les recensions d’albums torchées en quelques lignes arrivent parfois à dire deux ou trois choses de leur contenu (manifeste), mais le plus souvent rien de la forme qui est, chez Cestac, tout sauf un carcan (ses bandes dessinées étant parmi les moins corsetées qui soient). Il faudrait de préférence laisser à ses potentiels lecteurs la liberté de s’y plonger par eux-mêmes, simplement entraînés par quelque signe qui les aura attirés (l’œuvre de Cestac est la séduction même, mais sans racolage).

Commenter, c’est d’abord saisir, ne serait-ce que physiquement, l’exigence du « comment taire ». Pour ouvrir des pistes (seul but acceptable de qui se prétend « critique »), il faut apprendre à la fermer. Et donc chercher des mots qui auraient, non seulement « un sens », mais surtout le pouvoir de faire passer ce qui n’est pas un message, mais une incitation à dialoguer avec cet inconnu qui nous parle — par des traits. Il faut donc élaguer au lieu d’en rajouter (jouer sans jamais surjouer — dialoguer sans emphase). Une voix intérieure nous commande d’y aller (« ces livres sont formidables, il faut le crier sur les toits »), mais on se demande bien comment s’y prendre pour éviter ces deux écueils que sont l’indigence et la cuistrerie. Comme Florence Cestac commence toujours par se cacher (par pudeur — par modestie) en insistant sur les gros nez de ses personnages (ce « Big Noze Art » dont il ne s’agit pas de contester la formidable efficacité, ni d’oublier de s’émerveiller devant le talent de la dessinatrice qui arrive toujours à rendre ses personnages singuliers, parfaitement identifiables — voire ressemblants — malgré cette contrainte du « nez unique », cette démocratie redoutable du tarin proéminent pour les femmes comme pour les hommes, cet ovale non fermé surligné d’un pli bien marqué juste en-dessous des yeux), le « critique » a tendance à se fabriquer, en écho, un masque similaire, tentant de rivaliser avec elle côté humour, déconnant avec désinvolture, histoire de bien montrer que chez nous aussi on ne se prend pas au sérieux (car tout ça est fait avant tout pour dérider le lecteur) et que, générosité oblige, plus y en a, meilleur c’est (« il y en a un peu plus, je vous le laisse ? »), oubliant au passage qu’il y a aussi chez Florence Cestac (et pas qu’un peu) quelque chose de très fin, de plutôt savant (non seulement, elle sait y faire, mais elle en connaît un rayon — pas le genre à confondre Sterrett et Segar), de bien composé, graphiquement admirable, accordé à des idées, des gags, des réflexions qui agissent bien au-delà des effets du « bien senti ».

2.

En écho à Super Catho paru il y a une douzaine d’années sur scénario de Pétillon, mais au fond ne s’y raccordant qu’à travers la narration de ces enfers que le sectarisme religieux (catholique dans les deux cas) fait subir à une jeunesse qui n’a rien demandé (même si quelques ingénu(e)s mu(e)s par le désir de prendre distance avec leur milieu ont pensé trouver en ces institutions un ailleurs plus habitable), Filles des oiseaux est la nouveauté de cette rentrée, le livre le plus personnel de son auteure (certaines préfèrent dire autrice, mais, depuis déjà longtemps — je l’entends clairement prononcer ce mot dès nos premiers entretiens du milieu des années 1980 –, Florence Cestac corrige : autruche) depuis plusieurs années. Bien que l’ayant déjà lu plusieurs fois, on a envie, avant de confier ses impressions à la machine, d’en reprendre une dose, tant il est clair qu’on est encore loin d’avoir tout perçu, tout pénétré, tout éprouvé. Comme toujours les mots ont du mal à venir alors qu’on sent, cette fois encore, qu’il y aurait beaucoup à dire ! Là est le piège. Tout semble si drôle, si limpide, si clair… Comment ne pas taire ce qui dérange cette évidence ? Faisons juste une proposition (ou plutôt un état provisoire d’une proposition qu’il nous faudra corriger au plus vite) : la force de Florence Cestac, en ses opus qui touchent au plus près l’intime, c’est qu’elle nous transmet, mine de rien, une réelle expérience — de la vie, autrement dit : du trait — partageable pour qui sait lire, c’est-à-dire reprendre inlassablement cette lecture jusqu’à en tirer les fruits les plus — comment dire ? — juteux ( ?).

Florence Cestac travaille avec sa mémoire, apparemment des plus vives — mais, ne nous leurrons pas : elle est ici et là trouée, ce qui l’oblige (saine attitude) à réinventer ses souvenirs, donc remettre en jeu les cartes (très finement biseautées) de son « vécu » (cette chose qui se dépose « en-dedans » et qui ne peut quand même pas, après toutes ces années, frétiller comme un gardon péché du jour. Car dieu sait qu’il a vécu, ce vécu : dans le corps, dans la tête, jusqu’à s’altérer, obligeant qui veut en tirer quelque histoire ou en composer quelque image à le reformuler de mille et une façons singulières en veillant à ce qu’il ne perde que le strict minimum de son intensité. Lutte incessante contre l’oubli, dont pourtant le besoin se fait aussi sentir. Passant par le travail du rêve où se retrouvent, quand on s’y attend le moins, certaines sensations que le souvenir a précieusement gardées) — de ce temps des oiseaux. Cette mémoire affutée comme le crayon qu’elle n’utilise plus (préférant prendre le risque du pinceau — bien plus sensuel — pour chaque trait) est sans doute son grand secret : la clef de son art très particulier de la transcription de ce qu’elle a observé, ruminé, repensé, arrangé, amélioré (sans pour autant l’enjoliver — on ne triche pas) en langage bande dessinée.

La jouissance que procure au lecteur Filles des oiseaux est à la hauteur de celle de l’auteure qui s’est manifestement éclatée à faire revivre cet enfer « innocemment » désiré (elle fait partie des ingénu(e)s dont je parlais, car c’est elle — et personne d’autre — qui a décidé d’aller aux oiseaux pour prendre distance avec son milieu). Dessiner aussi scrupuleusement (sans la moindre exagération) tous les poils mal plantés (comme des épines de cactus) des acariâtres bonnes sœurs est un projet, sinon revanchard, disons susceptible de provoquer à fleur de peau de dessinatrice d’agréables frissons.

Mais cette histoire apporte aussi quelque chose de l’ordre d’une « morale générationnelle ». Florence Cestac eut la chance de sortir de cette adolescence corsetée en mai 68 (elle a 18 ans) et de participer à ces fameux événements qui lui auront donné, comme par surprise (même si tout cela était tellement attendu), et (dans son cas) à vie, le goût de la subversion. Étant passée de charybde en scylla, de son milieu petit bourgeois provincial à celui d’une institution catholique complètement dépassée par ce qui ne cesse d’arriver, la suite d’épreuves ici contées aura été au bout du compte nécessaire pour lui permettre de muter, de suivre l’air du temps, de passer à l’âge adulte sans perdre ses rêves d’enfant et devenir ce qu’elle était sans le savoir encore : libre et artiste.

Juste une dernière remarque : seules la dernière case en bas à droite de la planche 51 et la planche 52 et dernière (une seule case, pleine page) sont en quadrichromie. L’album est, dans sa quasi-entièreté, en noir et rouge (un rouge plutôt rouille, comme un afflux sanguin grisé par le souvenir qui est aussi un alcool — les mots manquent pour le définir, mais on peut au moins dire que ce rouge n’est pas celui de la révolution ; bien plutôt un sépia sanguine, oxydé par la corrosion du temps). Cette réduction de la couleur est, chez Cestac, un signe : celui de l’affirmation de l’essentiel — de ce qui lui donne la force de bâtir une œuvre vraiment personnelle et sans concession. Même si dans certains de ses derniers albums, toujours excellents, mais plus « consensuels » (écrits parfois par d’autres : Pennac, Benacquista), elle a repris le contrôle de la couleur où elle excelle (il serait urgent qu’elle retravaille en ce sens certains de ses albums « d’avant », souvent gâchés par certaines vulgarités chromatiques dues à tel ou tel coloriste pressé), ses projets les plus fins, les plus aboutis, les plus ouverts à des relectures infinies, sont en noir et blanc (avec des gris, souvent) ou en bichromie. Filles des oiseaux se rattache à ces merveilles — de Mickson alphabet à Je voudrais me suicider mais j’ai pas le temps — qui ont fait d’elle un(e) des auteur(e)s/autruches important(e)s de notre temps.

3.

Il était temps de faire remonter à la surface ce qui fut le déclencheur de ce qui continue à nous sidérer aujourd’hui : le surgissement d’un « Big Noze Art » qui ne soit pas pure convention bêtasse. Dans sa préface à Harry Mickson & Co, Jean-Luc Cochet dit tout (ou quasiment). Inutile donc d’en recopier les meilleures lignes (même si la tentation est forte de noter que cette préface s’ouvre par une fine allusion au merveilleux film de Jacques Rivette, Céline et Julie vont en bateau, où Céline est remplacée par Florence et Julie par Oncle Walt, ce qui fait vraiment plaisir). Ce livre, riche de plus de 200 pages en noir et blanc (en dehors du premier cahier — celui de la préface — qui est en quadrichromie), reprend en principe tout ce que Florence Cestac a produit, dans les années 1970-80 sous le signe de ce fameux haricot à béret so frenchy dont le nom détourne celui d’un fameux détective d’outre-Manche que Jean Ray a rendu immortel (les épisodes mettant en scène Edmond-François Ratier, le cousin d’HM accro à la Série Noire, ayant déjà été réédités en 2007 par Six pieds sous terre). Tout, ou presque, car il manque inévitablement ce qui a été perdu (même s’il y a — ô joie — quelques inédits, retrouvés dans les tiroirs secrets de l’auteure), mais aussi l’intégralité d’un livre, il est vrai assez différent, fait d’une suite de grandes images carrées sous-titrées par du récit : Cauchemar matinal ou Les tourments du jeune Mickson, écrit par Jean-Luc Cochet, qui est une merveille qu’on espère encore trouvable aujourd’hui à peu de frais (c’était le second et dernier ouvrage « pour enfants » que Futuropolis avait publié en 1983/84 — le premier, non moins parfait, étant Le tour du monde de Ric et Claire de Willem et Swarte).

Ayant déjà publié quelques essais sur ces années fertiles (Mickson au comptoir & Histoire(s) de Futuropolis[1] ), je ne vois guère quoi ajouter, sinon que cette édition marque un temps fort dans la reconnaissance du travail de Florence Cestac : très bien composée, maquettée par Philippe Ghielmetti alias Dugenou, héritier spirituel du savoir-faire Futuropolis, cette édition est (pour moi) un des événements « patrimoniaux » de cette année (s’il n’est pas retenu dans la liste pour les prix du festival d’Angoulême, ce serait, sinon un drame, une preuve supplémentaire de la stupidité de tout jury — mais qui sait ? Il serait temps de reconnaître que l’œuvre de celle qui reste la seule « grand prix » de la ville n’est pas réductible au seul Démon de midi, son incontestable best-seller qui aura eu le mérite de la projeter enfin en pleine lumière, mais qui ne doit pas devenir ad vitam aeternam l’arbre qui cache la forêt). Mickson & Co grouille de petites histoires, de dessins crobardés à la va-vite ou, au contraire, tracés avec une maîtrise qui nous en bouche un coin ; on y trouve même une longue bande dessinée jadis publiée en 44CC (Les copains pleins de pépins), reprise ici en noir et blanc (selon les vœux de la dessinatrice qui dit qu’elle préfère ainsi ; je me souviens avoir, dans le temps, vanté dans les Cahiers de la bande dessinée, le travail de la couleur sur le papier centaure ivoire de l’édition Futuropolis d’origine), et qui aurait dû n’être que le premier épisode d’une longue série (le second, paraît-il achevé, ayant été détruit au cours d’une crise particulièrement sévère de mélancolie, il ne nous reste plus que les yeux pour pleurer, cette « intégrale » nous permettant de contempler ses inédites dix-sept premières pages que Cestac a tenté de redessiner après coup, ne pouvant aller plus loin, et qu’elle reprendra peut-être un jour).

Harry Mickson & Co retrace l’histoire de l’invention d’une écriture. La bande dessinée devrait toujours être de cet ordre — et rien d’autre (mais c’est bien plus rare qu’on ne le croit). Une pierre fondatrice et une étoile des plus éclairantes dans la constellation Cestac[2].

(17/09-09/10-2016)

Notes

  1. Respectivement dans Avis d’orage en fin de journée et Éclaircies sur le terrain vague (L’Association).
  2. Une exposition de planches, de dessins et de masques de Florence Cestac vient d’avoir lieu à la Galerie Martel (du 16 septembre au 15 octobre 2016 — j’emploie le passé, ce bref essai devant être mis en ligne tout juste avant le dévernissage). Une nouvelle exposition, montrant d’autres travaux, aura lieu prochainement (du 2 au 4 décembre) à la Halle des Blancs-Manteaux à Paris à l’occasion du SOBD (Florence Cestac et Jean-Luc Cochet en sont les invités d’honneur).
Dossier de en octobre 2016