Pour une “BD” artiste

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On a pu lire, sur ce site (à travers des billets comme «Le Masque et la plume», «“Je” est un autre» ou «Le syndrome du prisonnier») ou ailleurs (l’entretien entre Fabrice Neaud et Jean-Christophe Menu publié dans L’Éprouvette n°3), nombre de prises de bec et écrits enflammés ayant trait à ce que certains qualifient de «retour en force de l’autobiographie». Ces prises de position me semblent soulever un problème qu’esquisse Xavier Guilbert : «L’autobiographie avait été (et reste, dans une moindre mesure aujourd’hui) le fer de lance de la bande dessinée indépendante, lui permettant de s’affirmer en genre majeur (adulte) en s’ancrant dans une réalité.» À en croire ces lignes, le fait, pour la bande dessinée, de frayer avec ce que Dominique Viart nomme (dans La Littérature au présent, Bordas, 2005), les «écritures de soi» (p.25) serait ainsi l’occasion de faire table rase de moult «gamineries» et de rompre avec un «9e art» tournant le dos à toute sorte de psychologie.

Certes, mais plus que s’affirmer «adulte» (car démonstration était tout de même déjà faite que la bande dessinée pouvait exister au-delà de toute enfance), ne s’agit-il pas de s’affirmer «artiste» ? L’autobiographie semble en effet constituer le vecteur d’une inscription dans la littérature au sens fort du terme et un genre permettant de se situer dans le champ d’une création dépassant largement le cadre de «l’illustré» ou de la «culture BD» évoquée dans Plates-bandes.[1] Fabrice Neaud n’hésite ainsi pas à affirmer une forme de parenté entre les 5e et 9e arts : «J’avais l’intuition qu’en allant puiser dans ce matériau encore vierge, ou peu s’en fallait, qu’en exploitant ce minerai avec les mêmes outils que n’importe quel auteur littéraire, avec la même exigence et les mêmes convictions (je n’emploierai pas le terme de “sincérité” que je n’aime pas), de nouvelles formes de narration allaient émerger d’elles-mêmes, de nouvelles grammaires».[2]

Utilisant les «outils» de «l’auteur littéraire», la bande dessinée se découvre ainsi un nouveau voisinage, à l’instar de Jean-Christophe Menu se plaçant, dans le même entretien, sous les auspices de Michel Leiris (choix dénotant une véritable recherche puisqu’exemple d’un auteur sans aucun doute majeur aujourd’hui presque totalement oublié). Ce haut patronage et d’autres affiliations semblables semblent pleinement signifiants en termes culturels, et Thierry Groensteen peut ainsi opposer[3] deux «conceptions de l’édition» en se contenant de citer «deux déclarations» : celle de Mourad Boudjellal déclarant apprécier une «BD qui me fait oublier tous mes soucis» et celle de Jean-Christophe Menu s’en remettant à René Char pour expliciter les fondements de son activité.[4] De ce point de vue, l’autobiographie possède avant tout une valeur et peu importe à la limite qu’il s’agisse d’un genre «mineur» (même si semblable position suppose de faire l’impasse sur les écrits d’Augustin, Rousseau, Chateaubriand, Sartre, Gide, Leiris, Perec, Saraute…) ou «majeur» : il suffit de constater qu’il permet de positionner d’emblée la bande dessinée au sein de la littérature et des livres en leur entier, ce qui ne saurait être considéré comme chose négligeable.

Il est dès lors logique que cette «écriture de soi» devienne le flambeau d’une forme «d’indépendance» puisqu’à travers elle se rencontrent une esthétique et une forme d’éthique, ainsi que le suggère Fabrice Neaud dans l’entretien sus-cité : «D’autres explorèrent la bande dessinée différemment, mais, pour moi, le matériau autobiographique me paraissait assez riche, assez vierge et assez noble, en quelque sorte, pour échapper aux mécanismes et aux formes complètement oxydées des récits que les 48CC des années 80 avaient imposés».[5] Se fait ainsi jour une aspiration à une autre pratique mais également à une autre vision de ce que les théoriciens de la bande dessinée nomment volontiers «médium». Et force est de constater que nous sommes ici face à une volonté contrastant fortement avec les mœurs en vigueur dans d’autres pans de l’édition : «littéraire» ne constitue nullement dans les propos de Fabrice Neaud déjà cités un terme galvaudé, mais représente à l’inverse un enjeu et un objet de polémique. De même, le terme de «livre» semble, au sein de Plates-bandes de Jean-Christophe Menu, posséder une valeur et un sens qu’il a ailleurs depuis longtemps perdu.

Permettant «d’échapper» à des «mécanismes» et «formes», l’autobiographie serait ainsi un vecteur permettant d’opérer hors de dispositifs éditoriaux faisant finalement peu de cas de l’auteur. Et force est en effet de constater que l’inscription dans une «littérature du moi» est le propre du «feuilletoniste», comme le montre fort bien le Journal de Georges Simenon. Si cet écrit permit à son auteur d’accéder à une postérité et de dépasser la seule notoriété, c’est qu’y apparaît enfin un écrivain complètement éclipsé par Maigret, son personnage fétiche, et cette tentative d’un créateur pour se dégager de l’emprise de sa créature est menée avec clairvoyance et humour. Les Mémoires de Maigret mettent ainsi en scène le célèbre commissaire reprochant à Simenon de se contenter d’une «vingtaine d’allusions à mes origines, à ma famille» alors que c’est «le même homme à qui il fallut près de huit cents pages pour raconter son enfance jusqu’à l’âge de seize ans».[6]

Tel est en effet, pour reprendre la canonique définition que donne Philipe Lejeune dans Le Pacte autobiographique (Seuil, 1975), le propre de l’autobiographie, en bande dessinée ou ailleurs : poser, à travers sa confusion au sein d’une œuvre avec le narrateur et le personnage principal, la question de l’auteur. Et ce, au sein d’un monde de l’imprimé qui en fait finalement assez peu de cas, serions-nous tentés d’ajouter. Devenir Rousseau, juge de Jean-Jacques, c’est (ainsi que le suggère Jean Starobinski dans Jean-Jacques Rousseau. La Transparence et l’obstacle, «tel», Gallimard, 1979) en un sens instruire le procès d’une condition d’auteur (à succès) prisonnier d’un système faisant de ses propres livres l’instrument d’étranges sociétés (salons en tête) plus que d’une authenticité. Montrer «à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature»,[7] c’est ainsi prendre ses distances avec une «culture» délaissant le créateur au profit de ses seules productions. Ne peut-on trouver semblable «vérité de la nature» dans les Notes (si éloignées de Raghnarok ou des Womoks) d’un Boulet ou encore dans la production d’un Trondheim se permettant de faire des «riens» alors que le monde (du livre) lui demande tant ?

Nous inviter à nous écarter du «tout venant» de la «BD» pour nous placer sur le plan du créateur et de la création : l’autobiographie ainsi pensée n’est en rien le produit d’une «mode» passagère, comme on l’entend trop souvent, mais serait le vecteur d’un véritable projet. À travers elle, la «BD» rejoint l’art en son entier et nous permet de poser une simple question : quel est l’apport des «littératures dessinées» (pour reprendre l’expression d’Harry Morgan) à la littérature (en général cette fois) ? Véritable défi lancé à tous les amateurs et théoriciens, cette nouvelle forme d’«écriture de soi» nous invite en effet à cerner la capacité du «9e art» à renouveler plus de seize siècles de procédés d’écriture. Et comment nier que le mode de représentation du mal si cher à David B., l’inscription dans un «effet d’immédiateté» propre au travail de Frederik Peeters ou le terrible souci d’exactitude dont fait preuve Fabrice Neaud n’apportent quelque réponse à cette belle question ? C’est en tout cas une littérature contemporaine, tantôt présentée comme exsangue ou vivante, que la bande dessinée semble dans semblable optique pouvoir intéresser.

Reste alors un seul problème : la bande dessinée le souhaite-t-elle vraiment ? C’est en un sens la question que posent Jean-Christophe Menu et Fabrice Neaud dans l’entretien sus-cité en s’exprimant sur les propos d’un Thierry Groensteen définissant «l’autobiographie (et le récit de reportage) comme un genre alternatif qui aurait émergé chez les éditeurs alternatifs du fait de leur opposition aux genres traditionnels».[8] Pour le dire autrement : l’autobiographie possède-t-elle une valeur en tant que «créneau nouveau» ou comme «forme» synonyme d’invention et de réelle création ?[9] À cette question, les deux auteurs se contentent de répondre à travers un «manifeste de choses à éviter» et quelques «conseils de […] vieille tapette moraliste», c’est-à-dire à travers une sorte d’art poétique susceptible d’aiguiller tous les auteurs au travail. «Les contours de l’autobiographie, comme ceux du sujet, sont un flou quantique. Et doivent le rester».[10] Semblable position revient à indiquer qu’il reste un espace à explorer, un champ de possibilité, intéressant l’entreprise de création en son entier.

Notes

  1. Jean-Christophe Menu, L’Association, 2005
  2. Fabrice Neaud, Jean-Christophe Menu, «Autopsie de l’autobiographie», dans L’Éprouvette 3, L’Association, 2007, p. 454.
  3. Dans La bande dessinée. Un objet culturel non identifié, éditions de l’An 2, 2006.
  4. Dans La bande dessinée. Un objet culturel non identifié, op. cit., p. 77.
  5. «Autopsie de l’autobiographie», op. cit., p. 454.
  6. Georges Simenon, Les Mémoires de Maigret, Presses de la Cité, 1955, p. 55-56.
  7. Les Confessions, Garnier-Flammarion, 1958, p. 43.
  8. Dans «Autopsie de l’autobiographie», op. cit., p. 469.
  9. Ibid.
  10. Ibid., p. 472.
Dossier de en novembre 2009