[SOB2014] Commentaire de planche : Jean-Claude Forest

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Alors que la cinquième édition du SoBD se tiendra du 4 au 6 décembre prochains à Paris, du9 met à l'honneur quelques-unes des Rencontres de l'édition 2014. Après la Revue de Littérature, voici l'une des analyses de planche qui permettent chaque année de confronter des approches et des manières différentes de parler de bande dessinée.

Je vais vous parler d’une planche extraite d’Hypocrite et le monstre du Loch Ness. C’est une façon de rendre hommage au pays invité [de l’édition 2014 du SoBD], le Royaume-Uni, puisque, nous le savons, l’Ecosse en fait toujours partie.
La planche que je vais vous montrer est extraite de l’édition de cet ouvrage aux Editions du Fromage en 1980. Il s’agit de la page 10, qui est en fait la quatrième planche du récit. Hypocrite, c’est la petite brune piquante qui en case 3, essaie de détruire les murs du château à coup de pioche. Je ne vais peut-être pas rentrer dans le détail de l’histoire qui est particulièrement farfelue, comme toujours chez Forest, mais plutôt attirer votre attention sur quelques points qu’il me semble intéressants à connaître à propos du personnage, de l’auteur, et du destin de cette série.

Je vais donc commencer par le destin éditorial d’Hypocrite, et en particulier de cette histoire d’Hypocrite et le monstre du Loch Ness. Il s’agit en fait du tout premier récit où apparaît le personnage d’Hypocrite, qui est d’abord publié dans les pages du quotidien France-Soir, de février à octobre 1971. La publication se fera tout d’abord en strips, puis en page entière. Les strips vont ensuite être réunis en album, d’abord aux éditions SERG en 1971, puis feront l’objet d’une première réédition aux Editions du Fromage en 1980, et enfin d’une deuxième réédition à L’Association en 2001. Il est étonnant de noter la disparité des formats : la première édition est un format à l’Italienne, la deuxième un format à la française, et la troisième un format carré. Je ne sais pas comment ils s’y sont pris…

Revenons à la planche dont nous allons d’abord commenter le dessin. Hypocrite est un des nombreux tournants dans le style graphique de Jean-Claude Forest, dans la mesure où il marque une nette évolution par rapport au dessin de Barbarella, personnage sans doute beaucoup plus connu, qui est encore marquée « très années 60 ». J’ai un petit peu à dessein choisi cette couverture où l’effet de trame renvoie à des peintres comme Lichtenstein, mais on voit que le trait est assez différent en l’espace de six ou sept ans de temps. Forest était un artiste qui était vraiment capable de s’emparer des évolutions de la mode, il avait une telle maîtrise du dessin que ce n’était pas un problème pour lui de changer d’écriture d’un album à l’autre.
On voit ici comme le trait est beaucoup plus souple, beaucoup plus stylisé, et alors que Forest est quelqu’un qui connaît très bien l’anatomie, on voit comment il s’affranchit d’une certaine forme de réalisme ; on appellerait ça maintenant un « réalisme simplifié ». Mais c’est surtout la sinuosité du trait qui est intéressante, alors que par ailleurs dans le décor, restent des éléments qui sont dessinés dans son style habituel, un dessin plus anguleux et plus réaliste.
Cette évolution se poursuit avec les épisodes suivants, qui sont en couleur, et qui paraissent dans Pilote en 1972 (Hypocrite : comment décoder l’Etircopyh ?, n°667-678, sous-titré : « Grand roman hystérique » et qui tient ses promesses) puis en 1973-74 (Hypocrite : n’importe quoi de cheval, n°738-759). Vous voyez qu’il fait ici un usage de la couleur totalement psychédélique, et pousse un peu plus loin le côté « pop » qu’il a adopté depuis le début, et qui d’ailleurs effraiera tellement les lecteurs de Pilote et de Dargaud que l’on en restera là. Ce qui est bien dommage, parce que c’était quand même une aventure graphique et narrative tout à fait unique en son genre, même à cette époque-là où l’on trouvait beaucoup d’expérimentation.

Je reviens à notre planche pour essayer d’y voir les thématiques que Jean-Claude Forest a développées par la suite. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ce n’est pas la poitrine nue que l’on voit à travers la fenêtre — on sait bien que Forest est amateur de jolies jeunes femmes, qu’il aime beaucoup dessiner les poitrines (on l’a vu et revu dans Barbarella), mais non, ce qui m’intéresse ici, c’est la fenêtre dans laquelle apparaît la-dite poitrine, parce que j’y vois un signe avant-coureur de ce thème de la fenêtre qu’il développera dix ans plus tard dans La jonque fantôme vue de l’orchestre (Casterman, 1981), l’élément de la fenêtre hygiénique. Dans l’extrait que je vous propose ici, le personnage principe découvre en quoi la fenêtre est hygiénique — à travers cette fenêtre, on voit toujours un paysage magnifique, quel que soit l’endroit où on la met.
Il me semble que la fenêtre du Loch Ness est une fenêtre hygiénique — il ne faut pas se laisser abuser par la paire de seins qui y apparaît, mais la mettre en perspective comme thématique fantastique, fantaisiste, onirique. Cette fenêtre est un passage d’un univers à un autre. Gaston comprend d’un coup en quoi la fenêtre est hygiénique : à travers les vitres claires on aperçoit l’océan, une baie calme et bleue, et dans la brume ensoleillée, une villa plantée sur un îlot minuscule, alors que Gaston est en pleine guerre, comme on le voit dans la case précédente, dans un paysage dévasté avec des carcasses de véhicules militaires qui brûlent.

Autre élément intéressant du travail de Forest, c’est son goût pour l’écriture, une écriture très particulière, qui est ce qui m’a le plus parlé dans son travail au début. Un travail de l’écriture, une qualité littéraire absolument unique dans l’histoire de la bande dessinée.
« …Oui, vraiment terrible ! Ô monstre fabuleux, ô chimère, tu es absolument terrible… Enfin… Je veux dire : Madame, vous être vraiment impressionnante ! Est-ce que cela vous ennuierait de bouger un peu ? Comme ça vous êtes à contre-jour et j’aimerais voir votre visage… Est-ce que vous avez des dents de vampire ? »
Un style très écrit, très théâtral, qui assume totalement son manque de réalisme, qui assume totalement d’être éventuellement inattendu dans le domaine de la bande dessinée, surtout qu’à l’époque, la bande dessinée était considérée comme un genre pour les débiles et les attardés mentaux. Un texte de cette qualité littéraire ne s’adresse évidemment pas à des imbéciles. Et ce goût pour l’écriture est devenu une marque vraiment constitutive du travail de Forest. On le retrouve dans les deux images tirées de la Jonque fantôme vue de l’orchestre, où le texte est un récitatif, ce n’est plus un texte prononcé par l’un des protagonistes mais bien un pur commentaire, avec toujours la même qualité littéraire :
« Gaston tourne un moment autour du camion en flammes, autour de la fenêtre surtout, dont aucune vitre n’est brisée ni même fêlée… A droite et à gauche, des cadavres de soldats, une horreur vague et sombre… »
C’est écrit, on n’est pas du tout dans quelque chose de naturaliste, ce n’est pas le propos de Forest. Forest est un styliste, aussi bien du point de vue du dessin que du texte. Ce trait ira en s’affermissant de plus en plus, comme on peut le voir dans cette planche extraite de son tout dernier album, Enfants, c’est l’Hydragon qui passe (Casterman, 1984), prépublié dans les pages d’(à suivre), comme la Jonque fantôme. Voyez la place que prend le texte, qui est à la fois du texte dans une bulle, donc dit par le personnage principal, un texte « off » pour la narration du personnage principal, mais aussi un texte qui n’apparaît pas sur cette planche, un texte écrit en capitales, qui est un texte discursif. Soit trois niveaux de textes, toujours aussi longs — une longueur qui a dû sans aucun doute rebuter des lecteurs, mais qui pour moi fait vraiment qu’un livre de Forest, on s’y replonge avec un ravissement à chaque fois. Il y a un plaisir de la langue et un plaisir du dessin — c’est fabuleusement dessiné.

Dernière petite remarque sur cette planche, c’est qu’elle est oubapienne avant l’heure. Le strip quotidien a cette contrainte qu’il se doit de rappeler brièvement celui de la veille pour le lecteur qui l’aurait raté. Ainsi, le texte est à peu près le même ici dans la dernière case du deuxième strip, et la première du troisième.
« Hypocrite, avez-vous le Loch Ness ce soir, comme il est agité ? Et il n’y a pas un souffle de vent… »
« Le lac est agité ce soir… et il n’y a pas un souffle de vent ! »
« Oh ! yaisse, yaisse », répond Hypocrite, qui ne sait pas du tout parler anglais, puisqu’elle ne sait dire que « Houelle » et « Yaisse », donc avec un sacré accent parisien. Cela fait partie du plaisir que je trouve chez Forest, cette fantasie qui va se loger jusque dans le détail.
Donc une contrainte pratiquement oubapienne avant l’heure, de comment arriver à faire fonctionner quelque chose qui est un strip au départ, avec un vague rappel d’un strip à l’autre, et que cela fasse une planche de bande dessinée dans laquelle il ne se trouve aucune répétition dans le choix des cadrages, alors que le texte présente lui des répétitions imposées par la parution quotidienne. C’est une contrainte très lourde.
J’aimerais aussi pouvoir mettre côte à côte l’édition SERG où il doit y avoir deux strips par page, l’édition des Editions du Fromage qui en comporte quatre, et l’édition de l’Association qui doit en avoir trois. Sacrée combinatoire…

Je ne peux pas finir un commentaire de planche, vous le savez, sans parler du punctum. Qu’est-ce donc que le punctum ? C’est une notion définie par Roland Barthes dans son travail sur la photographie, où il essaye de théoriser le fait que notre œil soit attiré de manière incontournable sur un point dans une photo, alors qu’il ne s’agit pas du sujet principal. Qu’est-ce qui me point — il y a un jeu de mot sur le point, le punctum, et poindre — qu’est-ce qui m’arrête dans une image ?
Je vais revenir sur la case avec la fenêtre et les seins, mais ce qui m’y intéresse, c’est l’espèce de petit gribouillis, dans le coin droit en bas. Quand j’ai ouvert l’album pour le scanner, je me suis dit : « mais qui a griffonné sur mon album ? » Mais non, ce n’est pas griffonné, c’est imprimé. Mais qu’est-ce donc que ce gribouillis au-dessus du verre ? C’est un punctum

Je finis cette présentation totalement hétérodoxe avec, pour ceux qui ne le connaîtrait pas, un portrait très attachant de Jean-Claude Forest, qui était né un 11 septembre 1930, qui est mort prématurément à mon avis un 30 décembre 1998 ; il avait l’intention de faire une suite à l’Hydragon qu’il n’a jamais pu faire, et a laissé des tas d’orphelins et d’orphelines dont je suis, qui continueront d’attendre en vain.
Je vais conclure en le citant. Il s’est exprimé à propos de son propre personnage Hypocrite, qu’il aimait beaucoup et dont il a évidemment souffert qu’il soit arrêté par l’éditeur :
« Quant à mon Hypocrite dessinée […] : si un jour j’ai eu du style, en matière de graphisme, un style affirmé et bien à moi, c’est avec ce personnage. »
Et autre citation : « Cette Hypocrite […] sera, dans un monde hypocrite, la seule à ne pas l’être ».

[Les Rencontres du SOB, cru 2015, se tiendront le dimanche 5 décembre après-midi, dans la Halle des Blancs Manteaux, 48 rue Vieille du Temple, Paris IVe. Détails pratiques et programmation complète sur le site du Salon.]

Dossier de en novembre 2015