[SoBD2015] Revue de littérature

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La Revue de littérature est une table ronde organisée depuis 2012 par le salon SoBD, où plusieurs connaisseurs et spécialistes de la bande dessinée (libraires, théoriciens, journalistes, artistes, etc.) commentent une sélection d'ouvrages traitant du 9e Art parus depuis l'édition précédente du salon.

Renaud Chavanne : Bienvenue dans cette revue de littérature du SoBD 2015, quatrième du nom. Nous allons vous parler d’un certain nombre d’ouvrages sur la bande dessinée qui sont parus dans l’année, mais je vais commencer par une introduction générale sur la production de l’année écoulée.
Depuis la dernière édition du salon[1], on compte une petite soixantaine de titres parus, et je vais en dresser un panorama très rapide.

Il y a eu beaucoup d’ouvrages sur Charlie Hebdo, dont par exemple un ouvrage de vulgarisation sur la caricature dirigé par Pascal Ory (La caricature et si c’était sérieux), ou un très bel album de photos de Arnaud Baumann et Xavier Lambours (Dans le ventre d’Hara Kiri), une des tendances de cette année.
J’ai noté une montée en puissance des publications universitaires, puisque cette année a vu paraître pas moins de trois publications de ce type. Ce sont généralement des publications collectives organisées autour d’une thématique, comme l’ouvrage Bande dessinée et adaptation consacré aux problématiques de l’adaptation — donc adaptation de littérature en bande dessinée, mais aussi adaptation de bande dessinée sur les petits et grands écrans. Ce sont des ouvrages qui mixent des textes extrêmement intéressants avec des choses qui le sont moins.
On a toujours énormément d’écrits sur Franquin et sur Hergé, y compris dans des numéros spéciaux de revues, sur lesquels nous ne nous attarderons pas, comme Les arts et civilisations vu par les héros de Hergé ou encore Les animaux de Tintin. Peut-être plus intéressant, Franquin, le géant du rire chez Lire.

La conférence qui précédait celle-ci était consacrée à la bande dessinée qui évoque la bande dessinée, un mouvement ancien que l’on continue à observer. J’ai noté quatre titres :
Bloc-Notes, Tanitoc, L’Association ;
La révolution Pilote, Nicoby et Aeshmiman, Dargaud : un titre à mon sens moyennement intéressant, mais c’est la première fois que l’on traite de ce sujet en bande dessinée ;
Paquet de Merde, Pierre Paquet, un ouvrage curieux d’un éditeur Suisse. L’éditeur a fait une autobiographie en bande dessinée qu’il a appelé « PDM », dont nous n’allons pas parler parce qu’il ne parle pas de bande dessinée mais qui mérite le détour ;
Le petit livre de la bande dessinée, de Terreur graphique et Hervé Bourhis, qui est une sorte de chronologie illustrée.
Autre point, la multiplication des mémoires : il y a des gens qui sentent que c’est le moment pour eux de raconter leur vie d’auteur de bande dessinée, de témoigner. Pas moins de quatre cette année dont deux que nous évoquerons aujourd’hui :
La Reconstitution, livre 1, Chantal Montellier ;
30 ans avec les Triplés, Nicole Lambert ;
Nous nous sommes tant marrés, de Bruno Léandri chez Fluide Glacial ;
Mémoires d’écriture, Jean Van Hamme ;
L’année dernière, nous avions Druillet. Sur des périodes connues, on commence à avoir des éclairages et des facettes différentes.

Dernier point, et l’on va rentrer dans le vif du sujet, on remarque une multiplication des importations, d’ouvrages étrangers traduits en français. Nous vous parlerons de l’ouvrage Comic strips : une histoire illustrée de Jerry Robinson, de Hong Kong comics qui est une traduction (la version originale a été publiée en anglais et l’auteur est de Hong Kong), du Jack Kirby de Mark Evanier et enfin du livre Tout l’art de Neil Gaiman. Trois de ces quatre titres ont été publiées chez Urban Comics. Il est intéressant de constater qu’on commence à voir paraître une partie de la littérature en français, ce qui la rend donc beaucoup plus abordable.
Mais avant tout, nous allons commencer par vous parler du prix Papiers Nickelés SoBD récompensant le travail de Jean Depelley sur Jack Kirby, deux très gros volumes : Jack Kirby, le super-héros de la bande dessinée. Le vote a été unanime mais pas sans discussions, avec des arguments pour et contre. Durant la remise de prix, nous n’avons pas eu l’occasion d’ouvrir la discussion, mais aujourd’hui nous allons prendre la parole les uns et les autres pour vous donner nos avis.

Harry Morgan : A chaque fois que je viens à des occasions comme le Salon des Ouvrages sur la bande dessinée, on me fait remarquer de façon taquine que j’ai la plume acerbe, l’esprit très critique, acéré, vif ! Et en somme, que c’est systématiquement négatif. J’ose espérer que cette impression soit fausse, mais il n’est pas inexact que j’aime appuyer là où ça fait mal, peut-être parce que j’aime tellement cette littérature secondaire et que je souhaite que le travail soit parfait. Ce qu’elle ne peut être bien évidemment, rien n’est parfait dans ce monde…
A côté des plus grands éloges que j’ai décernés à l’auteur en particulier, j’ai quelques réserves sur l’ouvrage, effectivement. Je pense qu’un auteur doit assumer le fait qu’il a une thèse, qu’il a une position et des idées sur le dessinateur qu’il étudie. Par exemple, dans le cas de Jack Kirby, Jean Depelley pense que la guerre en Europe (à laquelle Kirby a participé) l’a profondément marqué et qu’il souffrait de ce qu’on appelait au moment de la Grande Guerre « une névrose de guerre » — le « shellshock » des anglais. De mon point de vue, ce genre de position (ou toute autre, puisqu’il y en a plusieurs de ce type-là) doit être assumée pleinement par l’auteur. Or ici, l’auteur — même si c’est ce qu’il revendique et que c’est son choix d’écriture : il veut donner les faits bruts, et laisser le lecteur conclure. Seulement, des faits bruts, dans ces deux énormes pavés, il y en a des milliers, et comme le lecteur n’est pas un ordinateur, il ne peut pas conclure. Cela laisse une impression de sismographe : au fil de la lecture, on découvre cette histoire de névrose de guerre, qu’on perçoit comme importante. Puis elle disparaît et réapparaît, parfois de manière plus marquée, et j’ai l’impression (mais c’est subjectif) que plus on s’approche de la fin de l’ouvrage, plus cette histoire névrose de guerre revient. J’aurais aimé que l’auteur assume plus ses choix et affirme qu’il a fait cet ouvrage en particulier pour montrer cet aspect, plutôt que de s’abriter derrière un encyclopédisme — puisque c’est évidemment une mine d’informations primaires.

Manuel Hirtz : Pour moi, ce qui me pose un peu problème (mais je vais montrer que le problème est peut-être un faux problème) est qu’il s’agit en réalité d’une chronologie de la vie et de l’œuvre de Jack Kirby. De mon point de vue on se perd dans des détails à l’infini. Finalement on se demande à qui est destiné le livre : à première vue, à quelqu’un qui connait extrêmement bien l’histoire du comic book et l’œuvre de Jack Kirby. Mais j’ai peut-être tort, puisque ceux qui ont voté pour l’ouvrage ignoraient presque tout du comic book et tout de Jack Kirby, qui au demeurant était un auteur qu’ils n’appréciaient pas à première vue. Le livre leur a en quelque sorte ouvert les yeux, et en ce sens je trouve que c’est un bon livre.

Renaud Chavanne : Oui, c’est tout à fait exact et très surprenant. Pendant la dernière partie du vote avec l’équipe Papiers Nickelés, beaucoup de gens nous ont signalés ne pas être des lecteurs ni des admirateurs de Kirby, et que ce livre leur a révélé des facettes de l’auteur qui méritaient le détour. C’est effectivement mon cas. Alors que Manuel et Harry ont publié un livre sur Kirby, Les apocalypses de Jack Kirby, qui poursuit le travail que Harry a fait dans sa thèse.
Dans le livre de Depelley, on arrive à comprendre de façon plus large les enjeux du milieu du comic book aux États-Unis. On comprend les problématiques du travail en studio, c’est extrêmement bien décrit. On comprend également comment un travail initié par un crayonneur peut être transformé à plusieurs étapes par l’encreur et par la rédaction, on est amené à découvrir un milieu que l’on ne connaît pas. C’est durant le vote qu’on a découvert des réactions unanimes, et tou particulière de l’équipe Papiers nickelés, dont Frémion disait qu’ils n’étaient pas particulièrement calés en termes de comics et que ça a été aussi pour eux une façon de découvrir le milieu.

Antoine Sausverd : Je fais partie comme toi partie des gens qui connaissent mal les comic books et leur industrie mais je suis admiratif du trait ; je fais partie de ces gens pour qui c’est une sorte d’introduction au monde des comics. Je me suis laissé emporter par l’enthousiasme du rédacteur qui m’a fait découvrir plein de détails — peut-être un peu trop, on sent le travail de fan sans que ce soit péjoratif. Cependant, pour parler du livre en lui-même, la maquette est un peu catastrophique (rires) : ça ne dessert pas le propos, mais il y a énormément de documents qui auraient mérité une meilleure mise en avant et du choix, des illustrations avec plus de couleurs par exemple…

Renaud Chavanne : J’en profite pour vous montrer une des parties intéressantes du travail de Depelley : vous avez plusieurs illustrations qui sont montrées à différentes étapes, après différentes retouches ; on comprend le travail successif des personnes dans les studios en voyant ce genre de choses. Il y a aussi pas mal de crayonnés, choses extrêmement rares puisque logiquement le travail d’encrage arrive tout de suite après. Il se trouve qu’on apprend en lisant ce livre que la Marvel a fait à une certaine époque, l’acquisition d’une machine à photocopier qui lui a permis de faire systématiquement des copies des documents pour archivage avant l’encrage ; même si ce sont des copies qui ne sont pas de très bonne qualité, on peut ainsi voir la différence entre un encrage et un crayonné. La maquette est faite sur un fond noir qui se veut rappeler l’esthétique Kirbyenne, les illustrations sont mises de côté… ce qui ne rend pas les choses faciles à voir, ni forcément très agréable. Le texte est composé intégralement dans une typo bâton fine, un gris très clair difficile à lire. Effectivement, on constate donc des soucis de maquette mais c’est le propre de ce qu’est ce livre. Florian va nous commenter ce qu’il en pense…

Florian Rubis : Personnellement, ça ne me gêne pas au final, parce que cette profusion, cette matière brute me plaît. On a distingué cet ouvrage en toute connaissance de cause, et ça ne gâche pas le plaisir d’élire ce travail de fan dans ce qu’il a de meilleur…

Renaud Chavanne : Nous ne l’avions pas encore dit mais effectivement, c’est un travail de fan. Dans notre littérature, il y un versant considérable fait par des amateurs passionnés qui vont interroger les artistes, collationner d’innombrables documents du plus important au plus négligeable et qui composent un certain nombre de textes à partir de ces recherches. Dans notre sélection, il y a un ouvrage disponible sur le stand de la Crypte Tonique qui est un livre hallucinant, Le catalogue encyclopédique des bandes dessinées de petit format, pour adultes, composé par un passionné qui a recensé en sept volumes cette histoire.
Il y a un côté toujours étonnant dans ces travaux — en l’occurrence celui-ci, qui ne contient pas d’œuvre d’analyse. Si ce travail n’est pas fait par ces gens-là, il ne sera pas fait du tout, puisque ce sont des imprimés qui n’ont pas vocation à être conservés. Si ce travail de recension n’est pas fait, on perd la trace, on perd une partie de l’histoire et Depelley fait partie de ce milieu-là.

Florian Rubis : J’aime beaucoup l’emploi de ce mot : recension, cette matière brute. J’apprécie l’analyse d’Harry Morgan, on se dit qu’une fois qu’on a lu ça on peut en faire ce qu’on veut. Je suis à l’opposé du cas de mon ami, d’Yves Frémion ou d’autres : je connais très bien Jack Kirby et tous les ouvrages en langue originale car je suis tombé dedans petit, et de le comparer avec celui-là ne gâche pas mon plaisir.

Renaud Chavanne : Autre point d’excellence de ce travail, c’est que nous avons eu beaucoup de biographies d’auteurs américains qui ont été écrites par des auteurs français ces dernières années, notamment dans la même collection que l’ouvrage de Harry et d’Emmanuel, à savoir la collection Les Moutons Électriques. Celui-ci n’est pas un ouvrage biographique mais il y en a eu beaucoup — sur Stan Lee, Alan Moore…

Manuel Hirtz : C’est très frappant : il s’agit là d’une analyse de type sémiologique, mais il y a effectivement une première partie qui fait la vie et l’œuvre, puisque le lecteur attend cela. Personne n’achètera un ouvrage sur un dessinateur sans avoir au moins un résumé au début de l’ouvrage de la vie et l’œuvre du dessinateur.

Renaud Chavanne : Il y a encore eu un ouvrage sur Wallace Wood paru l’année dernière chez PLG. Ce sont des ouvrages biographiques où la biographie est construite à partir d’une analyse de l’œuvre, elle n’est pas construite à partir de documents ou d’informations recueillies directement par l’auteur sur l’artiste dont il est question. Or ici, on a une biographie qui a des défauts, mais qui propose un niveau de précision et de détails, avec des parties notamment sur le rôle de Kirby dans la seconde Guerre Mondiale qu’évoquait Harry, où il y a eu un travail de recherche dans les documents d’archive et où il est allé interroger les gens. Les avis sont partagés sur les résultats mais il y a un travail d’historien, ou en tous cas de fan historien, pour aller chercher une information que l’on ne trouve nulle part ailleurs.
Vous qui connaissez mieux que moi la littérature américaine, est-ce qu’on a quelque chose d’aussi précis sur Kirby en Américain ?

Manuel Hirtz : Voilà l’occasion ou jamais de parler du livre de Mark Evanier, Jack Kirby. Les deux ouvrages occupent exactement le même créneau, ce qui est curieux puisque Evanier est le collaborateur de Jack Kirby dans la deuxième moitié de sa carrière, une fois qu’il a quitté Marvel Comics au début des années 1970 ; alors que Jean Depelley est un spécialiste français de l’œuvre d’un dessinateur aujourd’hui disparu. Evanier est lui aussi dans la minutie et le détail de la vie, avec bien sûr l’aspect additionnel qu’il a connu le maître.
Les deux ouvrages se ressemblent par leur aspect polémique : il y a dans ce cas un fil conducteur qui est la description de Jack Kirby comme victime du secteur économique de la bande dessinée.  Je ne sais pas si ça apparaît plus chez Depelley ou Evanier, mais on a quand même l’impression que les gens qui publient des comic books sont à la limite de la pègre. Ils ont des pratiques juridiques avec leurs auteurs qui sont un peu déconcertantes : on a cette impression assez nette que les auteurs se font exploiter. Ça pose d’ailleurs un autre problème dans le cas de Depelley, puisque le lecteur a du mal à faire la synthèse : on dit que Kirby n’a jamais pu récupérer ses planches originales, qu’on lui faisait des contrats impossibles à tenir, etc… et puis on découvre au détour d’un paragraphe que c’est le dessinateur le mieux payé de son temps. Vous êtes lecteur naïf, comment concilier ces différentes choses ?
Du point de vue de la niche éditoriale, on peut dire que ces deux ouvrages occupent exactement le même créneau, c’est la vie du maître minute par minute.

Renaud Chavanne : Le Evanier est d’une grande précision, mais c’est un livre qui se lit en quelques heures — alors qu’il faut deux-trois semaines pour lire le Depelley. On a un niveau de précision chez Depelley qui est supérieur à ce qu’on peut trouver dans les ouvrages américains.

Florian Rubis : Quand vous êtes amateur de Kirby, c’est jouissif. Y compris quand vous connaissez tous ses défauts : vous aimez toujours Kirby quand même !

Harry Morgan : Il y a quand même un problème d’usure, à mesure qu’on se rapproche de la fin de la carrière du dessinateur. Déjà, c’est ce qui est le plus récent, donc c’est ce dont on se souvient le plus si on le connaît par ailleurs. Et puis à la fin il est normalement riche (sauf s’il s’est fait beaucoup exploiter), il est célèbre. Alors il y a le phénomène des foires, conventions et autres — ce sont des choses que l’on voit dans les biographies d’Hergé. Les 150 dernières pages de ces ouvrages sont à mes yeux d’un ennui mortel parce qu’on n’a aucun plaisir à lire qu’il a assisté au festival d’Angoulême et que les gens lui ont fait une haie d’honneur etc.

Renaud Chavanne : On nous a également épargné les cartes qu’il a dessinées et qui étaient vendues dans des tablettes de chocolats…(rires)

Florian Rubis : Il y a le livre de Ray Wyman Jr publié chez The Blue Rose, The Art of Jack Kirby, en grand format et en couverture souple n’est pas inintéressant non plus. Il se classe dans la même catégorie d’Evanier, on retrouve des belles reproductions en couleurs de certaines bandes dessinées de Kirby qui sont rares à trouver comme les Challenger of the Unknown.

Renaud Chavanne : Nous n’avons pas tout dit de cet ouvrage, nous avons parlé des défauts trouvés à la présentation de ce livre, mais c’est tout de même un ouvrage assez solide qui a une couverture souple. Il a été lu par plusieurs personnes et se tient bien alors qu’il est assez lourd (plus d’un kilo). Cet ouvrage édité par la maison d’édition marseillaise Néofélis est un risque financier encouru par des fans passionnés qu’il faut récompenser. C’est aussi un travail d’éditeur qui par passion, accepte de faire ce genre de travail qu’on ne pourrait faire nulle part. Cet ouvrage a été tiré à 1000 exemplaires, cela m’étonnerait qu’il y ait un retirage. L’éditeur cherche encore une traduction américaine mais ça reste hypothétique.

Florian Rubis : Ils ont une piste avec IDW Publishing, un éditeur californien.

Renaud Chavanne : Nous allons rester encore un peu sur Kirby, puisque je vous propose de parler du livre sorti cette année, Les Dieux de Kirby d’Alex Nikolavitch aux éditions Confidentiel.

Harry Morgan : Il s’agit d’une conférence du conservatoire faite au festival d’Angoulême en janvier 2015, conférence reprise et étendue aux dimensions d’un ouvrage. On reconnaît là la très forte appétence d’Alex Nikolavitch pour tout ce qui est folklore, mythologie légendaire voire religion, puisque son fil conducteur c’est l’échelle de Jacob, cette allégorie qui fait l’intermédiaire entre la terre et le ciel. Je ne sais pas si c’est le symbole ou la métaphore la mieux choisie pour ce que l’auteur cherche à faire, c’est-à-dire un étagement des êtres surhumains dans l’œuvre de Kirby. Il s’en tire fort bien, puisqu’il connaît l’œuvre à fond — avec ce risque chez ces spécialistes de perdre le lecteur dans des détails et minuties, mais comment voulez-vous faire autrement ?
Je ferais une restriction d’importance (gardons le vocabulaire de l’histoire de la religion), puisqu’il s’agit proprement d’un étagement gnostique : une superposition par degrés d’abstraction des êtres entre cette terre et les cieux les plus reculés, l’empiré. Or, il n’est pas possible de le faire directement à partir du corpus : il s’agit d’un feuilleton dessiné et l’auteur va introduire des êtres surnaturels comme Galactus le dévoreur de monde, et dans un deuxième temps comme il faut continuer l’histoire, il faudra bien que ce Galactus soit tenu en échec, puis il s’en ira pour revenir dans une autre série ou dans des épisodes ultérieurs. Dès lors, il devient extrêmement difficile de savoir à quel degré de puissance et donc d’éloignement des réalités terrestres se situe l’être en question. C’est un classement à vue qui paraît simple mais qui est extrêmement difficile.
On s’est tous demandé enfant lequel était le plus costaud de Superman, de Tarzan, de Doc Savage… Il n’y a pas de bonne réponse à cette question puisque par définition, ces personnages tout d’abord n’existent pas dans le monde naturel, et ensuite n’apparaissent que dans des fictions qui par définition sont truquées pour que l’histoire puisse avancer et être résolue. Donc je crains que cette idée d’étagement chez notre auteur se heurte à des difficultés. Il aurait fallu procéder à une analyse peut-être plus complexe et plus savante avant de proposer une autre classification. Sinon l’ouvrage est tout à fait intéressant. Si vous avez manqué la conférence, ne manquez pas de le lire.

Renaud Chavanne : Quelqu’un veut ajouter quelque chose sur ce livre ?

Florian Rubis : Je trouve qu’on retrouve sa verve et ses connaissances, c’est peut-être un ouvrage de circonstance comme l’a indiqué Harry, mais c’est un des sujets intéressant à traiter concernant Kirby : cette espèce de démiurge qui veut réinventer une mythologie en prenant des éléments du passé et des modèles d’autres choses que l’on connaît, retravaillés à sa sauce pour en faire un système cohérent. J’aurais aimé traiter ce sujet parce que je le trouve passionnant — il y aurait beaucoup de choses à dire sur ce sujet-là, c’est peut-être le plus intéressant chez Kirby. Ses conclusions sont intéressantes, on y découvre un certain vitalisme, une sorte d’essence de la violence des super-héros ; on peut penser que Kirby est une espèce de D.H. Lawrence des comics, mâtiné de quelque chose d’un peu plus violent, ça ouvre des pistes intéressantes. J’ai pris plaisir à le lire et j’ai apprécié cet inventaire qu’il fait de tous les continuateurs, ce qui nous permet de nous remémorer comme lorsqu’on était plus jeune toutes les connexions qu’on aurait loupées afin d’être à nouveau au point sur la question. C’est aussi à ça que sert ce type d’ouvrage.

Renaud Chavanne : C’est une chose très intéressante qu’on découvre en lisant ces livres, que le comic book américain est fabriqué par des studios…

Manuel Hirtz : On ne peut pas dire que le comic book Américain soit fabriqué par des studios : la séparation des tâches (qui n’est pas du fait du studio mais d’un atelier d’artiste) commence réellement au début des années 60 lorsque Stan Lee lance les super héros de la Marvel.  Avant, la plupart du temps les dessinateurs faisaient tout eux-mêmes.

Florian Rubis : Non, dès les années 40, les grands auteurs du comics strip commencent à travailler en studio avec des assistants comme Milton Caniff.

Manuel Hirtz : Et les dessinateurs belges travaillent en studio depuis les années 60, enfin…

Florian Rubis : Les américains depuis les années 30.

Renaud Chavanne : Bon, mon point de départ est peut-être erroné, j’étais parti des continuateurs de Kirby dans les années 80 — pas dans les années 40 ni 60. Ensuite, je voulais signaler que ce sont des sortes d’univers qui sont construits par tout un tas de gens qui travaillent de concert les uns avec les autres sous la direction d’éditeurs. On a des constructions assez complexes, et pour des gens qui ne le connaissent pas, on découvre une façon de construire une bande dessinée de manière collective. Peut-être que Kirby a inventé un certain nombre de créations, mais on se retrouve devant quelque chose dont des dizaines de gens se saisissent et qu’ils font évoluer sous contrainte éditoriale. On connaît aussi cela en Europe avec la continuation des Blake et Mortimer, les cahiers des charges par exemple. Ce sont des créations — ce ne sont pas des produits industriels, simplement ce sont des créations sur lesquelles pèsent des contraintes économiques fortes. Il n’y a pas que dans la bande dessinée qu’on connaît cela : les gens qui construisaient des cathédrales avaient des problématiques du même ordre.

Harry Morgan : C’est finement observé, Renaud. On ne peut tout de même pas s’empêcher, du point de vue de l’historien, de penser que dans cette histoire, il y en a un de temps en temps qui a quelques idées et quelques initiatives (dans notre exemple, c’est Jack Kirby), et que pendant les années qui suivent, des petits malins remettent cela dans la moulinette jusqu’à épuisement total du lectorat.

Renaud Chavanne : Ce sont juste des choses que j’ai découvert dans ces livres, je n’ai pas la prétention à dire quel est le vrai du faux dans tout cela.
C’est quand même un livre qui a été fait très rapidement et ça se ressent dans le texte. On a envie de dire aux éditeurs : « prenez un peu de temps, on n’est pas obligé de faire un livre en huit mois » puisque c’est ce qui s’est passé — la conférence a eu lieu fin janvier, le livre est sorti en octobre, donc on a l’impression qu’il manque des bouts de texte. Ensuite, on n’est pas obligé de faire des livres blancs avec ce type de couverture : pour les libraires ça fait des tas de livres que l’on jette, parce que dès qu’il est passé entre trois ou quatre mains, il est tâché.

Notes

  1. Note : nous ne sommes pas tout à fait sur une année calendaire, puisque nous couvrons d’octobre-novembre jusqu’à octobre-novembre de l’année suivante.
Dossier de en octobre 2016